La Presse, 7 septembre 1867; La Concorde, 12 et 17 septembre 1867

Une fête pour l'école ... refusée

On nous écrit du Vésinet :
"Le Pays raconte une histoire assez instructive : Les habitants du Vésinet, voulant créer une école, primaire, demandèrent leur concours à plusieurs artistes distingués de l'Opéra comique et de la Comédie française. Ces artistes avaient organisé une représentation extraordinaire dont on évaluait à l'avance le produit à six mille francs. Mais le Vésinet dépendant de la commune de Chatou (en partie), l'autorisation du maire de cette ville était indispensable. Il la refusa.

Qui nous eût dit qu'un jour cette forêt déserte

Où le roi Charles dix élevait des lapins;

Où les couples discrets allaient sur l'herbe verte

Faire la noce.....sans festins!

Où l'on n'apercevait que clairières sauvages,

Où s'épanouissaient les fleurettes des bois,

Où les petits oiseaux, à l'ombre du bocage,

Faisaient seuls entendre leurs voix;

Lorsqu'on ne voyait sous les hautes futaies

Que le garde morose et son basset cagneux;

Ou quelques galopins mangeant le fruit des haies,

Repas maigre et peu savoureux;

Qui donc nous aurait dit qu'aux chênes séculaires,

Aux ronces, aux cailloux où les pieds s'empétraient,

On verrait succéder des demeures princières,

Qui dans ce désert surgiraient?

Que l'eau qui faisait faute en ces terrains arides

Y verrait un jour la vie et la fraîcheur,

Et qu'aux bords de ses lacs aux flots clairs et limpides,

Poserait l'innocent pêcheur!

Pierre François Beauvallet
Pierre François Beauvallet

C'est le Vésinet qui a inspiré à Beauvallet [1], le grand tragédien de la Comédie française, l'improvisation de ces vers.

Le Vésinet, qui grandit chaque jour, voulait, ces temps passés, fonder dans sa colonie la gratuité des écoles. Pour arriver à ce but, un de ses habitants dont les relations d'amitié avec les plus grands artistes de la capitale sont bien connues, eut l'idée, d'accord en cela avec M. Pallu, directeur de la Société du Vésinet, d'organiser une représentation dont le produit eut été affecté à la réalisation de cette oeuvre.
La composition du spectacle était arrêtée, tous les artistes avaient accordé ou offert spontanément leur concours [2]. Le spectacle, fixé au 8 septembre [1867], se composait ainsi:

  • Le 4e acte de Jeanne d'Arc, tragédie de Soumet,
    jouée par M. Beauvallet et Mme Pauline Lebrun, de la Comédie française;
  • Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée,
    proverbe en un acte, d'Alfred de Musset, jouée par Bressant et Mlle Madeleine Brohan, de la Comédie française;
  • Les Sabots de la marquise,
    opéra-comique, paroles de MM. Michel Carré et Jules Barbier; musique de Ernest Boulanger, joué par MM. Crosté, Sainte-Foi et Mlle Belia, de l'Opéra-Comique; dirigé par M. E. Boulanger;
  • Un intermède musical: le Trio de Guillaume Tell,
    chanté par Caron, David et Renard, de l'Opéra;
  • La Nuit du bûcheron,
    ballade de Boulanger, chantée par Caron;
  • L'Invocation des Nonnes,
    de Robert le Diable, chantée par David;
  • Madeline, mélodie de Renard,
    chantée par lui-même;
  • Une fantaisie sur Don Pasquale,
    composée pour le hautbois, par Barthélemy, de l'Opéra, professeur au Conservatoire, exécutée par lui et le pianiste Matton.
  • Chansons comiques par Durandeau, l'auteur du Petit ébéniste;
  • Une tombola, par Carjat.

