Mise au point, Jean-Paul Debeaupuis, SHV, 2019.

Le duel des Pages, la route des Pages, la Villa des Pages

La route des Pages

Son tracé figure sur les plans de la forêt du Vésinet du début au milieu du XVIIIe siècle tels les tracés de Caron, géographe et arpenteur ordinaire du roi (1686) et du géographe Mathis (1754) pour Monsieur de Vendières, directeur et ordonnateur général des bâtiments, jardins, arts et manufactures de sa majesté. Mais alors, la route n'a pas de nom. Une surcharge de 1764 la nomme chemin de La Borde à Croissy mais elle s'interrompt dans la traversée des cultures de Montesson [1]. Le nom de Route des Pages apparaîtra plus tardivement à la fin du XVIIIe siècle, en particulier sur les cartes de Main, premier arpenteur de la Maîtrise des Eaux et Forêts de St Germain, en 1780 et 1783. Avec un tracé écourté et infléchi pour se raccorder au plan du Village du Vésinet dessiné par Choulot et Olive en 1858, cette voie très ancienne a été conservée dans le plan de lotissement du bois du Vésinet en prenant le nom d'avenue des Pages.

L'avenue des Pages au début du XXe siècle.

On a parfois évoqué un rapport entre ce nom de Route des Pages et un duel fameux qui opposa au milieu du XVIe siècle deux gentilshommes de la cour de Henri II, improprement nommé duel des Pages. [2]

Le duel des Pages

Pour une histoire de femme, le seigneur de Jarnac, Guy de Chabot, fils du baron de Jarnac, provoqua en duel le favori du dauphin, François de Vivonne de la Châtaigneraie. Le roi Henri II (1519-1559) autorisa ce duel « judiciaire », le premier depuis Saint Louis, malgré l'interdiction décidée par le roi François Ier, son père..
La cour était divisée. Catherine de Médicis penchait pour Chabot, Diane de Poitiers pour François de Vivonne réputé fine lame et donné favori à cent contre un. Craignant de ne pas être « à la hauteur », Guy de Chabot s'entraîna furieusement auprès du capitaine Caize, grand maître d'armes. Usant d'une botte « secrète » que ce dernier lui avait enseignée, Chabot blessa son adversaire par deux fois au jarret et François de Vivonne succomba à ses blessures. Un duel loyal donc, sans coup bas. Le roi, affecté, par ce coup du sort, décidera de confirmer l'interdiction du duel judiciaire.

Le duel judiciaire à St Germain en Laye, le 10 juillet 1547

Gravure du XIXe siècle, archives St-Germain-en-Laye.

Le coup de Jarnac désigna alors un coup habile et loyal. C'est ce qu'on lit dans le dictionnaire de Furetière (1690). Cette signification devait durer plus de deux siècles jusqu'à ce que le dictionnaire de Trévoux (1771), œuvre des jésuites, vînt infléchir la définition en donnant un caractère malfaisant au dit coup. Guy de Chabot était un protestant. Ceci explique peut-être cela. Bref, l'expression prit progressivement un sens péjoratif. Le Grand Littré parle de « manœuvre perfide, déloyale » et renvoie à Saint-Simon. Dans une édition récente, le Petit Robert a beau définir aujourd'hui le coup de Jarnac comme un coup « inattendu mais loyal », la vox populi continue d'y voir un coup tordu.
Le lieu du duel est bien connu. C'est à l'emplacement du lieu-dit le Boulingrin près du château de Saint Germain-en-Laye. Un boulingrin est défini comme étant une pièce découverte en forme de cuvette à fond plat limitée par un talus ou un glacis. C’est un terme d’origine anglaise (bowling green) qualifiant un jardin où l’on joue aux boules. Une plaque apposée sur place en retrace l'histoire :

    En 1547, sur cet emplacement dit du Boulingrin se déroula devant toute la cour et le roi Henri II le fameux duel «judiciaire » entre Guy Chabot de Saint Gelais, baron de Jarnac et beau-frère de la favorite du roi François 1er – la duchesse d’Etampes – et François de Vivonne, seigneur de La Châtaigneraie, ami de celui qui était encore le Dauphin. L’issue fut fatale à ce dernier, dont le jarret fut tranché par son adversaire et donna naissance au « coup de Jarnac », désormais synonyme de « coup bas ».

