Hector Pastour, dans L'industriel de St Germain, 24 août 1867.

Un artiste de plus : M. Alexandre

Jamais l'alliance définitive de l'art et de l'industrie ne s'est mieux affirmée qu'à l'Exposition universelle de 1867, et parmi les exposants à qui est due cette heureuse réforme, nous devons citer en première ligne M. Alexandre, éventailliste de l'Impératrice et de presque toutes les cours d'Europe. A vrai dire, ce n'est plus même au commerçant que nous avons affaire, mais à un représentant très habile d'un art très délicat, ressuscité par lui, et nous devons, pour être justes, l'étudier à ce point de vue.
Nous avons été véritablement émerveillés, en visitant l'exposition de M. Alexandre, de l'esprit artistique dont elle témoigne, de la profusion d'idées qu'il y a dépensées, des aquarelles qui complètent les fragiles et charmantes inventions de son imagination, bref, de la persévérance avec laquelle il a placé l'éventail au rang des œuvres d'art, grâce à l'association des plus grands peintres de notre temps.
Voilà près de vingt ans que M. Alexandre travaille et lutte pour son idée victorieuse aujourd'hui, et il nous a paru intéressant de retrouver la trace de ses premiers efforts. Belles et nobles dames, qui souriez derrière vos éventails, songez à la somme de volonté et d'énergie que présente cette frêle merveille.
Au commencement de la carrière de M. Alexandre, nous trouvons Paul Delaroche [1] à qui il avait communiqué ses rêves et ses projets d'amateur du beau, et qui lui répondit : « Ce ne sera pas de trop de toute votre existence pour atteindre votre but, mon enfant ; ne vous découragez pas ; je voudrais que mes yeux affaiblis me permissent de vous peindre un éventail et de participer ainsi à votre œuvre, mais ne craignez rien. Soyez persévérant ; le succès viendra
Et le succès est venu.
Delaroche recommanda M. Alexandre à ses élèves : Gérôme, Hamon, Picou. Ingres lui-même, lui composa un éventail. Horace Vernet commença un projet ainsi qu'il résulte d'un autographe que nous avons sous les yeux et où il témoigne de toute sa bienveillance pour le courageux inventeur. Puis sont arrivées les célébrités de toutes les écoles : T. Couture, Eugène Lami, Vidal, H. Baron, Français, Chaplin, Wild, E. de Beaumont, Isabey, E. Lévy, T. Faivre et tant d'autres dont les petits chefs-d'œuvre forment une collection certainement unique et incomparable devant laquelle s'extasient à l'Exposition les visiteurs les plus étrangers aux choses de l'art.
Le public a une tendance à juger seulement le résultat obtenu, sans se préoccuper de tous les efforts qui l'ont précédé. « Quoi de plus simple, — dira-t-on par exemple — que de faire peindre des éventails ? »
Ce serait-là une injustice, et l'on doit, au contraire, des remerciements à celui qui a eu assez de persévérance pour soutenir un genre essentiellement ingrat, puisqu'il dépend du caprice et de la fantaisie des élégantes, c'est-à-dire de la chose la plus changeante, la plus arbitraire, la plus exigeante qui soit au monde.
Théophile Gautier et Jules Janin ont jadis applaudi aux débuts de M. Alexandre et ils doivent être fiers, devant son œuvre lentement et péniblement accomplie, de celui qu'ils ont protégé.
A défaut de la parole de ces maîtres, nous sommes heureux de pouvoir signaler hautement, non plus seulement l'initiative de M. Alexandre, mais le bel exemple de désintéressement qu'il a donné, car le caractère chez lui vaut l'imagination.

Le bal champêtre (détail) vers 1860-1880, collection particulière © Philippe Fuzeau

Affiche de l'exposition, Boulogne-Billancourt, Ville de Boulogne-Billancourt, 2018.

Un an avant l'Exposition, dans les articles que publiait l'Entr'Acte, il donnait les noms de quatre-vingt-dix artistes, ayant peint pour lui des feuilles d'éventails. La joie de voir l'art se substituer à l'industrie banale dans la fabrication des éventails, lui paraissait préférable au monopole que lui assurait son intelligente audace. Ce sont là des sentiments d'une grande dignité; assez rares aujourd'hui — et toujours pour qu'on les remarque spécialement.
L'Exposition, nous le répétons, apporte une consécration éclatante et méritée à la réputation de M. Alexandre. L'approbation éclairée des connaisseurs et des amateurs les plus difficiles doit le consoler des déboires qu'il a subis, des difficultés qu'il a vaillamment surmontées, et le succès d'aujourd'hui le récompense d'avoir résisté aux défaillances qui l'ont assailli. [2]
Avouons-le cependant, nous sommes un drôle de peuple. Dire qu'il a fallu dix-huit ans pour que nous donnions droit de cité à l'art des éventails, malgré le courage de son promoteur et le talent exceptionnel de ses collaborateurs.
Enfin! si la tâche a été rude, le résultat est glorieux. Les visites impériales, royales et princières, celles du monde élégant, enfin l'admiration, — qui n'est point à dédaigner, — de S. M. le public, ont classé définitivement M. Alexandre, et constaté l'éclatante supériorité de la France dans l'art industriel.

M. Alexandre a été pour l'éventaillerie ce qu'est M. Barbedienne pour le bronze, c'est-à-dire un initiateur et un rénovateur aussi courageux, aussi utile qu'il est modeste. Il a la timidité des gens de mérite ; il doute de lui et poursuit sans cesse le rêve du mieux. C'est une raison de plus pour lui dire très haut que son œuvre est bonne et que son nom aura une place honorable dans l'histoire des beaux-arts du dix-neuvième siècle. D'ailleurs, M. Alexandre, encore jeune et toujours infatigable, n'a pas dit son dernier mot, et, d'ici à quelque temps, on verra à l'Exposition de nouveaux éventails édités par lui, peints par Gérôme, Rosa Bonheur, T. Rousseau, Millet, Fragonard, que sais-je encore? Toute la peinture contemporaine y passera ; elle comprend qu'il s'agit d'aider un homme de courage et de relever un art exquis.

****

    Note et sources.

    [1] Hippolyte de la Roche, dit Paul Delaroche (1797-1856), peintre français, élève de Louis Étienne Watelet puis de Antoine-Jean Gros.

    [2] Au décès de son beau-père Desrochers, le 2 décembre 1847, Félix Alexandre prend la direction de son imprimerie, mais n'opère pas le transfert du brevet. Éventailliste, il pensait, dit-il, ne pas avoir besoin d'un brevet, il a donc fallu lui rappeler la réglementation. Letourmy-Bordier (Georgina), L'éventail de Joséphine à Eugénie,[catalog. expo.], Boulogne-Billancourt, Ville de Boulogne-Billancourt, 2018.

 


Société d'Histoire du Vésinet, 2019 • www.histoire-vesinet.org