Revue de presse, 1-9 août 1909, 17-20 janvier 1910.

L'affaire Addey-Dallemagne ou « le Drame du Vésinet ».

L'agression de l'allée d'Isly [1]

Un drame rapide venait troubler, dimanche soir [1er août 1909], la quiétude des habitants de la petite ville du Vésinet. Dès sept heures et demie le bruit se répandait que Mme Dallemagne, également connue sous le nom [de scène] de Mme Addey, venait de tirer quatre coups de revolver sur Mme Bergé et sur la femme de confiance qui l'accompagnait, Mme Pétel.
[...] Mme Bergé habitait au Vésinet une coquette villa presque enfouie sous la verdure et dont les volets peints en jaune attiraient l'œil. Située sur la route de Croissy, au coin de l'allée de l'Isly, en un endroit assez écarté, cette jolie demeure paraissait être un lieu de repos et de calme.

Allée d'Isly, le pont sur la petite rivière Le Vésinet, allée d'Isly, le lieu du drame.

Mme Bergé, qui revenait de Paris en compagnie de Mme Pétel, regagnait à pied, dimanche soir, vers sept heures, son riant logis. Elles allaient lentement, sans inquiétude et sans crainte, le long de l'allée de l'Isly. La maison était là, tout près, lorsqu'une balle, venue d'on ne sait d'où, siffla à leurs oreilles. Affolées, les deux femmes se retournèrent et virent sortir d'un épais buisson la meurtrière, qu'elles connaissaient bien. Prises de peur, elles voulurent fuir, mais quatre balles de revolver les couchèrent, blessées, sur le bord de la route.
Personne n'avait vu cette scène rapide et quand le frère de la victime, employé au ministère des finances, arriva attiré par le bruit des détonations, la meurtrière avait disparu. D'autres personnes accoururent: Mlle Berger, pensionnaire de la Comédie-Française et fille de la victime; les voisins, les domestiques. Avec des précautions infinies, les deux blessées furent transportées chez elles où le docteur Maison, mandé en hâte, procéda aux premiers soins.

Villa Murette
...une coquette villa presque enfouie sous la verdure et dont les volets peints en jaune attiraient l'oeil. Située sur la route de Croissy, au coin de l'allée de l'Isly, en un endroit assez écarté, cette jolie demeure paraissait être un lieu de repos et de calme.

Cliché, période récente (shv)

Mme Bergé avait reçu deux balles. Une avait pénétré dans la cuisse, l'autre avait éraflé l'aisselle gauche. En somme, ses blessures sont peu graves. Mais Mme Pétel est très grièvement atteinte. Deux balles l'ont également frappée. La première a pénétré dans l'aine, la seconde est allée se loger dans le rein gauche. M. Calbet, médecin de la famille, appelé dès le lendemain matin, ne pouvait encore se prononcer sur l'état de la malheureuse femme de confiance qui souffrait horriblement de ses blessures.
Son acte accompli, la meurtrière regagna sans hâte son hôtel, la Pension du Chalet, rue de l'Eglise, où depuis le 8 juin elle habite sous le nom de Mme Durand. La première personne qu'elle rencontra fut son hôtelière. Elle l'interpella: Mme Mien, il faut que je vous dise aujourd'hui qui je suis. Je me nomme Mme Dallemagne et je viens à l'instant de tirer quatre coups de revolver sur Mme Bergé. Je vais, dans un moment, me constituer prisonnière.

L'Hôtel-Restaurant du Chalet, au bas de la rue de l'Eglise, tenu par Madame Mien, d'où Jeanne-Marie Dallemagne pouvait surveiller les allées et venues des usagers de la Gare (à gauche sur le cliché, détail d'une carte postale d'époque).

Mme Mien fut atterrée, Comment prévoir un tel drame ? nous confia l'hôtelière. Mme Dallemagne vivait ici depuis bientôt deux mois. Elle nous était très sympathique et menait une vie régulière et paisible. Elle allait se promener dans la campagne ou restait dans sa chambre à jouer de la guitare, et elle en jouait fort bien. Rarement elle allait à Paris. Je suis abasourdie.
Mme Dallemagne avait regagné sa chambre. Quelques instants après, les gendarmes, que M. Berger était allé quérir, se présentèrent à l'hôtel. A leur vue, la meurtrière leur dit simplement C'est bien, je vous suis. J'allais du reste me constituer prisonnière. Et, docilement, elle se laissa conduire à la gendarmerie où elle se fit connaître. Après avoir décliné son état-civil, Mme Dallemagne se renferma dans un mutisme absolu.

