D'après Christiane Fournier pour Cinémonde, n°796, 7 novembre 1949..

Chez Carette au Vésinet

L'année 1949 est une année faste pour Julien Carette. La presse le présente comme le plus populaire des acteurs français et il enchaîne les tournages (dont tous seront des succès et quelques-uns des chefs d'œuvre : Rondes de Nuit, Branquignol, Occupe-toi d'Amélie, Premières Armes et La Marie du Port. Pour Cinémonde, Christiane Fournier va l'interviewer sur un de ces lieux de tournage, « dans un logement étroit et sordide qui réunit les objets les plus hétéroclites et indispensables à la vie du marin : filet de pêche, bouteilles pleines et bouteilles vides, lit bancal, table boiteuse ...» où Marcel Carné met la touche finale aux dernières scènes de La Marie du Port.
Carette, en personne vient accueillir les visiteurs. On le reconnaît à peine avec sa moustache noire et sa barbe de trois jours. « C'est sans doute à cause de mes bacchantes... Pourtant, c'est moi et si vous voulez me voir sans bacchantes, venez demain au Vésinet dit-il. Je redeviens Carette. Finie, La Marie du Port. Et je me raserai, parce que la barbe, c'est pas du truqué ».

Julien Carette devant le portail de sa propriété, 13 avenue du Grand-Veneur au Vésinet.

© Cinémonde, n°796, 7 novembre 1949

 

Julien Carette devant sa maison du Vésinet.

© Cinémonde, n°796, 7 novembre 1949

    [...] Le lendemain, dans un Vésinet peint par Corot, Carette le vrai, vient en personne nous ouvrir la porte. Il fait tiède dans un salon où les parquets sont lustrés comme des glaces. Il fait tiède avec la fenêtre grande ouverte sur l'automne.

    — Parce que c'est moi qui m'occupe de la chaudière, dit Carette. Et quand je m'occupe de quelque chose, ça marche !

    M. Carette est en bras de chemise et en pantalon de pyjama :

    — Vous m'excusez ? C'est ma tenue chez moi : je suis en pyjama et je lis mon journal.

    — Ou plutôt, rectifie la voix de la Douce Raison — celle de la charmante Mme Carette qui vient d'apparaître dans ce cadre charmant — pour dire vrai, il s'assied dans son grand fauteuil, il prend son journal, il met ses lunettes... et il s'endort. [1]

    Avec l'aide méthodique de Mme Carette, on peut essayer de reconstituer une semaine de M. Carette :

    — Mais attention ! dit-il, il s'agit d'une semaine au Vésinet. Quand je tourne, je tourne. Et quand j'ai fini de tourner, j'ai fini de tourner.

    — Allez-vous à la messe, monsieur Carette ?

    — Non, je ne vais pas à la messe, parce que je ne crois pas en Dieu. S'il y avait un Dieu, il n'y aurait pas eu de guerres. Je ne peux pas le remercier pour ses bienfaits, moi qui ai déjà vu deux guerres. Moi, si j'étais Dieu... Donc, le dimanche comme les autres jours, je me lève à 9 heures et demie. Je m'occupe de la chaudière. Je joue avec mon chat. Puis je fais les cent pas d'une fenêtre à l'autre en attendant l'arrivée de ma belle-sœur, l'Américaine du Sud. (C'est la sœur de ma femme.) Nous déjeunons. Et après déjeuner, nous jouons aux cartes. A une sorte de rami que nous a appris la sœur de ma femme, un jeu d'Amérique du Sud. Et puis je lis, je dors. Je fais les cent pas d'une fenêtre à l'autre. Nous dînons. Et après le dîner, nous allons au train pour accompagner ma belle-sœur.

    — Et si vous voulez la nomenclature de tous les jours de la semaine, commente la voix de Douce-Raison, ils sont tous les mêmes ...

Au sujet des avantages que peut procurer la pratique du sport Carette avoue « On a eu tort de ne pas obliger notre jeunesse (la mienne) à évoluer sur les stades, à pratiquer la culture physique, l'athlétisme, les sports d'équité. Aussi je trouve très bonne la nouvelle organisation du sport, forçant jeunes gens et jeunes filles dans les établissements scolaires, sur les terrains, à développer leurs organismes, à accroître leurs facultés physiques...Moi, j’ai toujours regretté de l’avoir pu pratiquer les jeux : football, basket, tennis... pendant mon enfance. »
Ses parents s’y opposaient formellement. A leur insu, il fit de la yole et de l’aviron, ... sans savoir nager ! Quelques années plus tard, à ses débuts au cinéma, il dut s'initier à la natation, au tennis, aux sports d'hiver. Ce devait être éprouvant. Avec son mètre cinquante neuf sous la toise des militaires au conseil de révision, en 1917, son incorporation fut ajournée pour un an pour « faiblesse » ; il sera définitivement réformé pour « faiblesse générale » en mars 1920. [2]

    [...] Il y a les projets, d'un côté de la vie, de l'autre, les souvenirs.

