D'après Louis Uhlback, Notes et impressions, 1880. [1]

Rumeurs et calomnies au Vésinet (1878)
La triste affaire dite « des nourrisseurs » ou de la « disparition du Vésinet »

Les journaux ont parlé d'une abominable histoire [2], qui ne doit pas s'oublier facilement, et qui doit être retenue au moins par les moralistes et les législateurs quand il s'agira de réviser le code de procédure.
Un domestique disparaît un jour de la maison du nourrisseur qui l'emploie; la rumeur publique croit à un assassinat, et un excellent voisin, se faisant l'écho de la rumeur publique, précise l'accusation. La justice s'empare du nourrisseur et de sa femme, ruine momentanément leur commerce, laisse leurs enfants à l'abandon, les soumet à cette torture de l'instruction secrète qui obtient souvent de faux aveux, comme l'ancienne torture, et va probablement les trainer devant la cour d'assises.
Un témoignage formidable, à vrai dire le seul, mais suffisant pour l'échafaud, vient accabler les prévenus. Leur enfant, un enfant de sept ans, raconte, tout tremblant et tout pâle d'horreur, qu'il a vu son père et sa mère tuer le garçon de ferme disparu. L'enfant précise les détails. Il ne pourrait les inventer. L'homme et la femme se sont précipités sur le malheureux qu'on voulait tuer parce qu'il venait de faire un héritage. Ils l'ont renversé, roulé dans une mare; ils se sont accroupis sur son corps pour l'étouffer, en lui maintenant la tête dans le purin. Ils ne se sont relevés que quand il était mort, et dans la nuit ils ont été enterrer le cadavre.
L'enfant jure devant le bon Dieu, devant la sainte Vierge, les saints anges et le procureur de la république, qu'il ne ment pas ; on le confronte avec les parents, et devant leurs dénégations il affirme de plus belle. Oui, papa, oui, maman, je vous ai vus étouffer le pauvre Lefèbvre.
Les parents se tordaient de désespoir ; le père se jetait aux genoux de l'enfant, le suppliant, comme une grande personne, de dire la vérité, de rétracter ses mensonges, de n'être pas un parricide la mère pleurait. L'enfant, toujours pâle et ferme dans sa déposition, répétait son récit et n'oubliait rien.
C'était une scène horrible et qui rendrait M. Dennery jaloux. [3]

Comment ne pas envoyer, en toute conscience, à l'échafaud des parents si dépravés, qui non seulement ont lâchement assassiné, mais qui n'ont pas même eu cette pudeur dernière d'épargner à leur enfant la vue, les émotions de leur crime ?
Mais voilà que tout à coup le mort reparaît. La prétendue victime a fait un petit voyage et revient, sa succession intacte dans sa poche. Il n'a jamais été égratigné, menacé par ses maitres ; il ne sait pas ce que cela veut dire il s'est toujours parfaitement porté.
L'enfant de sept ans a donc menti ? S'il y a un criminel dans cette famille, c'est le petit parricide ? Quoi ! il a imaginé une fable, l'itinéraire du meurtre, la façon dont on a étouffé et fait râler la victime ? Quelle précocité d'imagination ! On interroge de nouveau l'enfant ; il est bien obligé de convenir devant le mort vivant que ses parents ne sont point des meurtriers ; il avoue alors qu'il a récité une fable apprise par un voisin, que celui-ci lui a inculqué sa leçon et que, sans le voisin, il eût été incapable de faire guillotiner son père et sa mère. Le voisin a été poursuivi comme diffamateur à la requête des nourrisseurs calomniés, et la cour de Paris, doublant les dommages et intérêts accordés par le tribunal de Versailles, a condamné le voisin calomniateur à 3 000 francs d'indemnité. C'est peu. Il en coûte presque autant de dire du mal de don Carlos. Quand on pense que si la prétendue victime n'avait pas eu l'idée de revenir dans le pays, que si ce faux assassiné avait différé son retour de quelques semaines, que si la justice avait été vite en besogne, il aurait pu revenir pour voir guillotiner le fermier et la femme ! [4]


La rumeur - dessin de Cham vers 1870 [5]