Au Vésinet on apprend les circonstances du drame par les journaux du lendemain. Une dame "Durand" a fait feu sur Mme Bergé, ancienne sociétaire de la Comédie française, propriétaire d'une villa de villégiature au n°25, route de Croissy, et sa vieille dame de compagnie, Mme Hortense Pétel. Mais les Bergé (mère et fille) qui habitent au Vésinet depuis plusieurs années, sont gens discrets et l'on est loin de soupçonner les causes de la scène tragique.
Peu à peu les nouvelles se répandent, les langues se délient et l'on "jase" volontiers. Les journalistes, à l'affût, apprennent que déjà le 14 juillet Mme Dallemagne [c'est le vrai nom de la dame Durand] avait eu sur le quai de la gare du Vésinet une explication violente avec Mme Bergé. Celle-ci voulait s'opposer à ce que cette dernière montât dans le même wagon qu'elle. Il y eut des injures de part et d'autre, mais ce fut tout. Jeanne-Marie Dallemagne, alors connue sous le nom d'emprunt de "Mme Durand", regagna sa chambre meublée de la rue de l'Eglise
[pension des Chalets], d'où elle pouvait surveiller les allées et venues des gens se rendant à la gare.
Elle fit le guet chaque jour davantage, depuis que cette scène s'était produite. Comme on savait vaguement dans le pays que Mme Marie Bergé "avait des attaches politiques", selon la typique expression d'un voisin, on prenait Mme Durand pour un indicateur de la Sûreté générale. Marie Bergé était une ancienne artiste dramatique et sa fille, Ferdinande Bergé était alors, depuis quatre ans, attachée à la Comédie Française, où elle tenait les rôles d'ingénue, faisant l'objet de critiques élogieuses.
Puis la personnalité et les antécédents de l'agresseur éclaira d'un jour nouveau l'affaire qui fit durant plusieurs semaines la Une des journaux. Mme Dallemagne, avait eu son heure de gloire à l'Odéon sous son nom de scène de Addey. Et elle n'en était pas à sa première agression. Quelques années auparavant, elle avait blessé d'un coup de revolver, en plein boulevard des Italiens, à Paris, Pierre Merlou, alors ministre de France au Pérou [voir encadré].

Pierre Merlou (1849-1909)

Pierre Merlou
18 février 1849, Denguin (Pyrénées-Atlantiques) — 23 novembre 1909, Le Vésinet (Yvelines)

Fils de Jean propriétaire-cultivateur et de Marie Marcou, il épouse le 15 avril 1878 Clotilde-Louise Colas (1847-1928).
Deux enfants (jumeaux) : Jean-Bernard (1886-1916) et Jeanne-Andrée (1886-1965).
Études au Collège Saint-Barbe, à la faculté de médecine de Paris, Doctorat en médecine (1877).
Médecin puis journaliste, fondateur du Bourguignon (1898).
Maire de Saint-Sauveur-en-Puisaye, Yonne (1885-1900); Conseiller général du canton de Saint-Sauveur, Yonne (1880-1904); Député de l'Yonne (1889-1906).
Sous-secrétaire d'État aux finances (1901-1905), Ambassadeur de France à Lima, Pérou (1906-1909).
Ministre des finances durant 271 jours, dans le cabinet [Maurice] Rouvier (17 juin 1905 - 14 mars 1906).
Il convient de mettre au crédit de Pierre Merlou le vote de la loi du 6 août 1905 relative à la répression des fraudes sur les vins et au régime des spiritueux. Cette loi, qui réglemente la chaptalisation et définit le rôle des services des contributions indirectes, est d'une semaine postérieure à celle organisant la répression des fraudes sur les produits alimentaires, et toutes deux jettent en France les bases du droit de la consommation.
Source: Ministère de l'Economie et des Finances

...pour en savoir plus...