Un spectacle fait pour attirer la foule et produire une recette de 6 ou 8000 frs. Le but était philanthropique et l'exécution des plus simples. Le Vésinet possède un instituteur auquel la Société donne gratuitement le logement. Malheureusement ce hameau, de fondation récente, dépend de trois communes: Chatou, Croissy et Le Pecq. Ces communes possèdent ou sont à la veille de posséder la gratuité de l'instruction; mais il y a loin du centre de la population du Vésinet à l'école de chacune de ces localités, et ce qui est à peine tolérable l'été, est tout à fait impossible l'hiver.
L'instituteur du Vésinet n'a point d'élèves en nombre suffisant pour assurer son existence. C'est donc dans le but de lui créer une situation moins précaire, en définitive, que la gratuité avait été arrêtée en principe, sauf à y pourvoir, soit au moyen de souscriptions, soit au moyen du produit de représentations.
Les 6.000 frs de recette prévus permettaient à la colonie de faire tout d'abord un prélèvement de 1.500 frs, chiffre fixé avec l'instituteur, à titre de rémunération annuelle; le surplus était placé en rentes sur l'Etat et assurait le paiement de trois autres années; pendant ce temps, la colonie pourvoyait, par de nouvelles ressources, par de nouvelles fêtes de bienfaisance, aux frais de l'avenir. On pouvait espérer arriver ainsi à former un capital de 30.000 frs, qui assurait à tout jamais la gratuité de l'école dans la colonie.
Mais (il y a un mais, comme dans les Faux bons hommes), pour donner cette representation, il fallait l'autorisation de M. le maire de Chatou, et M. le maire de Chatou n'a pas cru devoir l'accorder.
Pourquoi???
Le maire de Chatou, M. Dumas, est un excellent homme, un maire dévoué à sa commune, toujours prêt à sacrifier pour elle son temps, son énergie et même son argent. Mais les traditions administratives ! Mais le règlement !
Et quoi ! une représentation dont M. le maire n'aura pas la direction suprême, une recette qui n'entrera pas jusqu'au dernier centime dans la caisse municipale, impossible ! Que les familles du Vésinet se résignent. Que les enfants soient privés de l'instruction primaire. Une école de moins, surtout une école libre, misère ! Mais le règlement, mais le prestige de l'autorité municipale ! Ah ! la société serait ébranlée jusque dans ses fondements les plus reculés, si...
Voilà pourquoi l'autorisation sera refusée.

... Chatou n'y a rien gagné, le Vésinet y a perdu une institution à laquelle l'Empereur attache le plus grand intérêt : la gratuité de l'instruction. Sans compter que cette fondation n'apportait aucune perturbation dans le budget de la commune de Chatou, puisqu'on ne lui demandait absolument rien, à ce budget et à cette commune.

Les artistes dont les sympathies sont acquises à notre colonie du Vésinet, y sont venus, l'autorisation de rester parmi nous n'étant pas nécessaire, et voici ce que dit de leur trop court séjour dans notre parc la causerie du Jockey, signé G. de Montloël:

Nous espérions assister à une fête moins bruyante, mais plus belle: fête de l'esprit, fête des yeux, fête des oreilles, fête du coeur, du coeur surtout, car il s'agissait d'un acte de bienfaisance: Beauvallet, Pauline Lebrun, Bressant, Madeleine Brohan, Crosté, Sainte-Foi, Mlle Belia, Mlle Mauduit, Caron, David, Renard, le piano de Matton, le hautbois de Barthélemy, une tombola organisée par Carjat, voilà le programme, hélas ! impossible, impossible. Pour donner la parole à ces artistes, pour permettre à ces étoiles de briller un moment sous les arbres du Vésinet, il fallait l'autorisation municipale, et le joli village du Vésinet appartient à la commune de Chatou.
L'autorisation n'a pu être accordée. Pourquoi ? Nous n'avons pas le droit de le savoir; on s'incline, on obéit, on sait se taire sans murmurer; mais on se dit tout bas, à soi-même, in petto: C'est grand dommage. On s'en est un peu consolé dimanche soir en écoutant les gracieuses compositions de Boulanger, les mélodies du ténor Renard, qui chante ses oeuvres avec un amour de père et une méthode aussi admirable que sa belle voix. Et le trio de Guillaume Tell, chanté par Renard, Caron et David, et les stances du Cid, si bien dites par Beauvallet.

M. de Montloël aurait pu ajouter que cette soirée, qui avait lieu chez l'organisateur de la representation manquée, réunissait plusieurs représentants des plus influents de la presse parisienne, le directeur de la Société du Vésinet et trois notables de la localité. Tout cela était beau, mais tout cela ne remplaçait pas la recette perdue, la gratuité...ajournée. [3]

    [1] C'est un extrait d'une "Méditation peu poétique en 34 strophes dans le genre de celles de M. Alphonse de Lamartine (autrefois Coquenard), improvisée à l'occasion de la crémaillère qui fut pendue à la Villa de Turbigo chez Auguste Potin, dans le parc du Vésinet, le 16 juin 1867", par Pierre Beauvallet (Sociétaire de la Comédie française, Professeur au Conservatoire Impérial de Musique et de déclamation). Le texte a été publié : Imprimeries de Renou et Maulde (Paris) 1867.

    [2] Dès sa création, la colonie du Vésinet a séduit les artistes de tous domaines qui sont venus par dizaines s'y installer. Quelques uns, les plus connus, sont répertoriés dans nos pages "célébrités". D'autres, qui séjournèrent au Vésinet de quelques mois à plusieurs dizaines d'années, chanteurs, danseuses, musiciens, librettistes, écrivains, peintres, sculpteurs, ont donné, par leurs prestations ou leurs relations, beaucoup d'éclat aux fêtes vésigondines.

    [3] La gratuité fut tout de même instaurée en 1867.

 


Société d'Histoire du Vésinet, 2011- www.histoire-vesinet.org