J.-M. Dumont, pour « Échos du passé », Bulletin municipal n°29, décembre 1974. Illustrations complémentaires, SHV 2024.[1]

Le cheval évanoui

Vaincus par l'automobile, les chevaux ont définitivement disparu des rues de nos cités. Avant la dernière guerre mondiale, la traction hippomobile conservait encore sa part des transports. Pendant les années sombres de l’occupation, les pénuries de toutes sortes réduisirent à rien la circulation automobile et, sans doute pour la dernière fois, la plus belle conquête de l'homme tint le haut du pavé. Bien que l’entretien d'un cheval coûtât cher, quelques Vésigondins eurent à honneur de sortir un attelage. Telle famille venait faire son marché dans une charrette anglaise tirée, avec parfois un peu trop de fougue, par un superbe anglo-arabe.
Leurs courses terminées, les livreurs de charbon rentraient au grand galop vers les écuries, debout sur leur plateau, rênes tendues, comme les auriges antiques. Le spectacle avait du panache, mais le cheval, même utilisé pour le trait, est un animal capricieux et fragile et les incidents dont il était la cause prirent quelquefois un tour inattendu, ainsi qu'en témoigne cette anecdote.

Le « plateau » du charbonnier,

Sans doute le dernier emploi utilitaire du cheval au Vésinet, subsista jusque dans les années 1960.

 

La charrette anglaise, connaît un vif succès dans la campagne française

où elle est la voiture la plus répandue dans le dernier quart du XIXe siècle et la première moitié du XXe.

 

Promenade en boquet (buggy) près du Lac inférieur,

Aux premiers temps du Vésinet, plusieurs gués avaient été aménagés pour le franchissement des cours d'eau.

Très bien adaptés aux véhicules hippomobiles, ces gués sont devenus inadéquats pour les automobiles. Certains ont disparu,

d'autres ont été conservés pour leur caractère pittoresque.

 

Ancêtre des transports en commun, l'Omnibus de l'Asile

assurait le transport des convalescentes entre la gare de Chatou et l'Asile,

muni de chauffe-pieds en plomb pour le confort des voyageuses...

 

«...Tiens, tiens, tiens, c'est le Printemps qui vient ! »

La Compagnie des Eaux n'avait pas été épargnée par les restrictions. La navette entre le parc à fonte [2] de l'avenue Emile-Thiébaut — alors avenue Maurice-Berteaux, près de la gare — et les installations du bord de Seine se faisait au moyen d'une lourde charrette tirée nonchalamment par un ardennais gris [3] qui, si mes souvenirs sont exacts, répondait au doux nom de « Mouton ». Plusieurs fois par jour, l'équipage parcourait, aller et retour, l'allée de la gare.
Un beau matin de printemps, c'était je crois en 1944, avant le Débarquement, sur le point d’arriver au lac Inférieur, le brave « Mouton » se mit à trembler sur ses jambes. Le charretier qui l'accompagnait, et qui connaissait son cheval, sentit que l'animal était malade. Pour éviter qu’il ne tombât sur la route, il commit une infraction délibérée au règlement et dirigea cheval et voiture sur la pelouse. Bien lui en prit : au bout de quelques pas, l'animal s’écroula sur l'herbe tendre. On détela pour soulager la pauvre bête et l'on alla quérir un vétérinaire. Le diagnostic fut immédiat : coup de sang ! On saigna, et « Mouton », soulagé, parut reprendre un peu de vie.
L'homme de l'art expliqua que l’accident était dû à un picotin trop abondant, au regard d'un travail trop modeste. Quelle ironie, à une époque où les humains criaient famine !
Sauvé d'une mort certaine, le noble animal n'était pas pour autant en état de regagner l'écurie. Au moins quinze jours d'immobilité complète furent prescrits. On aménagea donc sur place une écurie de fortune : quelques bottes de paille furent éparpillées, et, sur des poteaux de bois, une bâche fut tendue. On y ajouta pour le palefrenier le confort Spartiate d'une paillasse et, comme les nuits étaient fraîches, un brasero fut installé à quelques mètres de là.

Chaque jour, les habitants du quartier allaient s'enquérir de la santé du malade qui, peu à peu, reprenait des forces. Ce fut finalement près d'un mois que l’étrange campement demeura sur la pelouse. Et puis, un beau matin, « Mouton » guéri, sans doute ankylosé par l'immobilité, pu se remettre debout et regagner son écurie et, peu à peu, reprendre ses allées et venues habituelles.
Comme toujours, la morale de cette histoire divisa les esprits : les pessimistes se demandèrent pourquoi l'on prenait tant de soin d'une pauvre bête, alors que tant d’hommes mouraient sur les champs de bataille. Les optimistes trouvèrent touchant et rassurant qu'en pleine tourmente, un peu de compassion soit dépensée pour un fidèle compagnon.
En tout cas, l'histoire peu banale de « Mouton », le cheval évanoui, apportait une note insolite qui rompait la monotonie des tristes jours de guerre.