Pour s'y retrouver dans cette affaire, reportons-nous aux minutes du procès qui se déroula devant les assises de Versailles quelques mois plus tard, en janvier 1910. L'épreuve du procès sera épargnée à l'un des principaux protagonistes : Pierre Merlou, ancien député de l'Yonne, sous-secrétaire d'Etat aux finances et ambassadeur, a été, selon le président Brégeault, "appelé à un autre rendez-vous, et ce n'est pas la Cour d'assises qui l'a cité". Il était décédé quelques semaines plus tôt, dans la nuit du 22 au 23 octobre, âgé de soixante ans, au Vésinet [clin d'œil du destin], à la clinique du Dr Raffegeau.

Le procès [2]

Versailles, lundi 17 janvier 1910. Aujourd'hui comparait devant la Cour d'assises de Seine-et-Oise, présidée par M. le conseiller Brégeault, la dame Jeanne-Marie Dallemagne, dite Addey, âgée de cinquante ans, ancienne artiste dramatique, accusée de tentative d'assassinat sur la personne des dames Marie Emilie Bergé, âgée de quarante-six ans, et Hortense Marie Pétel, âgée de soixante-deux ans. Le procureur de la République, M. Fabre de Parrel, occupe le siège du ministère publique, Me Henri-Robert est assis au banc de la défense avec son secrétaire, Me Dussaigne. Maîtres Fernand Labori, Hilde et Paul Morel représentent les victimes qui se portent parties civiles aux débats. L'audience est ouverte à midi trois quarts devant un public restreint. Toute la tribune des dames est très largement occupée.
Pour la seconde fois en trois ans, Mme Dallemagne, comparaît devant un jury d'assise sous l'inculpation de tentative d'assassinat. Le 22 avril 1907, le jury de la Seine l'acquittait, après une étincelante et mordante plaidoirie de son avocat Me Henri-Robert. Elle avait tiré plusieurs coups de revolver sur M. Merlou, ancien ministre des finances, auquel elle reprochait son abandon. Pendant dix ans, Jeanne-Marie Dallemagne a été la maîtresse de Merlou. Fille d’un banquier auxerrois, elle doit à son amant sa réussite théâtrale. Mais un enfant né de leur union meurt en 1902 après une douloureuse maladie. Dès lors, le député l’abandonne, sans argent. Elle en conçoit à son égard une haine farouche et spectaculaire. L'acte dont elle répond aujourd'hui devant les assises de Versailles parait avoir eu le même mobile.

D. Vous vous appelez Jeanne-Marie Dallemagne dite Addey, demande à l'accusée, M. le président Brégeault qui entame son interrogatoire. Comment avez-vous vécu jusqu'à présent ?

R. Mon Dieu, Monsieur le président, J'ai vécu de la vie libre; j'ai fait aussi du théâtre, notamment à l'Odéon.

D. Quelles étaient vos ressources?

R. Ma mère me donnait de l'argent; M. Merlou m'en fournissait durant notre liaison.

D. Pourquoi êtes-vous venue vous établir au Vésinet ?

R. Pour accomplir mon acte.

D. Quel acte?

R. Tirer des coups de revolver sur Mme Bergé.

D. Donc, vous préméditiez votre crime depuis longtemps; vous demandiez à des cochers des renseignements sur les allées et venues de Mme Bergé...  

Mme Dallemagne ne nie pas la préméditation, loin de là. Elle se glorifie de ce qu'elle appelle "son acte" et avec beaucoup d'esprit elle répond à toutes les questions. L'accusée refuse de dire où elle a acheté son revolver et nie la préméditation en ce qui concerne Mme Pétel. Elle n'en voulait qu'à Mme Berger. Celle-ci n'a dû la vie qu'à un hasard providentiel ou à la maladresse de son agresseur. Le soir même, la meurtrière est arrêtée et écrouée à la maison d'arrêt de Versailles.
Avant son arrestation Mme Dallemagne avait écrit à M. Merlou: "Dimanche, 7 h ½. J'ai tenu mon serment, je viens de tirer cinq coups de revolver sur la Géber [anagramme de Bergé] et sa (ici un terme ordurier)[sic] J'ai l'espoir que l'une au moins rendra sa belle âme à Dieu. Grâce à vous, je finirai mes jours en prison. signé D."
Devant la cour, après avoir énoncé ses griefs contre son ancien amant, où les questions d'argent tiennent une grande place, et raconté complaisamment les épisodes violents qui ont jalonné les relations des protagonistes, Mme Dallemagne s'assied à la fin de son interrogatoire et, regardant Mme Bergé en face, elle dit "Mme Bergé sait que je tiens ma parole et je lui déclare ceci: ne tremblez plus, vous n'avez plus, rien à craindre de moi."

