D'après A. Froemer - Le Panthéon de l'Industrie, revue hebdomadaire internationale illustrée des Expositions et des Concours. 10e année, n°471, 1884.

MM. Dupont & fils, manufacturiers à Beauvais

L'histoire d'un grand manufacturier comme M. Dupont, de Beauvais n'est pas le récit de la vie d'un homme, c'est la monographie d'une maison; tel est au moins notre avis, formulé plus d'une fois déjà dans notre journal, et partagé, nous en avons la conviction, par l'unanimité de nos lecteurs.
Qu'importe, en effet, la personnalité de M. Dupont ?
Ce qui intéresse nos lecteurs et le public, c'est de savoir que M. Dupont a doté, non pas Beauvais seulement, mais la France d'une industrie qui prime toutes les industries similaires du monde entier, et place notre pays, pour cette spécialité, à la tête de la production universelle. L'histoire d'une grande maison comme celle-ci est simple comme l'histoire de toutes les idées justes et vraies qui ont réussi ; elle est cependant intéressante, elle est morale à raconter, car on y voit le triomphe, très moral en effet, de la persévérance et de la volonté unies à la loyauté professionnelle absolue.
Quand M. Dupont fonda sa maison (il y a trente-neuf ans de cela), en pleine ville de Beauvais, il ne disposait que de ressources relativement modestes, et le chiffre de ses affaires, au cours de la première année, ne dépassa pas 120.000 frs. Mais il était doué d'une volonté de fer et déjà maître, par la pensée, d'une vaste et puissante organisation, il n'entrevoyait pas seulement la possibilité du succès au bout de ses efforts, il était sûr d'atteindre le but qu'il avait visé.

Alphonse Dupont (1819-1900)

Fondateur des manufactures Dupont.

Aujourd'hui, c'est-à-dire après quarante années de travail, arrivé à un âge qui semble être, pour les natures vulgaires, l'âge du repos, il a conservé toute sa vigueur d'esprit, toute sa soif de progrès, et rien n'est attachant, nous pouvons le dire, comme de l'entendre développer ses projets d'avenir, le détail infini des perfectionnements qu'il rêve pour son magnifique outillage, l'extension qu'il prépare à ses relations étendues déjà à toutes les parties du globe, mais qui, dans sa pensée, devront être complétées par des centres multipliés à l'infini dans tous les États du monde entier.

C'est à son fils, M. Emile Dupont, qu'incombe la charge de l'établissement de comptoirs et d'agences dans le monde entier, et nous pouvons dire qu'il accomplit cette mission à l'honneur de l'industrie française, car son père, entre autres talents, a eu celui d'inculquer à sa famille et sa largeur d'idées et sa passion pour l'accomplissement des grandes choses.
Au cours du simple récit que nous entreprenons, nous aurons à citer plusieurs noms associés à l'œuvre si féconde de M. Dupont ; nous ne pourrions omettre ces noms sans injustice et sans blesser l'esprit d'équité de M. Dupont lui-même, qui mit toujours à faire la part de ses collaborateurs l'empressement que tant d'autres mettent à oublier celle des leurs.
Dès 1848, le rapide développement de ses affaires le contraignit de se décharger sur un associé d'une partie de sa tâche ; il trouva M. Deschamps, son ami, qui se chargea de toute la partie commerciale de l'entreprise, contribua, avec M. Dupont, à la création de l'usine hydraulique de la Porte-de-Paris et se chargea plus tard de la direction de la maison de vente de Paris. La même année (1851), le chiffre d'affaires de la maison était plus que doublé et atteignait 300,000 frs.
Mais bientôt, grâce au développement incessant de la production, les ateliers, installés sur des terrains pris en location, devinrent complètement insuffisants ; il fallut émigrer une deuxième fois et aller s'établir sur ces immenses espaces occupés par l'usine actuelle, et dont l'étendue, développée par d'incessantes annexions, atteint aujourd'hui 38 300 mètres carrés.
C'est un emplacement magnifique, dont la partie centrale est complètement isolée par le cours du Thérain et par un canal de dérivation, et dont une des faces se développe en bordure le long de la gare du chemin de fer. Et à propos de cet établissement modèle, vrai chef-d'œuvre de distribution industrielle et d'architecture technique, n'oublions pas le nom de son éminent architecte, M. Lhuillier, que nous avons été heureux de rencontrer à l'usine, et qui a voulu nous faire les honneurs de ces bâtiments conçus et exécutés par lui, avec un si rare bonheur, sur les indications de M. Dupont.