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Le cheval étourdi
A cette anecdote que nous rapportait Jean-Marie Dumont en 1974, nous pouvons en ajouter une autre, découverte dans un journal de province en date du 5 septembre 1924. Elle nous rappelle que le charme désuet de la traction hippomobile pouvait comporter des aspects singuliers qu'on ne peut retrouver dans l'usage de l'automobile. [4]

    UNE VOITURE DE MARAICHER N'EST PAS UN SLEEPING-CAR

    Paris, 4 septembre, Le charretier Kerrien se rendait l'autre nuit aux Halles avec un lot important de légumes. Confiant en son cheval, Kerrien s'était endormi, juché sur ses légumes. Sa surprise et sa terreur furent grandes quand il fut brusquement réveillé sur la voie ferrée de Paris à Saint-Germain, sur laquelle le cheval s'était engagé au passage à niveau du Vésinet, par un cheminot survenu à temps pour éviter une mort horrible au dormeur imprudent, qui risque en outre d'être poursuivi, la fantaisie de son cheval ayant occasionné un retard dans la circulation des trains.

Dès le lendemain, le fait-divers fut repris par plusieurs périodiques, chacun y ajoutant un détail ou développant un aspect édifiant : les choux et les carottes transportés, l'origine bretonne du charretier, le caractère coutumier du fait – les conducteurs endormis sur leurs attelages motivant nombre de verbalisations dressées par les gendarmes ... [5]. Le dénommé Kerrien [6] une fois réveillé essaya vainement de faire tourner son attelage (comptant semble-t-il deux chevaux), engagé sur la voie ferrée sur une centaine de mètres. La charrette étant remplie de légumes, il fallut procéder sur place au déchargement pour effectuer la manœuvre et rendre la voie libre. De ce fait, les trains se dirigeant vers Saint-Germain comme ceux allant à Paris-Saint-Lazare avaient subi un retard d’environ trois quarts d’heure.

Le passage à niveau du Vésinet à l'époque des faits.

A l'annonce d'un train (signalé par une alerte sonore), le cheminot (employé de la Compagnie des chemins de fer) abaissait manuellement la barrière.
Il y avait une maison de garde-barrière auprès de chaque passage à niveau.

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    Notes et sources:

    [1] Jean-Marie Dumont (1928-2023) fut conseiller municipal (1971-1983), vice-président rapporteur de la commission des Affaires Sociales, de la commission du Site et Environnement, membre de la commission des Affaires Culturelles, administrateur et trésorier de l'ACAL.

    [2] Ce parc à fonte était alors le dépôt des conduites en fonte utilisées dans la construction du réseau d'adduction d'eau. Ce terrain de près d'un demi hectare accueillera par la suite un centre technique puis diverses fonctions (ateliers, centre de formation, ... ) avant d'être transformé en immeubles d'habitation à vocation sociale en 2015.

    [3] L’Ardennais est un cheval de trait franco-belge qui provient des Ardennes. Très massif, il est réputé pour sa résistance et sa puissance. Mais sa robe est le plus souvent brune (baie, rouan, aubère). La robe grise est plus fréquente chez le Percheron dont les caractéristiques morphologiques sont similaires. Dans les années 1940, les races de chevaux de trait (Breton, Boulonnais, Belge, etc.) étaient encore très répandues dans toute la France, et dans les armées française et allemande, en particulier pour tracter les canons.

    [4] L’Ouest-Éclair, 4 septembre 1924. L'intérêt de ce quotidien Rennais peut s'expliquer par le nombre de Bretons employés aux activités maraîchères montessonnaises et pouvant être abonnés.

    [5] L’Avenir ; Le Journal ; L’Intransigeant ; La Croix ; L’Écho de Paris (etc.), 5 septembre 1924.

    [6] La famille comptant quatre frères : Pierre François (1901-1953), Hippolyte (1903-1961), Edgar Camille (1905-1949) et Joseph Marie (1911-1967) originaires des Côtes d'Armor, appartenait à l'importante communauté bretonne constituant alors une bonne part de la main d'œuvre maraîchère de Montesson.


Société d'Histoire du Vésinet, 2024 • www.histoire-vesinet.org