Le Matin, Mercredi 9 Juin 1943

Hommage posthume à Max Dearly

Avec Max Dearly disparaît la dernière grande vedette de l'illustre troupe des Variétés
    Par Léo Marchès

Jules Lemaître, qui fut, pendant plus d'un demi-siècle, notre plus fin critique littéraire et théâtral, écrivait, il y a plus de vingt ans: "Dans la Phalange de nos bons acteurs comiques qui ont amusé plusieurs générations de spectateurs, il y en a trois qui n'ont même pas besoin d'un texte écrit pour faire rire le public. Vous n'avez qu'à les placer sur une scène, sans préparation, et à leur demander de parler et d'agir à leur idée pour obtenir par leur seule imagination et leur unique fantaisie l'effet comique souhaité sans le concours d'aucun auteur. Ces trois comiques exceptionnels sont Albert Brasseur, Galipaux et Max Dearly."
A peu près à la même époque, Robert de Flers, auteur célèbre de quarante pièces à succès, répondait à un ami, qui lui reprochait son admiration trop expansive pour Max Dearly, son interprète: "Vous trouvez que je lui fais la part trop belle et que c'est aux rôles écrits par Caillavet et moi qu'il doit son succès. Vous êtes injuste : ces rôles, ce n'est pas nous qui les faisons, c'est lui-même. Quand vous les verrez joués par d'autres, vous constaterez la différence."
L'auteur fameux se rencontrait avec le grand critique. Et ils se rencontraient tous deux avec le public qui ne s'y trompait pas, et qui discernait fort justement ce qu'il devait à ses auteurs favoris et à ses acteurs préférés.
Ces trois supercomiques ne sont plus, Albert Brasseur disparut le premier, en pleine verve et en pleine renommée. Galipaux le suivit de près. Et voici le dernier survivant de ce trio fameux qui vient de nous quitter à son tour. Max Dearly n'est plus, et la foule des amis et des admirateurs qui suivait il y a peu de jours son cercueil, témoignait par sa présence et son émotion des regrets que laisse ce grand amuseur, ce fantaisiste irremplaçable.

II était le dernier de la grande troupe des Variétés, qui, de 1890 à 1910 faisait courir tout Paris à ce théâtre où palpitait l'âme du boulevard, sous la direction de "Samuel le magnifique", qui ne s'appelait d'ailleurs pas Samuel, mais tout bonnement Louveau, comme vous et moi. On ignorait pour quelle raison il s'était affublé de ce pseudonyme hébraïque. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il figurait au nombre des personnalités ultra-parisiennes. Samuel le magnifique avait réuni, boulevard Montmartre, une troupe comique incomparable, qui triomphait aussi bien dans la comédie que dans l'opérette : Jeanne Gruat, Eve Lavallière, Lender, Dupuis, Albert Brasseur, Guy et sa charmante femme Germaine Gallois, Max Dearly, Diéterle, Méaly et quelques autres enfants chéris du public. Chaque spectacle nouveau était un événement, chaque pièce inédite un objet de curiosité, une attraction de premier ordre, un sujet de potins, d'anecdotes et d'échos dans les journaux quotidiens et hebdomadaires. 


Max Dearly et Jeanne Saint-Bonnet en 1924
... dans une publicité pour le Mah-Jongg

Max Dearly en fournissait une grande part. On lui prêtait des mots qu'il n'avait pas toujours prononcés, et des aventures, généralement inventées par lui-même, mais qui faisaient pâmer le public. Ce Lyonnais était un des lions du boulevard Montmartre, et son épouse, fine et gracieuse, Jane Saint-Bonnet, y trouvait toujours sa place. Jusqu'au dernier jour, elle est restée sa compagne fidèle et dévouée son Égérie, son Antigone, comme il aimait à l'appeler.
Il s'est éteint dans ses bras, en prononçant des mots de gratitude et d'affection. Et ce couple d'artistes, en dépit de la légende défavorable aux unions entre gens de théâtre, demeurera pour les ménages bourgeois un exemple et un modèle de tendresse conjugale et d'entente parfaite. Ceux qui les ont connus les admiraient, et ils n'oublieront pas ces deux êtres tendrement unis par l'esprit, par le cœur et par leur attachement à leur art [1].


