Echos du passé, Le Vésinet, revue municipale, n°43, juin 1978.

Fêtes de la Marguerite - 19, 20, 21 juillet 1862
Extrait du "Furet du Vésinet" n° 13, 1862 - Journal illustré des concerts, promenades et fêtes dans le parc.

Ah ! mes belles lectrices ! chantez en choeur un hymne joyeux en l'honneur du dieu des feuilles roses, car votre petit Furet a couru, dimanche, les plus grands dangers. En ce moment, je ne sais pas trop s'il ne me manque pas quelque chose ? — Non j'ai, grâce au Ciel, tout ce qui constitue les suites d'une grande journée de plaisirs: courbature, rhume de cerveau, enrouement, petite toux, rien n'y manque.

Mais aussi, comment résister à l'entraînement d'une fête si complètement splendide, si admirablement conçue et si heureusement exécutée dans tous ses détails ? — Il faudrait être un habitant ou un fabricant de Sandwich, pour ne pas s'être trouvé entraîné par le tourbillon des flots séducteurs ? — Je me suis laissé charmer par cette sirène, qu'on appelle la fête, et je l'ai suivie dans la forêt partout où elle a voulu me conduire. Si vous l'avez vue, vous devez me pardonner mon entraînement; elle était si jeune, si fraîche, si belle, si vive, si animée, si coquette, si séduisante. Elle se présentait à nous sous des aspects si nouveaux et si variés, qu'il fallait l'admirer partout et toujours.
Pour ma part, je dois déclarer que j'en ai éprouvé un bien grand plaisir à la vue du mât de cocagne. Lorsque j'étais petit garçon, j'avais pour lui de l'admiration; aujourd'hui je n'en ai que pour celui qui l'a inventé. Je déclare que c'était le plus grand philosophe de son époque; il dépasse, de toute la longueur de son mât, les Socrate, Platon, Aristote, Descartes, et, plus près de nous, les Montesquieu, Jean-Jacques et Voltaire.
Y a-t-il rien qui rappelle plus à l'homme sa véritable mission dans ce monde que cette longue perche à laquelle il est condamné à grimper pendant toute sa vie ? — Le mât, c'est la route. Les couches de savon, ce sont les obstacles. La montre en argent, c'est le but. — Trouvez-moi quelque chose qui ressemble plus à ce que je fais, à ce que vous faites, à ce que nous faisons tous, et je consens à l'instant à me débarrasser de mon rhume de cerveau.
Parlez-moi de la course aux clochettes! Voilà qui est naïf, qui est simple, qui est modeste. Voyez-vous d'ici cet essaim de jeunes filles faisant des efforts inouïs pour voir, entre le bandeau qui leur cache les yeux et le bout de leur nez, le chemin le plus direct pour arriver à mettre la main sur une robe. Si elles vont droit au but, cela peut décider leurs amoureux à faire cette sage réflexion "Du moment que cette jeune fille sait si bien se conduire sans y voir, je puis, à mon tour, la prendre pour femme les yeux fermés".
Laissons s'accomplir cet hymne confiant et champêtre, et continuons notre promenade — si nous pouvons ! — Quelle foule quel bruit ! Sur la pelouse des cascades, il était impossible de voir autre chose que le dos de la personne qui marchait devant vous — marcher me paraît un peu exagéré. — L'on se soutenait en équilibre en s'étayant de son voisin de droite ou de gauche, suivant les tendances des courants.
Que de gens ont été heureux! que de coeurs et de mains ont pu se rapprocher à la faveur de cette bienheureuse pression des coudes au corps. Que l'oeil vigilant des mères a dû souvent être en défaut, par suite des atteintes qui les forçaient à les fermer, sous peine d'être crevés. Que de pieds sur lesquels on a marché, rien que pour avoir un motif d'entrer en conversation.
Aimez-vous la musique ? On en a mis partout, et quelle musique ! C'était à se croire transporté dans le séjour des harmonies célestes. A la messe, c'était les harpes de David qui semblaient chanter le Cantique des Cantiques de Salomon. Au concert de deux heures, c'était, dans un autre ordre d'idées, les morceaux les plus remarquables du répertoire musical. Il faut que M. H. Maury soit miraculeusement organisé pour que son esprit puisse s'étendre sur tout avec un tel succès. Je soupçonne fort cet homme, qui a toujours l'air d'être préoccupé, d'avoir autour de lui les esprits invisibles des Mozart, des Weber, Gluck, Rameau et Donizetti, lui soufflant leurs plus belles inspirations. Car enfin, ce n'est pas naturel. Figurez-vous que, dimanche, on lui a donné un mirliton; il l'a porté à ses lèvres, et, à l'instant, il a fait sortir de cet instrument désagréable les sons les plus doux du cor de chasse.
Maintenant il faut que je vous annonce que nous avons eu, pour la première fois, un grand concert vocal, dirigé par M. Joseph O'Kelly. L'audition de ces choeurs, composés de cinquante orphéonistes, et dont deux morceaux ont été bissés, a été des plus remarquables, et nous a permis de juger du magnifique talent de M. O'Kelly, le savant musicien qui les conduisaient. Enfin, pour couronner et finir cette ravissante fête, nous avons eu un feu d'artifice des plus splendides, dû à M. Ruggieri, le premier artificier de France. Au moment du bouquet, je me trouvais dans le kiosque des Concerts avec M. Olive, le savant architecte du Vésinet, dont l'esprit s'était animé par le succès de cette fête; tout-à-coup il se tourna vers moi, et me dit: "Regardez ! à la clarté éblouissante de ces pièces d'artifice, la pelouse ronde des Concerts ne vous fait-elle pas l'effet d'une immense marguerite dont le kiosque est le centre ?"
Le nom de Marguerite, répété avec acclamation par les vingt mille personnes qui nous entouraient, et qu'on lisait sur une pièce d'artifice, m'empêcha de lui répondre; nous nous serrâmes la main avec émotion et nous nous séparâmes. M. et Mme Pallu garderont longtemps le souvenir de la fête qu'ils ont instituée dans ce beau parc du Vésinet. Aujourd'hui, le directeur de cette grande entreprise doit être sûr du succès, reposant sur l'immense sympathie qui l'environne, et qui ne fera jamais défaut à son honorable caractère.

Louis RICHARD, l'un des rédacteurs gérants.

 

Le Furet du Vésinet était un hebdomadaire, fondé en 1862, qui vécut deux ans seulement. Il ne paraissait que pendant la saison des concerts, sur quatre pages de couleur rose. Il donnait essentiellement des informations sur le concert dominical à venir et chantait la gloire des musiciens et de leur chef, Maury, qui avait si bien interprété le concert dominical précédent. En outre, Le Furet, justifiant son nom, livrait des échos divers de la vie quotidienne à Paris. C'était une feuille aussi inoffensive que La Gazette sera vindicative.

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