Ces trois mille francs empêcheront-ils que ce père et cette mère n'aient été dénoncés par leur enfant ? effaceront-ils cette dépravation, ce souvenir hideux ? Si le voisin condamné est riche, que lui importeront ces trois mille francs ? Ne pourra-t-il pas recommencer ? N'aura-t-il pas empoisonné pour toujours cette existence de la famille ?
Supposez la vie de ces parents continuant à vivre toujours avec cet accusateur. S'ils ne sont pas des esprits délicats, capables de pardon et de pitié pour cet enfant, quelle éducation lui donneront-ils ? Comment résisteront-ils à la tentation de le maltraiter ? Quel ferment de haine ce monsieur, ce voisin, ce pétroleur des âmes n'a-t-il pas jeté dans cet intérieur ? Pour trois mille francs, il est quitte. Courbet a payé plus cher le déboulonnement d'un simple tuyau massif qu'on a pu reconstruire [5], et on maintient en exil des coupables qui certes n'en ont pas fait plus.
Ce n'est pas, au surplus, sur la proportion du châtiment que j'insiste. Quoi qu'un fasse, il y a toujours dans la répression humaine une impuissance qui devrait donner à réfléchir aux criminalistes. Mais je crois très sérieusement que si, au lieu de rester secrète, l'instruction se faisait publiquement, au grand jour, que si on discutait les témoignages, que si on en appelait à tout le monde, un enfant de sept ans n'aurait pas l'importance d'un témoin et reculerait devant la tentation de se venger de quelques taloches en écoutant les conseils d'un voisin et en faisant guillotiner son père et sa mère.
On aurait au moins épuisé toutes les chances d'enquête. Depuis l'affaire de la femme Doise [6], à qui les tortures du secret avaient fait avouer un parricide qu'elle n'avait jamais eu l'idée de commettre, je ne connais rien de plus poignant, de plus dramatique, de plus effrayant pour la justice humaine que cette histoire du Vésinet. Car c'est au Vésinet que s'est passé ce drame. Quand on pense que le Vésinet n'est pas encore tout à fait habité et que les voisins y sont rares, il faut vraiment que les nourrisseurs en question aient peu de chance pour tomber juste sur un voisin et un voisin de cette sorte.

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    Notes SHV et sources :

     

    [1] Louis Uhlback, dans la rubrique "Notes et impressions"  de La Revue politique et littéraire, Germer Baillière (Paris) n° 28, janvier 1880.

     

    [2]A la suite de La Lanterne (décembre 1877), de nombreux quotidiens (Le Temps, le Gaulois, ...) consacrèrent des  articles à la disparition d'un jeune commis, Edouard Lefèbvre, employé du couple "F.", laitiers-nourrisseurs du Vésinet. Ce couple fut vite décrit comme maltraitant enfants et employés puis accusé du meurtre de leur commis. Le retour de ce dernier mit fin à l'affaire sans autre forme de procès... La condamnation du diffamateur quelques mois plus tard passa inaperçue.

     

    [3] Dennery, Adolphe Philippe (dit Dennery ou d'Ennery) est l'auteur de nombreux romans et pièces de théâtre dits mélodramatiques, la plus connue étant Les Deux Orphelines.

     

    [4] La presse désignait les supposés tortionnaires-meurtriers par "le couple F***" qui exploitait une vacherie au Vésinet : M. F*** était établi laitier au Vésinet, grande rue du village, n°3. Il est âgé de quarante-six ans ; sa femme n'en a que vingt-six. Ils ont quatre enfants. Ses voisins prétendent qu'ils les maltraitaient souvent, et d'une façon des plus brutales. (La Lanterne, n°253). La supposée victime, Edouard Lefèbvre, 19 ans, avait prit du service chez le laitier l'année précédente et avait demandé son congé pour raisons familiales. C'était un Normand, originaire de Presly-Pinel (Seine-Inférieure). Ce "petit bossu" était décrit comme " gai, bon garçon, gouailleur et d'un tempérament doux." Disparu à la mi août 1877, il ne reparut qu'à la mi janvier, alerté par la presse. Il avait fait un voyage pour entrer en possession d'un héritage puis avait trouvé un autre emploi. Le couple F** (Auguste et Célestine Faye) avait subi un mois de détention.

     

    [5] Cham, pseudonyme d’Amédée de Noé (1818-1879) illustrateur, caricaturiste et dramaturge, était apparenté à une famille de fidèles villégiateurs Vésigondins.

     

    [6] Allusion au peintre Gustave Courbet (1819-1877), rendu responsable de la destruction durant la Commune de Paris, de la Colonne Vendôme et qui dût faire reconstruire le monument à ses frais.

     

    [7] Allusion à une célèbre affaire dite de la femme Doise (Rosalie Doise) qui accusée faussement d'avoir assassiné son père, et mise au secret pendant des semaines et des mois, persécutée par les interrogatoires pressants du juge d'instruction, finit par s'avouer coupable. Condamnée le 23 août 1861 aux travaux forcés à perpétuité, elle fut finalement innocentée l'année suivante par l'arrestation des vrais assassins. (Journal des débats, 21 octobre 1862). L'affaire justifia un débat sur l'indemnisation des victimes d'erreur judiciaire.


Société d'Histoire du Vésinet, 2015 - www.histoire-vesinet.org