D'après Les femmes de Massenet (Massenet II), par Catherine Scholler, Opéra Passion, 2005

Lucy Arbell et Jules Massenet

Dans l'article de Catherine Scholler, Les femmes de Massenet, Jules Massenet (1842-1912) est présenté comme un "homme à femme" et Lucy Arbell figure parmi celles qui ont le plus compté dans sa vie. Le texte qui suit, avec quelques corrections et précisions, est pour l'essentiel tiré de cet article.
On ignore dans quelles circonstances Lucy Arbell fit la connaissance de Jules Massenet [1]. En 1901 (elle avait vingt-trois ans et était peut-être son élève, il atteignait la soixantaine) il lui dédia la mélodie On dit. En 1903, année des débuts de Lucy dans Dalila à l'Opéra de Paris (23 octobre), il lui en dédia une autre, les yeux clos.
Les choses sérieuses commencèrent en 1905, quand Massenet étoffa le rôle de Perséphone dans Ariane, à son attention, lors d'un séjour dans la propriété de Lucy à Saint-Aubin, alors que l'oeuvre était quasi-achevée. En particulier, il rajouta l'air de Perséphone "des roses, des roses". Il nota sur la partition piano-chant manuscrite dont il lui fit cadeau "cette page a été conseillée par Mlle Georgette Wallace et j'ai écrit cela d'après son impression". Ensuite, les roses devinrent une sorte de code entre eux.
Car il y a beaucoup de guimauve dans leur relation. Certains ont voulu y voir l'effet du gâtisme chez Massenet, allégations qui ne peuvent salir que ceux qui les profèrent. Mais il est vrai que les derniers chapitres de mes souvenirs, sont, à mots couverts, un hymne d'amour à sa nouvelle égérie. Et puis, d'autres petites choses: Belle Dulcinée, l'héroïne de Don Quichotte, est presque l'anagramme de Lucy Arbell, et, toujours dans mes souvenirs, le compositeur note que "Don quichotte arrivait comme un baume dulcifiant dans ma vie", allusion à peine voilée, jeu de mot entre dulcifiant, Dulcinée, et donc Lucy.
Autre chose: Il voulut que le décor du premier acte de Thérèse, composé pour elle, rappelle exactement le pavillon de Bagatelle, édifié en 1720 par le maréchal d'Estrée pour sa très jeune femme. Rappelons que le comte d'Artois, frère cadet de Louis XVI en devint propriétaire et fit raser puis reconstruire le pavillon. En 1835, Lord Yarmouth, futur marquis d'Hertford l'acheta, l'agrandit et le légua à sa mort à son fils naturel
sir Richard Wallace, le grand-père de Lucy Arbell. Georgette Wallace avait 9 ans à la mort de son père, 12 ans à celle de son grand père. Elle connaissait peut-être Bagatelle par les récits que lui en fit son père lorsqu'elle était enfant. Toute sa vie elle fut curieuse de cette famille anglaise qui l'a toujours ignorée.
Mais ce ne sont que des anecdotes. Lucy Arbell, intelligente et fine musicienne, fut la seule parmi les femmes de Massenet à lui prodiguer des conseils. En 1906, Massenet se fit installer le téléphone. Il l'appelait souvent pour lui demander son avis au sujet de ses compositions. C'est elle qui lui souffla l'idée de mêler chant et déclamation, et proposa le nom de l'oeuvre, Les expressions lyriques. Le texte de la mélodie Mélancolie pourrait être d'elle.

Thérèse
Lucy Arbell, mezzo soprano, dans Thérèse,
photo de Nadar [atelier],
Ministère de la Culture, NA 238 20424 P

 

..Bacchus
Lucy Arbell, mezzo soprano, dans Bacchus
d'après l'oeuvre de J. Massenet (musique) et Catulle Mendes (livret); photo de Nadar [atelier],
Ministère de la Culture, NA 238 19901 P