Sur les marches de l'église
du Vésinet [2]

Avant d'épouser Jeanne Saint-Bonnet, sa jeune partenaire de la troupe des Variétés, Max Dearly avait déjà été marié. Il avait convolé à l'Eglise du Vésinet, le 22 mai 1911 avec Isabelle-Eugénie Fusier, fille de l'artiste dramatique Léon Fusier. Elle avait 18 ans et lui 37. La presse satirique rendit compte de l'événement de manière caustique :

"...nous traversons le Bois, la Seine, passons au-dessus de petits pays, et nous nous abattons au Vésinet, devant la mairie. Un jeune couple en sort, un couple d'une distinction et d'une grâce toute britannique. Je reconnais Max Dearly et Isabelle Fusier. Lui a cette tête de comique anglais à laquelle il doit tout son succès d'homme. Elle, cette beauté d'élégante à laquelle elle doit ses succès de femme.

— Un mariage d'artistes, un mariage d'amour ! ne puis-je m'empêcher de dire à mon compagnon.

— Oh ! un mariage d'amour... avec pas mal d'argent, réplique-t-il. Mais Isabelle Fusier est si belle ! Voilà qui va faire un beau couple qui n'aura jamais beaucoup d'enfants!

— Et ce sera gai chez eux ?

— Gai ! Gai !... comme une représentation de la Dame Blanche dans un théâtre de province, la veille de la faillite du directeur ! [3]

Max Dearly profita, durant quelques mois, de la villa que la famille Fusier possédait au 17, route de la Croix, au Vésinet. Mais l'union ne tint pas. Dès octobre, Dearly écrivait à sa belle-mère pour lui faire part de "tous ses remords" invoquant à titre d'excuses ses "vingt années de vieilles habitudes de liberté et de célibat". Il reconnaissait qu'il n'avait "pas le droit (parlant de sa femme) de gâter plus longtemps la jeunesse et la vie de cet être délicat et charmant". Comme il devait s'y attendre, la demande de divorce ne tarda pas. Le jugement, rendu en février 1912, précise:

"Attendu que Rolland, dit Max Dearly, dès le début de son mariage, célébré au Vésinet, le 22 mai 1911, a délaissé sa femme, Isabelle Eugénie Fusier, et lui a refusé tout témoignage d'affection, qu'il a repris aussitôt sa liberté ancienne et a méconnu tous les devoirs du mariage, que ses torts à cet égard sont indéniables et d'ores et déjà établis, qu'il en a passé l'aveu lui-même [...] Rolland s'est donc rendu coupable d'injures graves envers la dame Rolland, dont la demande en divorce doit dès lors être accueillie de plano."  [4]

Par ces motifs, le tribunal prononça le divorce aux torts et griefs de Max Dearly et celui-ci fut condamné à servir à Mlle Fusier une pension de 800 francs par mois. Dès lors, Max se fit rare route de La Croix.

Isabelle Fusier ne fit qu'une brève et modeste carrière sur les planches, avant de s'essayer sans grand succès au tour de chant. Sa grande sœur, Jeanne Fusier-Gir, autre familière de la route de la Croix, fit quant à elle une fort longue et illustre carrière.

    ____

    [1] La Collection "Max Dearly (1874-1943) et Jeanne Saint-Bonnet (1889-1983)", au Répertoire des Arts du spectacle (cote 4-COL-86) comprend la documentation relative à la carrière du comédien Max Dearly et à celle de Jeanne Saint-Bonnet, sa femme et partenaire sur scène (correspondance, coupures de presse, documents administratifs, manuscrits, programmes, affiches et dessins, gravures et photographies).

    [2] Le Petit Parisien, 28 mai 1911.

    [3] Le Frou-Frou, n°555, 3 juin 1911.

    [4] Le Matin, 22 février 1912.


Société d'Histoire du Vésinet, 2011- www.histoire-vesinet.org