Les Établissements Dupont à Beauvais (1884)

Au Faubourg-St-Jacques, où l'usine avait enfin trouvé sa place définitive, les ateliers se fussent rapidement trouvés à l'étroit, si l'établissement n'avait rayonné autour de lui, jusqu'à absorber progressivement le vaste espace qui sépare le cours du Thérain de la voie ferrée, à laquelle les ateliers Dupont sont aujourd'hui reliés par 370 mètres de rails-ways.
Le développement des affaires éprouva un instant de ralentissement inévitable, au moment où les deux associés se séparèrent, c'est-à-dire en 1874 (M. Deschamps est mort depuis); mais grâce à l'infatigable activité du fondateur de la maison, la production de la société (2.100.000 frs) était de nouveau-atteinte en 1879 ; la progression ne s'est plus ralentie depuis, et le chiffre des affaires dépasse actuellement 3 millions de francs, dont plus de la moitié est afférente aux affaires d'exportation.

La force motrice comprend deux machines a vapeur de 20 chevaux chacune. L'outillage, vraiment trop complexe pour pouvoir être décrit ici, comprend jusqu'à soixante-douze machines-outils pour la brosserie seule, cent-vingt-trois pour la tabletterie et la boutonnerie.
Et ici encore nous rencontrons un acte de justice à accomplir à l'égard du chef-mécanicien de l'établissement qui, sous l'inspiration de M. Dupont, a modifié, transformé ou créé tout cet immense outillage, dont la propriété est, en très grande partie, garantie à la maison par une foule de brevets. Bien d'autres brevets sont depuis longtemps tombés dans le domaine public, mais sans que les établissements similaires aient tiré un bien grand parti de cette déchéance légale, car en face de chercheurs aussi infatigables que M. Dupont et son intelligent collaborateur, il est peu d'inventions qui profitent de leurs quinze années de brevet, et qui ne soient, avant l'expiration du privilège, remplacées par des inventions nouvelles.
A l'heure actuelle, la maison Dupont occupe, dans l'industrie générale, une situation absolument exceptionnelle, et qui la place au-dessus de toutes les fluctuations, de toutes les éventualités, de toutes les crises dont sont constamment menacés les plus grands établissements industriels. Un seul fait bien extraordinaire, et peut-être sans précédent, nous donne une idée exacte de cette situation florissante et de l'essor qu'a donné a son entreprise l'éminent fondateur de cette maison. Au premier janvier dernier, M. A. Dupont, dans un but de progrès et d'extension, manifesta le désir de constituer son grand établissement en société, au capital de 3 millions de francs. La totalité des actions fût immédiatement souscrite et sans qu'il fût besoin de recourir, comme d'ordinaire, à un appel au public, le capital, souscrit d'avance, étant constitué par l'acte même qui constituait la société. M. Dupont, par une exception dont nous rencontrerons bien rarement d'autres exemples, M. Dupont à la tête de ses maisons de Beauvais (83, faubourg Saint-Jacques), de Paris (44, rue Turbigo), de Londres, de Copenhague, de Bruxelles, de Vienne, de Milan, de Madrid, de Lisbonne, d'Alger, de Smyrne, de New-York, de Montréal, M. Dupont, sans rival connu pour la brosserie de luxe, a réalisé ce rêve des grands industriels : la sécurité absolue de l'avenir.

Emile Adrien Dupont (1848-1922)

Succèdera à son père en 1887 avant d'être élu sénateur de l'Oise en 1906.

Honoré des plus hautes récompenses dans les grandes expositions, membre d'un comité d 'admission et président d'un jury des récompenses en 1878, décoré de la croix de la Légion d'honneur, les distinctions officielles ne paraissent pas encore épuisées pour M. Dupont. Et si nous pouvions être complet, ce n'est pas seulement. le grand industriel que nous devrions étudier en lui, nous aurions à rappeler bien d'autres titres, bien d'autres services rendus.
Il nous faudrait dire qu'il a eu l'honneur de créer, à Beauvais, le travail à domicile pour les femmes, leur assurant, avec un honnête salaire, le moyen d'accomplir leurs devoirs de famille ; qu'il est ou qu'il a été : juge et president du tribunal de commerce, conseiller municipal, conseiller général, membre de la commission départementale et du conseil départemental des bâtiments civils, secrétaire de la chambre consultative des arts et manufactures, administrateur de la succursale de la Banque de France, membre du Comité départemental pour la protection des enfants du premier âge ; président, depuis 35 ans, d'une Société de secours mutuels fondée en faveur de ses ouvriers.
Est-ce tout ? Non : Il nous faudrait mentionner encore les œuvres philanthropiques qu'il a créées et qu'il soutient : la crèche et l'école primaire annexées à sa manufacture, et surtout nous devrions le féliciter d'avoir élevé près de lui des fils qu'il a déjà associés à son œuvre, et qui se montrent entièrement dignes de la continuer.[1]

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    [1] Emile Adrien Dupont (1848-1922) succèdera à son père en 1887 à la tête de l'entreprise familiale avant de la confier à un cousin, Jean Baptiste Gustave Dupont (1862-1930) pour se consacrer aux affaires politiques.

 


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