Outre Persephone, Belle Dulcinée et Thérèse, Massenet composa pour elle le rôle d'Amahelly dans Bacchus, Colombe dans Panurge, et celui de Posthumia, la vieille aveugle, dans Roma. Ce n'est pas le premier rôle mais c'est le plus dramatique, celui tenu par Sarah Bernhardt dans la pièce. Il commença d'ailleurs la composition par la scène de Posthumia. Massenet lui destinait également le rôle-titre de Cléopâtre.
A partir de 1904, Massenet prit l'habitude de séjourner alternativement dans sa propriété d'Egreville et dans celle de Lucy Arbell à Saint-Aubin sur la côte normande.
Les premiers symptômes du cancer des intestins qui allait emporter Massenet se manifestèrent en 1908, mais il ne commença à en souffrir vraiment qu'à partir de 1910-1911. Il entra à l'hôpital pour des examens, et dès qu'il en sortit, sa femme (Louise-Constance de Gressy dite Ninon), "tranquillisée", retourna à Egreville, lui conseillant d'aller plutôt passer sa convalescence à Saint-Aubin. Elle partit ensuite en cure à Vichy, tandis que Massenet encore chancelant, séjournait une deuxième fois chez Lucy.
La maladie poursuivit sa progression, malgré les attentions de Lucy Arbell. En juin 1912, le compositeur termina Cléopâtre seul à Paris, sa femme étant en voyage depuis mai, il ne la revit pas avant fin juillet. Début août à Egreville l'état de Massenet s'aggrava brusquement, il rentra seul à Paris consulter son médecin, et mourut le 13 août à quatre heures du matin à la clinique de la Chaise où il avait été hospitalisé.
Massenet avait précisé dans plusieurs codicilles à son testament:

Je désire d'une façon absolue pour la création du rôle d'Amadis Mlle Lucy Arbell de l'opéra.
Cette remarquable artiste créera ce rôle et chantera les représentations qui suivront dans le théâtre où l'on jouera Amadis, opéra légendaire en 4 actes, poème de Jules Claretie, de l'Académie française, musique de J. Massenet. Je signe cette déclaration en cas de ma mort et si l'ouvrage est représenté, soit de mon vivant, soit après ma mort.
Signé : J. Massenet
(18 janvier 1912)

Quelques mois plus tard:

Je désire que les représentations d'Amadis dans les théâtres de France ou d'étranger soient donnés avec cette interprète, Lucy Arbell. Le rôle de Cléopâtre a été écrit pour Mlle Lucy Arbell 10, avenue de l'Alma, Paris. C'est elle [souligné deux fois] que je désigne pour la création de ce rôle et les représentations qui suivront de cet ouvrage : Cléopâtre.
Paris, le 29 mai 1912
Signé : J. Massenet

Et un troisième codicille:

Le rôle d'Amadis dans Amadis sera créé par Mademoiselle Lucy Arbell, 10 avenue de l'Alma Paris. C'est elle que je désigne pour cette création à Monte-Carlo & à Paris et aussi dans les autres théâtres qui joueraient aussitôt. Et puis, pour la suite des représentations.
Signé : J. Massenet
(29 mai 1912)

Massenet disparu, l'attitude de madame Massenet envers Lucy changea. En 1914, on choisit Marie Kouznetsova pour le rôle de Cléopâtre, au mépris des volontés du défunt. La nouvelle titulaire était soprano, qu'importe! On transposa la partition en plus de trois cents endroits pour lui permettre de chanter ce rôle écrit pour un contralto.
Lucy Arbell intenta un procès, et le gagna, mais le jugement fut cassé pour vice de forme. La première guerre mondiale éclata et l'affaire fut classée sans suite. Lucy fut de la même façon écartée de la création d'Amadis et d'un projet de film La Navarraise. Lucy Arbell ne chanta Cléopâtre qu'à Bordeaux et à Nantes. Elle abandonna le théâtre en 1922 pour se consacrer à des œuvres charitables. Elle mourut à Bougival en 1947, à l'âge de 69 ans.
Il existe un autre codicille, très émouvant, au testament de Massenet [...]

29 août 1909
Je désire qu'après ma mort, une somme de dix mille francs (frais de succession payés afin que la somme soit nettement de dix mille francs) soit donnée de ma part à Mlle Georgette Wallace demeurant à Paris 10 avenue de l'Alma. Cette somme devra servir à l'achat d'une perle ou d'un bijou que Mlle Georgette Wallace achètera aussitôt elle-même.
Signé : J. Massenet
A Paris, 48 rue de Vaugirard
Ceci est un souvenir de son dévouement pour moi et mon admiration pour l'artiste.

D'après les témoignages, Lucy porta jusqu'à la fin de sa vie un sautoir de perles d'ambre.

[1] Dans la version originale de cet article, Lucy Arbell est dite fille ou petite fille d'un milliardaire Américain, Richard Wallace, née en 1882... Voir la justification des rectifications sur la page de ce site consacrée à la famille Wallace ici.


Société d'Histoire du Vésinet, 2008 - www.histoire-vesinet.org