Extrait du journal L'Ingénieur, 1er novembre 1855

Exposition universelle :
Constructions économiques en béton pisé de M. Coignet

Le béton économique

M. Coignet [1] a entrepris sur les bétons deux séries d'expériences: l'une ayant pour but de rechercher l'extrême bon marché avec une solidité suffisante (A); l'autre ayant pour but une grande solidité sans sortir des limites d'un prix suffisamment inférieur (B). Voici les résultats de ces expériences:

A) Sable, gravier, cailloutis (7 parties); Terre argileuse commune non cuite (3 parties); Chaux non délitée (1 partie).

Ce béton, ou plutôt ce pisé-béton, convenablement broyé et mélangé, a donné des murs d'une dureté à peu près égale à celle du moellon de Paris , mais à coup sur d'une solidité beaucoup plus grande que celle des constructions forme monolithe. Comme les matériaux qui constituent ce pisé-béton se trouvent partout en abondance, on conçoit que le prix de revient en soit très-bas. Il rivalise avec le prix du pisé de terre ; seulement, ce pisé-béton a sur le pisé ordinaire l'incomparable avantage de résister à l'eau, et par conséquent de ne pas exiger de réparations. L'emploi de ce pisé-béton peut être de la plus haute importance pour les constructions agricoles, pour toute espèce de logement à bon marché.
Malgré les résultats satisfaisants obtenus par ce béton économique, M. François Coignet a fait d'autres essais. Il a composé un béton, dans lequel il a introduit, ensemble ou séparément de l'argile cuite pilée ou de la cendre de houille pilée; ce mélange lui a donné un béton durcissant avec une extrême énergie. Ce béton dur et solide peut remplacer les constructions en meulières, en briques ou en pierres de taille, comme le béton économique peut remplacer le pisé et la maçonnerie de moellon. La composition à laquelle s'est arrêté M. Coignet est la suivante :

B) Sable, gravier, cailloutis (8 parties); Terre ordinaire cuite et pilée (1 partie); Cendres de houille pilées (1 partie); Chaux grasse ou hydraulique non délitée (1 partie ½).

Ces matériaux doivent être broyés ensemble d'une manière parfaite. Leur mélange donne un béton qui prend presque instantanément et acquiert en peu de jours une extrême solidité. Avec une faible proportion de ciment de Pouilly ou autre, jusqu'à une partie au besoin, on obtiendrait une dureté plus grande encore. Le prix de revient de ce béton, dans tous les cas, demeure peu élevé. Il est, on le conçoit, subordonné au prix de la chaux, du gravier et de la main d'oeuvre. Dans les plus mauvaises conditions, à Paris par exemple, il a peu dépassé 12 à 14 frs le mètre cube, tous frais payés. Avec des conditions plus favorables pour les transports et la main-d'oeuvre, on l'obtiendrait à 7 frs.
Ce béton figure à l'Exposition, mais il paraît y avoir peu attiré l'attention des membres du Jury qui, souvent, ne songent pas à examiner un produit simple, modeste, et qui cependant recèle le principe d'une véritable révolution.

La Maison Coignet à Saint-Denis

Pour juger l'importance des travaux de M. Coignet, il faut aller à Saint-Denis et y visiter la maison qu'il y a construite, et dont nous donnons aujourd'hui le dessin (voir Planche ci-dessous).
Cette maison est placée sur une terrasse s'élevant au bord de la Seine. Le mur de soutènement représente un cube de 650 mètres. D'après les procédés ordinaires, ce mur, pour obtenir une solidité suffisante, aurait dû être construit en moellons ordinaires avec revêtements en pierres brutes et couvert en pierres de taille. Il eût coûté de 16.000 à 20.000 francs à Saint-Denis en maçonnerie ordinaire; fait en meulières ou en pierres de taille, il eût coûté de 30.000 à 40.000 francs. Ce mur exécuté coûte à M. Coignet 5.000 frs 
[~12.500 €] :

    650 mètres cubes de béton à 7 francs le mètre (4.450 frs) + une rampe en béton moulé (450 frs)

Quant à la maison, elle a 20 mètres de façade, 15 mètres de côté, soit 300 mètres de superficie.
Les fondations, les voûtes des caves, le mur de soutènement, et tous les murs sans exception, sont en béton pisé, ainsi que la corniche, les moulures, cordons, entablements, balustrades, murs d'appui, le tout formant monolithe. Toutes les baies de portes et de fenêtres sont fermées dans leur partie supérieure par des plates-bandes droites ou cintrées , moulées en place en béton pisé. Il n'y a ni chaînage, ni ancres, ni linteaux, ni bois dans les murs. Le béton, réduit en pâte pulvérulente, est porté dans des moules établis sur le mur et y est simplement pilonné. C'est là tout le secret de la main d'oeuvre. En lissant les murs, on obtient des surfaces tellement polies, qu'elles peuvent recevoir les papiers et les peintures sans enduit préalable. Il est facile, pour les papiers, de neutraliser les effets de la chaux.