D. Regrettez-vous ce que vous avez fait ? demande le président.

R. Monsieur le président, étant, donné les circonstances présentes, j'aime mieux regretter.

Mme Dallemagne préfère "dans les circonstances présentes" regretter son acte et elle jure que désormais sa victime n'a plus rien à craindre d'elle; mais cette promesse n'a pas paru rassurer pleinement Mme Bergé. Cette petite femme brune, l'air assez jeune avec ses quarante-huit ans, mince et l'air décidée, élégante et fine, coquette dans son tailleur bleu, tremblait à la barre comme une feuille. Elle raconte que, le 10 août, rentrant avec Mme Pétel, elle entendit un coup de revolver ; puis son amie lui crie "Marie, sauve-toi !". Elle se retourne et c'est alors qu'elle est blessée. Elle voit Mme Dallemagne viser Mme Pétel et l'entend crier "A vous aussi !". Puis de nouvelles détonations et Mme Pétel tombe. Et tout cela dit simplement, sans un mot de colère contre celle qui a voulu la tuer, et qui s'en vante.
En 1906, Mlle Dallemagne (Mme Bergé l'appellera toujours "Mademoiselle") avait tiré sur-moi. Je n'avais point porté plainte et ne l'avais point revue jusqu'en 1909. En 1902, moi qui la connaissais depuis longtemps, j'avais cessé de la voir, car elle était venue chez moi pour me défendre de le revoir. Or, j'avais pour Merlou (et la voix de Mme Bergé tremble un peu d'émotion) une profonde affection et un profond respect. "C'est bien, il y aura de la boue et du sang", me répondit Mlle Dallemagne.
Puis, ce furent, en 1905, malgré la rupture avec Dallemagne, des scènes violentes à la Chambre des députés, et jusque sur la place de la Concorde. Des voies de fait. Un rassemblement. Mme Dallemagne s'écriant "On m'a volé mon porte-monnaie" pour faire emmener Mme Bergé chez le commissaire de police.

Mme Pétel, la seconde victime, respectable dame vêtue de noir, gantée de noir, coiffée de noir, le nez barré par d'énormes lunettes, l'air de la parfaite gouvernante d'âge très canonique, confirme le récit de Mme Bergé qu'elle accompagne depuis plus de vingt ans. Elle a soixante-deux ans, marche difficilement à cause de sa blessure. Depuis sa jeunesse elle fut employée dans la maison de commerce de M. Bergé père et est restée l'amie de Mme Bergé qu'elle a vue naître. Les blessures de Mme Pétel, qui furent des plus graves (la balle ayant pénétré dans les reins traversa l'intestin et ne put être extraite), sont pour elle une circonstance bien aggravante.
Les autres témoins ne nous apprennent pas grand'chose. M. Idot, qui assista au drame ne chercha point à l'empêcher. Il vit Mme Dallemagne tirer sur Mme Bergé d'abord, sur Mme Pétel ensuite; il était tout près d'elles à deux ou trois mètres. "Et vous ne l'avez pas empêchée? lui dit M. Brégeault. Vous n'avez pas été très crâne". M. Idot ne répond pas. Il a regardé, il raconte, cela lui suffit.

