Le Figaro, n°179, 27 juin 1904

Discours
pour la distribution des prix de l’Orphelinat du Vésinet
Œuvre des Alsaciens-Lorrains

Emile Gebhart, de l'Institut [*]
26 juin 1904

A deux heures et demie, a eu lieu, au Vésinet, la distribution des prix décernés aux jeunes filles de l'orphelinat de la Société de protection des Alsaciens-Lorrains demeurés Français. M. le comte d'Haussonville, de l'Académie française, président de l'Œuvre, assistait notre eminent collaborateur, M. Emile Gebhart, de l'Institut, qui présidait la cérémonie.

Chères enfants,
Nous sommes ici, vous et moi, bien en famille, et je ne puis assez témoigner de ma gratitude à M. le comte d'Haussonville, qui m'a donné l'occasion de saluer en cette aimable maison l'Alsace et la Lorraine. J'ai l'honneur d'être, à la fois, Lorrain et Alsacien. Lorrain, par ma ville natale, Alsacien par mes grands-pères paternels. Ainsi, vous êtes toutes, plus ou moins, mes petites cousines. J'en suis très content et même un peu fier. C'est, en effet, une noblesse d'appartenir à un monde en deuil, à une province où l'exil a éteint des foyers, où l'herbe pousse au seuil des maisons désertes. Ces grandes tristesses font éclore dans l'âme les meilleurs sentiments.
Des deux côtés de la frontière, telle que l'a marquée le malheur des temps, et bien loin encore au-delà, jusqu'aux plus lointaines contrées du globe jusqu'au Vésinet, par exemple entre ceux qui sont restés sur la vieille terre maternelle et les autres, les émigrés, les proscrits, s'établit une communion bien touchante d'ineffaçables souvenirs, de regrets, de douceur fraternelle, d'invincible attachement, de pitié, de dévouement, même d'espérances.
Vous le savez, la France, l'Alsace, la Lorraine, ne sont pas seulement des figures géographiques que l'on voit, coloriées de bleu ou de rouge, dans les atlas d'écoliers; elles sont aussi des familles d'âmes que les épreuves et les larmes ont rapprochées et unies plus tendrement que n'avaient fait les joies d'autrefois, aux jours évanouis d'orgueil national. Parmi vous, chères enfants, il n'en est peut-être, pas deux qui aient vu les clochers de Strasbourg ou de Metz toutes petites, vous ont bercées les bras de la France.
N'hésitez pas, cependant, à vous croire et à vous dire Alsaciennes ou Lorraines, car là-bas les jeunes filles se croient toujours Françaises. Seulement, elles ne peuvent le dire tout haut dans la rue.
Terre de fidélité ! Oui, je nomme volontiers ainsi nos provinces perdues. Au moment de la guerre, j'avais en Alsace un arrière-grand-oncle qui était curé de Massevaux. Très vieux déjà, il prit sa retraite après la signature de la paix. Le gouvernement d Alsace-Lorraine lui offrit une pension et lui envoya deux fonctionnaires en uniforme et coiffés du casque à pointe pour la lui proposer.
Oh ! oh s'écria l'abbé Gebhart, vous n'y pensez pas, Messieurs. Je suis un vieux curé français. J'ai dans l'armée française quatre ou cinq neveux ou petits-cousins. Vous voyez bien que je ne puis accepter cette pension. Non, grand merci Je m'arrangerai avec le bon Dieu. J'ai bien l'honneur de vous saluer.
[...]
M. Gebhart est Lorrain par sa ville natale et Alsacien par ses grands-pères paternels. Alsacien et Lorrain il garde aisément le souvenir de ses origines, puisque « la fidélité au passé » est l'un des traits les mieux marqués et les plus persistants de son caractère provincial. Cette fidélité se manifeste là-bas de toutes façons, et par cette coutume très belle. Pendant la nuit de la Toussaint, on allume sur les tombes de petites lampes: "J'ai traversé une fois toute la province de Bâle à Strasbourg, au cours de cette nuit sainte, et c'était, de village en village, dans les pauvres cimetières, comme une traînée lumineuse les petites veilleuses pâles tremblaient, parmi les Marguerites et les roses mourantes, voilées par la brume grisâtre de novembre, et je vous l'affirme, chères enfants, ce luminaire, qu'un coup de vent pouvait éteindre, était plus émouvant à contempler que, là-haut, dans l'azur infini, le scintillement des étoiles éternelles.

M. Gebhart aime beaucoup les belles histoires et il les raconte à merveille. Plus elles sont extraordinaires et plus il a le goût d'y croire. Elles l'amusent et l'attendrissent ; bientôt, il ne sait plus si elles ne sont pas absolument authentiques ; il en achève le récit avec, autant de conviction que de souriante bonhomie. Donc, un jour, il y a quelques années combien ? sait-on jamais « le compte des années» ? saint-Nicolas, évêque d'Asie, patron de la Lorraine, et Saint Arbogast, évêque de Strasbourg au temps du roi Dagobert II se rencontrèrent à la cathédrale de Strasbourg, y étant venus du paradis. Saint Nicolas voulut mettre sa montre à l'heure; et les deux saints allèrent à la Grande Horloge, qui est-un mécanisme surprenant. A midi, les images des douze apôtres se montrent, défilent sous la bénédiction divine. Saint-Mathias est le dernier. Une petite fille regardait, et attendait, dit-elle, le treizième apôtre. Saint Arbogast lui explique que son attente est vaine il n'y a que douze apôtres. La petite Lorraine s'obstine à guetter un treizième apôtre qui viendra, qui sera saint Michel de France et, quand saint Michel de France apparaîtra, les colonels, les régiments et les tambours français entreront à Strasbourg et se répandront par tout le pays !
Saint Nicolas, rêveur, dit "Si Dieu voulait! " Et saint Arbogast répond: "Dieu peut vouloir !"

Et M. Gebhart compte un peu sur les saints Arbogast et Nicolas, qui ont au ciel de l'influence. Les petites filles du Vésinet, par leurs applaudissements, l'ont encouragé à ne douter guère.

Émile GEBHART (1839-1908)

Né à Nancy, le 19 juillet 1839, mort le 21 avril 1908.

Fit sa carrière dans l'Université. Membre de l'Académie des Sciences morales et politiques ; auteur des Origines de la Renaissance en Italie, de L'Italie Mystique, de Moines et Papes, des Conteurs florentins du moyen âge, d'Autour d'une Tiare et de Au son des cloches. Grand voyageur, il passa une cinquantaine de fois les Alpes, fut à Athènes quand le Gouvernement provisoire proclama Othon premier traître à la patrie ; et à Rome, quand Garibaldi marcha contre elle à la tête de 20.000 hommes ; habita l’Égypte, l'Espagne, Constantinople et vint à l'Académie, suivant le mot de Hervieu « par le chemin des écoliers ».
Élu à l'Académie, le 30 juin 1904, en remplacement d'Octave Gréard, il fut reçu le 23 février 1905 par Paul Hervieu.

(Source: Académie française)

    [*] Emile Gebhart fut élu à l'Académie le jeudi suivant la remise des prix.


Société d'Histoire du Vésinet, 2011 - www.histoire-vesinet.org