Maison d'habitation avec un mur de soulèvement sur le Chemin de halage, à St-Denis (Seine), d'après les plans et sous la direction de M. Th. Lachez, architecte.
Entièrement construite en béton pisé par Monsieur F. Coignet, de la maison Coignet Père & Fils, fabricants de produits chimiques.
© L'Ingénieur, 1855 (2e série) - PL. XXXIII

"Pour bâtir une maison pareille et dans d'égales conditions de solidité, nous écrit M. Coignet en réponse aux renseignements que nous lui avons demandés, il eût fallu dépenser peut-être 100.000 francs ; elle me coûte 10.000. Résultat magnifique, conquête bien précieuse dont on ne saurait trop apprécier la portée, et qui se résume dans ces mots si simples et si pratiques de M. Coignet : "Invention à part, j'ai démontré qu'il était possible de construire une maison à bon marché."
Pour l'homme des villes, comme pour l'homme de la campagne, pour l'homme des colonisations, comme pour l'homme de loisir, c'est là une démonstration péremptoire. Nos mœurs ne sont plus à ces constructions énormes et solides, qui imposent aux générations futures les goûts et l'architecture des générations passées.
Qu'une maison abrite une génération, que le pauvre comme le riche puisse l'avoir, la disposer suivant ses goûts, suivant ses ressources, n'est-ce pas là un beau problème résolu. Solution qui a bien son opportunité; car le règne de la pierre dans les constructions paraît fini. Le ciment, le béton, le fer, sont destinés à la remplacer. La pierre deviendra la matière monumentale. M. Coignet va plus loin ; il croit que son béton comprimé aura la résistance et la durée de la pierre ; et comme il marche toujours avec la logique des faits, il cite des maisons ainsi construites à Lyon depuis huit ans, et qui n'ont subi aucune atteinte.

La Maison Coignet en 2006
...après un demi siècle d'abandon.

A Saint-Denis (93) au 77 de la rue alors baptisée des Poissonniers (car le poisson péché à Boulogne passait par là pour arriver à Paris) François Coignet avait fondé au XIXe siècle une usine de colle et d'engrais chimiques.
Il développa ensuite la fabrication du béton et mit au point un nouveau malaxeur, qui lui permit de décupler la production de béton dans un temps donné. Cette avancée technologique a rendu possible la construction de ce bâtiment, unique vestige des établissements Coignet, qui marqua une étape déterminante dans l'histoire mondiale de l'architecture et des techniques de construction. Il s’agit en effet de la première maison en béton , réalisée en 1853 sur les plans de l'architecte Théodore Lachez, afin de démontrer que la "pierre artificielle" pouvait se substituer entièrement aux matériaux traditionnels.

© Cliché Marc Antoine (SHV)

MM. Coignet père et fils & Cie ont construit, nous voulons dire coulé à Saint-Denis une usine pour la fabrication des produits chimiques. Tout est en béton: les caves, les tuyaux d'écoulement, l'égout, les aires d'ateliers, les murs sur lesquels s'appuie une machine à vapeur de 30 chevaux.
Quand on songe aux applications si ingénieuses et si réussies que M. Coignet a faites du béton moulé et comprimé sur le mur même, on se demande pourquoi on n'en généraliserait pas l'emploi pour le drainage des villes et des champs, pour les égouts, pour les ponts de petite portée. Applications bien moins scabreuses que celle dont nous donnions la planche, et dans laquelle des reliefs d'architecture, telle qu'une corniche de 50 centimètres, ont été parfaitement poussés en béton.
Ces conséquences d'un principe reconnu bon, se dérouleront d'elles-mêmes. L'industrie privée, guidée par l'espoir du bon marché, est le meilleur propagateur des idées nouvelles. En signalant aux Ingénieurs, aux Constructeurs ce produit si curieux de l'Exposition, nous avons été heureux de contribuer à relever le mérite d'une découverte trop peu appréciée du Jury. La Presse, l'Ami des sciences, l'Estafette, la Gazette de France, l'ont fait aussi.

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    [1] Le 7 septembre 1855, M. Degousée fils donna à la Société des Ingénieurs civils de Paris communication d'une brochure publiée par J. F. Coignet, sous ce titre : "Sur l'emploi des bétons moulés et comprimés dans la construction des murs en élévation."
    On doit aussi à J.F. Coignet (1) l'organisation de la fabrication du phosphore blanc à grande échelle et à bas prix; (2) la création en France de l'industrie des allumettes de sûreté au phosphore amorphe; (3) l'organisation de l'Industrie de colles fortes et gélatines les plus perfectionnées et sur une grande échelle; (4) l'invention et l'organisation de l'industrie des bétons agglomérés que la ville de Paris a employés pour ses grands travaux d'égouts et l'aqueduc de la Vanne; (5) l'invention du calorifère à flamme retournée.


Société d'Histoire du Vésinet, 2010- www.histoire-vesinet.org