    — Te rappelles-tu ?...

    Chaque film a une histoire. Mme Carette a souvent accompagné son mari, tout en restant en dehors du studio, car elle n'aime ni le maquillage, ni la vie artificielle des comédiens, ni les lumières artificielles des studios. Pourtant elle participe, mais en marge, à la vie de son mari et la plupart de leurs souvenirs sont communs.

    — Et des souvenirs, j'en ai. Pensez donc, depuis mon premier film, au temps du muet. Ce premier film que l’ai tourné avec Dalio. Nous étions acteurs tous les deux. On jouait dans une revue de Jeanson, aux Nouveautés. On tournait le matin et on répétait l'après-midi. Nous nous étions vite habitués aux lumières du plateau. Aussi en revenant aux Nouveautés, nous crions à notre directeur : « Mais c'est d'une tristesse infinie, ici ! Comment voulez-vous qu'on répète sans lumières ? Allons, lumières ! Ou on ne joue plus là-dedans. » On nous regardait comme des phénomènes. Nous aussi nous pensions que nous étions des phénomènes. Enfin le film passe. Jour de gloire. Nous étions assis parmi les spectateurs, Dalio et moi. Quand la dame d'à côté, en nous voyant paraître sur l'écran, dit à haute voix : « Oh ! mon Dieu, ce qu'ils sont mauvais... » Nous avons rabattu notre chapeau sur les yeux et nous sommes partis à pas de loup. D'ailleurs, il s'est passé longtemps avant que quelqu'un nous demande pour un nouveau film. Le suivant, mais après, longtemps après, ce fut La Règle du Jeu, avec Jean Renoir.

    — Et les rêves, monsieur Carette ? Est-ce que c'est de tous vos souvenirs que vous rêvez ?

    — Non, ma foi, pour mes rêves, c'est autre chose. Je ne fais pas de rêves extraordinaires, mais des rêves concrets. Ça présente des inconvénients. De sérieux inconvénients. (En disant cela, Carette mange sa cigarette.) Par exemple, je cavale au studio. On me dit : « Qu'est-ce que vous venez fiche aujourd'hui ?» je réponds : « je viens parce que vous m'avez téléphoné. » Mais personne ne m'a téléphoné. Il ne me reste plus qu'à rentrer chez moi. C’est encore moins grave que lorsque je rêve que ma femme me fait des misères. Je me réveille, je l'insulte : « Tu es une s... comme tes sœurs. »

    Elle doit me prouver que j'ai rêvé. M. Carette nous accompagne jusqu'à la porte de son jardin qu'il ne cultive pas. Ce Vésinet est le jardin de la banlieue de Paris. Tout le monde y vient :

    — Luis Mariano, Jean Kiepura. Nous avons aussi de fameux voisins : c'est Utrillo et son épouse Lucie Valore. Ceux-là, ils n'ont pas besoin de faire du cinéma pour que tout le voisinage les connaisse... [3]

Au Vésinet, Carette lit le journal en pyjama, joue au rami et dort ...

© Cinémonde, n°796, 7 novembre 1949.

 

Au Vésinet, Carette, « Douce-Raison » ... et le chat.

Collection SHV.

 

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    Notes et sources :

    [1] Douce-Raison surnom donné par Carette à Eugénie Garnier (1895-1980) sa seconde épouse. Marié en première noce à Gabrielle Lambert (1900-1976), une artiste dramatique, le 21 juin 1924 et (divorcé le 11 mars 1925) il a épousé en seconde noce, le 26 mai 1931 à Paris 17e Eugénie Marie Augustine Garnier (sans profession).

    [2] Fiche n°1244 (inscrit sous le numéro 183 de la liste du 17e arrondissement) du registre d'incorporation militaire. Fiches matriculaires des hommes recensés dans la Seine (Paris, 17e Arr.) lors de leur vingtième année, en vue d'effectuer leur service militaire.

    [3] Si les personnes citées sont bien des habitants célèbres du Vésinet de l'époque, la maison des Carette au 13 avenue du Grand-Veneur, acquise en 1938, n'est pas à proprement parler « voisine » de celle de Mariano (800m) de Kiepura (1600m) ou d'Utrillo (1400m). Utrillo qui, précisément, s'apprête alors à faire du cinéma (décembre 1949).


Société d'Histoire du Vésinet, 2023 • www.histoire-vesinet.org