Mme Bergé connaît Mme Dallemagne depuis 1890 ; c'est chez cette dernière qu'elle vit pour la première fois Pierre Merlou, député de l'Yonne. Immédiatement des relations s'établirent entre elle et l'homme politique, et Mme Dallemagne en conçut une immense jalousie. "Si vous continuez à recevoir M. Merlou, dit-elle un jour à sa rivale, il y aura de la boue et du sang". Mais Mme Bergé ne se soucia point de la menace; ce fut l'origine de multiples incidents. Un jour, Mme Dallemagne lui lança du poivre dans les yeux, elle lui fit une guerre implacable, ne lui laissant un peu de tranquillité qu'en 1903, alors que M. Merlou était ministre des finances. Ce fut une courte trêve. En 1906, boulevard des Italiens, elle tirait sur son ancien amant que Mme Bergé accompagnait. Pour atténuer le scandale, Merlou ne se présentera pas aux élections et acceptera un poste d'ambassadeur à Lima.
Après son acquittement Mme Dallemagne ne désarme pas. Pour exécuter ses projets de vengeance, elle s'établit au Vésinet en 1909, non loin de gare et du chemin que Mme Bergé empruntait pour rejoindre sa villa de la route de Croissy. L'agression du mois d'août est le dernier épisode de cette campagne de "boue et de sang" comme Jeanne-Marie Dallemagne l'a qualifiée elle-même.

A l'audience du 19 janvier, la salle est comble. La parole est immédiatement donnée à Me Labori (qui fut l'avocat de Dreyfus) qui plaide pour Mme Bergé, partie civile. L'honorable avocat commence ainsi: "Ce procès est très simple; il dure depuis trois ans, depuis le jour où l'indulgence de la Cour d'assises de la Seine aurait dû inciter à Mme Dallemagne une modération et une retenue qu'elle n'a malheureusement pas comprises". Me Labori s'occupe ensuite du crime lui-même. "C'est un crime de l'injuste dépit, de la haine méchante et cruelle inspirée seulement par le désir de faire parler de soi. Puis il se lance dans un discours sécuritaire qui ne fera pas mouche: "Jamais, Messieurs les jurés, le crime de sang ne s'est donné plus libre carrière qu'aujourd'hui. La police est insuffisante; la législation est trop souvent d'une imprudence exagérée et elle oublie un peu trop les victimes pour faire bénéficier de sa bienveillance les assassins. Il faut compter, voyez-vous, avec la sensiblerie humanitaire de notre époque et aussi, permettez-moi de le dire, avec la bienveillance parfois excessive des jurys dont vous êtes." Puis Me Labori parle de la première affaire qui se déroula devant la Cour d'assises de la Seine en 1907. Il regrette qu'un acquittement un peu irréfléchi ait permis à Mme Dallemagne de recommencer son acte criminel, moins de trois ans après.
Abordant le fond de l'affaire, Me Labori s'écrie: "Quel grief Mme Dallemagne peut-elle avoir contre Mme Bergé ? messieurs les jurés puisqu'elle affirme qu'elle ne l'a jamais trahie. Mme Bergé est une femme charmante et une artiste de grand talent, qui s'est fait un nom au théâtre". Pour en convaincre le jury, il donne lecture d'un article du journal "Comædia" consacre à Mlle Ferdinande Bergé et à sa mère. "La fille tient aujourd'hui à la Comédie Française avec grand succès les rôles joués par la mère. Toutes deux sont dignes de l'admiration comme cette excellente Hortense Pétel qui a toujours entouré d'une constante affection l'ancienne étoile du Gymnase et du Palais-Royal."[3]
Me Labori termine ainsi sa plaidoirie: "Puisque depuis 1903 rien n'apparaît qui puisse servir de commencement d'excuse à Mme Dallemagne ; puisqu'elle n'est pas folle, ce dont on pourrait douter si on ne la connaissait pas, elle doit répondre de ses actes devant la justice. Son crime a été le crime d'une cruelle et froide méchanceté. Je la livre à M. le procureur général.
Me Paul Moret, au nom de Hortense Pétel, s'associe aux explications de Me Labori et s'apitoie sur le malheureux sort de sa cliente, "qui arrivée à la vieillesse, se réjouissait d'être sans inimitié. Une criminelle lui a ravi cette quiétude, elle doit en être punie."

L'audience est suspendue à deux heures et demie. A la reprise, réquisitoire mesuré de M. le procureur de la République Fabre de Parel, qui requiert la pleine minimale. S'ensuit une étincelante plaidoirie de Me Henri-Robert, qui s'élève contre "l'audacieuse réhabilitation posthume de M. Merlou" tentée par MMe Labori et Paul Morel. Il fit de M. Merlou un portrait peu flatteur, montra Mme Dallemagne abandonnée par lui, malheureuse, pauvre et aimante. Georges Clarétie, chroniqueur du Figaro, y voit " Rancune d'amoureuse vieillie, besogneuse et quémandeuse, implacable dans sa vengeance, et voulant affirmer devant le jury, devant l'univers, le droit à la perpétuité de l'amour, le droit aussi à l'assassinat de la rivale qui, après elle, a osé aimer c'est là son crime".