    Par la suite, chaque dimanche après-midi, entre 1670 et 1680, se déroulèrent aussi en ce lieu les Promenades philosophiques de Bossuet, alors précepteur du Dauphin. Des ecclésiastiques, dont le jeune Fénelon, mais aussi quelques laïcs y commentaient et discutaient des versets de la Bible. Situé au Sud du Château-Neuf et créé également par Le Nôtre dans les années 1660, il servit tout d’abord de terrain de jeu de boules et se transforma peu à peu en jardin d’agrément planté de gazon, de bosquets, de parterres, d’allées sablées et ombragées agrémentées de bancs. Dans une gravure de 1716, on observe un parterre bordé de buis, des plates-bandes plantées de 54 ifs et de fleurs, des allées de gazon ratissé, des charmilles taillées et des ormes à élaguer pour la salle du bosquet. En 1713, Lalande, jardinier du Boulingrin, planta un verger fermé de murs jouxtant le dit bosquet. Celui-ci comprenait des espaliers de pêchers et de poiriers - 355 fruitiers en buisson et de plein vent - des plates-bandes labourées, des allées ratissées, des carrés labourés. Au bas de la terrasse du Boulingrin, un autre verger était composé d’espaliers adossés au mur du Levant, garni de pêchers nains ou en tiges.

    Sous Louis XV, le Boulingrin disparut entièrement. Il fut loti, en 1764, à la suite de la création du « nouveau chemin du roi », actuelle avenue Gambetta, afin de faciliter le passage des équipages depuis la ville jusqu’à la forêt. [3]

La Villa des Pages

Il n'existe aucune raison de voir un lien entre ce fait divers de la Renaissance et la dénomination, apparue à la veille de la Révolution, de la Route des Pages, encore moins avec la Villa des Pages construite à la fin du XIXe siècle et devenue le principal bâtiment de l'Établissement d'Hydrothérapie du Dr Raffegeau. Les statues de Mathurin Moreau, reproduites en série par les fonderies du Val d'Osne sous forme de torchère visible au Palais rose ou de portes-lanternes à la villa des Pages, n'ont pas de rapport avec le duel. Les enfants qu'elles représentent peuvent évoquer des pages mais certainement pas les protagonistes du duel qui avaient alors 33 ans (Guy de Chabot) et 29 ans (François de Vivonne) auxquels le terme de page ne peut être appliqué.
Le choix du Dr Raffegeau pour ces statues, certes judicieux, illustre de manière pittoresque, depuis les années 1920, le nom de sa villa, elle-même ainsi nommée en raison sa proximité avec l'avenue des Pages où elle est située.

La Villa des Pages, bâtiment principal de l'établissement de soins qui porte le même nom.

Archives de la SHV, 2005.

Sans plus de relation de cause à effet, il faut signaler l'existence d'un relais de chasse installé au milieu du XVIIIe siècle au bord de la route des Pages, près du Carrefour royal (dit aussi Étoile royale), notre actuel rond-point Royal dit aussi rond-point du Cerf. Agrandi ensuite pour être la demeure d'un des gardes forestiers au XIXe siècle, le bâtiment transformé deviendra la résidence vésigondine de Georges Dessoudeix.
Le lieu, dans ses différents usages, a sans doute reçu des « pages » aux XVIIIe et XIXe siècles.

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    [1] Un plan datant de 1719, figurant des projets d'extension de la ferme du Vésinet par le maréchal-duc de Noailles, donne un tracé élargi et prolongé à cette voie mais on sait que le projet de Noailles fut en partie abandonné.

    [2] Dans l'histoire de l'établissement qu'elle propose à ses clients sur son site, la clinique dite Villa des Pages va jusqu'à avancer qu'elle a été édifiée à l'endroit même où se déroula le duel. Une recherche historique élémentaire le dément sans doute possible. Le retentissement considérable de ce fait divers a engendré une profusion de récits bien documentés.

    [3] Des fouilles archéologiques ont été réalisées en 2000, lors de la restauration de la terrasse et du parc du Château de St Germain.


Société d'Histoire du Vésinet, 2020 • www.histoire-vesinet.org