Source: Académie des Sciences morales et politiques. - http://www.asmp.fr -

Nécrologie de Jean Cazeneuve
par M. Jean Tulard, Président de l'Académie des Sciences Morales et Politiques, lundi 10 octobre 2005.

Mes chers confrères,
Notre confrère Jean Cazeneuve nous a quittés mardi dernier. Il s'est éteint dans sa quatre-vingt-onzième année. Il était né le 17 mai 1915 à Ussel.
Elu le 26 mars 1973 dans la section Morale et Sociologie, dont il était le doyen, au fauteuil de Maurice Reclus, il était un authentique polygraphe, au sens noble du terme, ce qu'il exprimait modestement en écrivant:

N'ayant pas eu, dès mon adolescence, une vocation très précise, mais des orientations variées, j'ai été amené à embrasser des carrières successives, et, en outre, le hasard a contribué à ces changements d'orientation.

Ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, agrégé de philosophie, docteur en lettres et diplômé de Harvard, Jean Cazeneuve a tout d'abord été pensionnaire de la Fondation Thiers de 1946 à 1948, puis maître de conférences à la faculté des lettres d'Alexandrie jusqu'en 1950. Chercheur au CNRS, il participa à une mission ethnologique chez les Indiens Zunis du Nouveau-Mexique. Devenu maître, en 1959, puis directeur de recherche, de 1964 à 1966, au CNRS, il fut élu professeur de sociologie à la Sorbonne en 1966. Il enseigna également à l'université de Louvain de 1963 à 1964.
S'il fut un maître unanimement apprécié, ce n'est pas par ses activités d'enseignant qu'il accéda à une réelle notoriété, mais par sa brillante carrière dans l'audiovisuel. Après avoir été, jusqu'en 1974, administrateur de l'ORTF et président du comité des programmes de la télévision, il devint le premier président-directeur général de TF1, alors société nationale, où il sut mettre en place une politique de programmation mariant intelligemment "culture et gaieté", comme titra la presse dès fin 1974. Jean Cazeneuve déclarait alors :

Le petit écran doit fournir aux téléspectateurs une occasion de mieux s'insérer dans la civilisation qui est la nôtre. Elle doit aussi leur fournir un moyen de s'évader de la banalité quotidienne. La gaieté est un élément nécessaire à la culture, telle que la télévision peut et doit la dispenser.

Mais, jetant dix ans plus tard, un regard en arrière sur l'évolution des trois chaînes de télévision nées de l'éclatement de l'ORTF, notre confrère déplorait dans les colonnes du Matin un fâcheux recul des "limites de la décence", lui qui estimait qu'il convenait de tenir compte des "goûts du public, ne serait-ce que pour les affiner". Le souci humaniste, on le voit, celui de "l'honnête homme" cherchant à utiliser à des fins nobles les outils de la modernité, fut en effet toujours le sien.

Jean Cazeneuve en 1973,
année de son élection à l'Académie

Bulletin municipal n°25, septembre 1973

Philosophe, sociologue, ethnologue, autorité reconnue dans le domaine de l'audiovisuel, il exerça aussi ses talents, de 1978 à 1980, comme ambassadeur permanent de la France auprès du Conseil de l'Europe à Strasbourg. Quelques années plus tard, en 1988, il put mettre à profit cette expérience de diplomate lorsqu'il succéda à Maurice Schumann à la présidence du Centre d'études diplomatiques et stratégiques. Ses nombreuses activités, comme par exemple la vice-présidence du Haut Comité de la langue française ou encore la présidence du Centre national de la communication, ne le détournèrent pas de notre Académie. Il contribua au contraire très régulièrement, jusqu'à ce que ses forces ne lui permettent plus de participer à nos travaux, au rayonnement de notre compagnie. En 1983, succédant à Suzanne Bastid, il assura une année de présidence consacrée à "la communication". Reprenant des thèmes qui lui étaient chers, il se pencha particulièrement sur l'influence de la télévision sur la culture et sur l'ordre des valeurs, sujets dont l'actualité semble encore plus prégnante aujourd'hui qu'il y a vingt ans.
C'est surtout dans la variété thématique des livres de Jean Cazeneuve – près de 40 en un demi-siècle – que se reflètent sa grande culture et son extraordinaire curiosité intellectuelle. Je ne rappellerai les titres que de quelques-uns : C'est mourir beaucoup en 1944, Les Rites et la condition humaine en 1959, Sociologie de la radiotélévision en 1963, Sociologie de Marcel Mauss en 1968, La Société de l'ubiquité en 1972, Les Communications de masse en 1976, La Raison d'être en 1981, Histoire des dieux, des sociétés et des hommes en 1985, Et si plus rien n'était sacré en 1991, L'Avenir de la morale en 1998.

A qui n'aurait ni connu ni lu notre défunt confrère, cette bibliographie très partielle pourrait donner une impression d'austérité rebutante. Mais ce serait méconnaître un des traits les plus marquants de la personnalité de Jean Cazeneuve : son optimisme et son humour. L'oeil toujours malicieux et le sourire aux lèvres, il irradiait un authentique bonheur de vivre. Parmi ses ouvrages que je n'ai pas cités figurent la Psychologie de la joie, Bonheur et civilisation, Aimer la vie, De l'optimisme, et surtout son dernier livre, magnifique testament philosophique publié en 1999 : Les Roses de la vie. Variations sur la joie et le bonheur. Voilà pour l'optimisme, viscéral et raisonné à la fois, qui faisait écrire à Michel Droit, en juin 1977 dans les colonnes du Figaro, que Jean Cazeneuve était un "prophète du bonheur, nageant avec courage à contre-courant des modes intellectuelles dominantes". Quant à l'humour, il se cristallisa dans deux livres aussi exquis qu'érudits : Le Mot pour rire en 1983 et Du calembour, du mot d'esprit en 1996. Lorsqu'en juin 1999, notre confrère Yvon Gattaz, alors Président de l'Académie, décida de consacrer une séance à "l'humour dans le sérieux", il fit naturellement appel à Jean Cazeneuve. Permettez-moi donc, pour conclure, de citer trois phrases de cette communication, dont la profondeur mérite méditation:

... N'oublions pas que l'humour est une forme de comique baignant dans un contexte sérieux qu'il est chargé de transfigurer....
... En même temps, il enseigne la modération et un certain mépris pour l'outrecuidance...
... Il peut, s'il persiste, devenir un trait de caractère, voire même un art de vivre.

Pour saluer la mémoire de notre confrère, je vous demande de respecter une minute de silence.


Société d'Histoire du Vésinet, 2005 - www.histoire-vesinet.org