Le verdict [5]

Après d'une longue délibération, le jury rapporte un verdict affirmatif sur la tentative de meurtre sur Mme Bergé, mais négatif sur la préméditation et admettant les circonstances atténuantes. La Cour condamne Mme Dallemagne à cinq ans de réclusion.
A l'issue de l'audience, les jurés qui désiraient, dit-on, une peine minima de deux ans de prison, ont signé un recours en grâce en faveur de l'ancienne maîtresse de Pierre Merlou. On apprend que si la délibération a été fort longue, le temps de délibéré aurait été employé moins à l'examen de culpabilité, qu'à une discussion avec le président sur l'application de la peine. Cette peine ne pouvait descendre au-dessous de cinq ans de réclusion, même si le jury repoussait les circonstances aggravantes et admettait les circonstances atténuantes. Telle est la loi. Or, le jury aurait trouvé cette loi trop sévère, et il ne se serait décidé à rapporter un verdict de culpabilité qui devait entraîner de telles conséquences, qu'en sollicitant aussitôt la commutation de peine. De là le recours en grâce. L'hésitation et la protestation du jury venaient ainsi, non pas de ce qu'il ne lui appartient pas de prononcer la peine, mais de ce qu'il estimait la loi excessive.
La grâce viendra au bout d'un an de détention.

Ce "drame du Vésinet" selon le titre que la presse parisienne unanime lui avait donné, devait inaugurer une série fâcheuse dans l'histoire de la commune de "faits divers" sanglants, mêlant le monde du spectacle, de la politique et des aventures galantes. Le nom du Vésinet, plus souvent relevé dans le carnet mondain ou les annonces immobilières, surgissait soudain à la chronique des faits divers puis à la gazette des tribunaux. Ainsi, tandis que Madame Dallemagne attendait son procès aux Assises à la prison de St-Lazare, où elle avait été transférée en raison de sa santé défaillante, le jeune ténor Jules Godart était empoisonné au Vésinet par une autre femme jalouse et délaissée, Marie Bourette.
Lorsque Pierre Marlou vint trouver la paix du dernier sommeil dans la clinique du Docteur Raffegeau, l'établissement en ébullition vivait la semaine de folie que la présence de Madame Steinheil, héroïne d'un autre drame politico-familial, avait déclenché.
Enfin, alors que la presse rendait compte des suites discutées du procès de Marie-Jeanne Dallemagne, le rentier Vermeersch vivait ses derniers jours paisibles dans sa maison du Vésinet où il serait assassiné quelques semaines plus tard, ouvrant un nouveau feuilleton judiciaire : "Le Crime du Vésinet".

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    Notes :

    [1] La Presse [Numéros 6260-6261, 1909]; Le Figaro [n° 215-218, 1909]

    [2] Journal des débats politiques et littéraires [Numéros 336, 1909; 16-19, 1910] ; Gazette des Tribunaux, le Figaro, 18 janvier 1910

    [3] L'année suivante, la revue Comœdia devait annoncer la mort prématurée de la jeune Ferdinande Bergé, des suites d'une maladie de cœur. Elle est décédée au domicile de sa mère, au Vésinet, le 3 octobre 1911. Comœdia n°1465, 4 octobre 1911. Ferdinande Bergé, qui avait appartenu au Théâtre-Français pendant quelque temps, après avoir obtenu un premier prix de comédie au Conservatoire, avait débuté dans Le Réveil, de Paul Hervieu, et avait interprété Elise, de L Avare, Kosine, du Barbier de Séville, Henriette, des Femmes savantes, etc. C'était une élève de M. de Féraudy. Mlle Bergé avait quitté le Théâtre-Français en 1910 pour des raisons de santé. Elle est morte, chez sa mère, au Vésinet, le 2 octobre 1911 [Comœdia n°1467, 6 octobre 1911].

    [5] Journal des débats politiques et littéraires [Numéro 20, 1910]


Société d'Histoire du Vésinet, 2009 - www.histoire-vesinet.org