Le Courrier français - 24e année, n°28, 11 juillet 1907.

Giska la Bohémienne
Ballet-pantomime de Edmond Le Roy, musique de Léo Pouget

Notre aimable et aimé confrère, Edmond Le Roy (chez qui l'homme porte préjudice à l'écrivain, en ce sens que ce boulevardier charmant ayant la réputation de ne compter que des amis, le critique jaloux de passer pour incorruptible, hésite à rendre justice à son talent), – notre confrère Edmond Le Roy, dont la verve primesautière et si joliment parisienne a fait la célébrité journalistique, vient de faire sur la scène de Marigny, ses débuts d'auteur dramatique, avec un ballet-pantomime tout à fait remarquable, où se révèle en même temps qu'un sens très personnel du Théâtre, un sens poétique des plus délicats.
Le décor, d'une jolie couleur bretonne, où face à l'église se dresse la roulotte des gitanos, symbolise de façon très pittoresque le contraste d'où va naître l'intrigue de Giska la Bohémienne. Idylle tragique, où vont s'opposer l'âme farouche de la fille nomade, l'âme pensive et douce du gars breton. Devant le porche de l'église, où dans un papillotement joyeux de couleur locale, s'engouffrent les vieilles emmantées de noir, les belles aux blanches coiffes et les gars farauds de leurs gilets multicolores, devant le porche de l'église où le son cadencé des cloches rythme les bonds de sauterelle d'un invraisemblable stropiat, Giska, la fille de Bohême déchiffre les signes de la main, et dévoile aux femmes effrayées les mystères de l'Avenir, puis elle danse, et ses poses lascives révèlent aux hommes les mystères de la luxure. Devant ces mystères, charmants et terribles, Guénolé se sent tressaillir d'un trouble inconnu. Sans doute, il est le fiancé de Gaïdis, mais leur amour, pâle fleur des landes, est en péril d'être fauché par le Destin, — ainsi l'a prédit la Bohémienne. Cette dernière, je crois qu'il est temps de vous l'apprendre, est l'esclave d'une brute impérieuse et sordide, le noir Rakooski, dont les coups lui sont moins odieux encore que les baisers. Une pantomime très émouvante, et d'une étonnante clarté d'expression, nous a révélé la psychologie de Giska. On ne sait quelle hérédité lointaine mêle aux violences de cette âme sauvage une douceur prête à fleurir en amour et en mysticisme. Devant le portail de l'église, elle rêvait au chant des orgues, attirée par la fraîcheur calme du divin asile. Et devant les yeux bleus de Guénolé, voici qu'elle rêve la tendresse et la douceur, et de toute la véhémence de son âme brûlée, elle s'élance vers cet oasis de fraîcheur. D'admirables gestes — (et je ne veux pas attendre pour dire combien dans cette création de Giska, la grande Otero surpasse en beauté la « belle » Otero) — d'admirables gestes traduisent cet élan soudain qui n'a rien pour nous d'incompréhensible, car c'est le mérite d'Edmond Le Roy d'avoir su, par les seuls moyens de la pantomime, exposer clairement une situation psychologique aussi subtile. Donc la Bohémienne et le Breton s'aiment et se le disent. Scène troublante, où, d'un parfum de poésie vraie, s'exhale un arôme singulièrement fort de rude sensualité primitive ! Mais le retour des villageois désenlace ces amants fougueux.
Pour la joie de nos yeux, gars et garçailles dansent une « Sabotière » dont la perfection chorégraphique, n'exclut pas — chose rare — la saveur vraiment paysanne. Au reste, toute la mise en scène de Giska prouve que le maintien du réalisme n'est nullement incompatible avec la féerie des costumes et des décors.
Après le départ des villageois, les amants renouent leur étreinte, sur la petite place où clignent les yeux d'or des fenêtres car voici la nuit. Auparavant, une scène violente a éclaté entre les deux gitanos. L'homme a levé le bras pour frapper, mais le bras n'est pas retombé, car la Bohémienne, à présent, qu'elle aime, ne veut plus subir les coups de ce mâle abhorré. Son stylet, levé d'un geste superbe, a fait reculer Rakooski. Et maintenant la Bohémienne supplie Guénolé de la prendre toute à lui. Le Breton hésite. Est-ce le regret de la blanche Gaïdis, ou la défiance héréditaire qui le ressaisit contre la fille d'une race maudite ? Stupeur douloureuse de la Bohémienne. « Prends-moi toute ! » supplient ses beaux yeux. Et c'est au moment où le gars, réensorcelé, se penche vers sa bouche et l'entraîne d'un long geste ivre, que Giska voit surgir de l'ombre le Bohémien. Corps à corps farouche. Une lame a brillé... Mais ce n'est pas sur le corps inerte de Giska que se penche avec épouvante le doux Guénolé. La Bohémienne est vivante, libre, désormais. Pauvre Giska ! Le gars pour lequel elle a tué ne saurait, avec sa pauvre âme de civilisé, tremblante de tant de scrupules, concevoir l'effrayante simplicité de l'Amour qui tue. Et certes, il vaut mieux que Rakooski, traînant les spasmes de son agonie jusqu'aux amants réenlacés, poignarde la Bohémienne, devant le cadavre de laquelle se découvrira la foule effarée des villageois.
Telle est l'affabulation de Giska la Bohémienne, oeuvre curieuse où la poésie la plus pure s'accommode du réalisme le plus hardi (Témoin la scène où Giska, dérobant aux investigations de Rakooski la pièce d'argent que lui donna Guénolé, manifeste par une rouerie vulgaire de fille, un scrupule d'amour très délicat. Elle a glissé la pièce dans son bas, et ce n'est que sous la menace qu'elle y fouille d'un geste peureux, levant l'autre main pour se préserver des coups). — Dans la partition très remarquable, écrite sous l'oeuvre d'Edmond Le Roy, le jeune et célèbre compositeur du « Ballet de Terpsychore » Léo Pouget, a fait preuve d'une souplesse d'inspiration peu commune, en exprimant avec un égal bonheur les violences de l'âme gitane et la douceur des hommes et des choses du pays d'Armor. Habitués aux flonflons de tout repos, les musiciens de Marigny durent pâlir devant cette musique savante et originale. Félicitons-les de s'en être tirés avec honneur.

Otero dans Giska-la-Bohémienne au Théâtre Marigny. Dessins de D. O. Widhopff

Que dire à présent d'Otero, sinon que dans le rôle de Giska, elle vient de prouver péremptoirement à ceux qui ne lui concèdent que le talent d'être espagnole, qu'elle est devenue une grande artiste, parfaitement capable de briller hors de son cadre de danseurs, et de consacrer la beauté de son geste, la flamme admirable de son regard à traduire la passion dans son caractère le plus largement humain. Ce sera pour beaucoup une révélation que la grâce touchante et comme ingénue d'Otero au premier tableau de la Giska. Avec quelle parfaite pureté de regards et d'attitudes elle exprime, au seuil de l'église, la piété naïve de la Bohémienne ! Quant au reste, il est superflu de dire sa grâce enveloppante, ses élans superbes, et de quelle beauté tragique elle revêt l'horreur, un peu nue, de la scène finale.
M. Wague, impressionnant de réalisme, joue avec une sobriété puissante le rôle violent du Bohémien. Sous la veste courte de Guénolé, Mlle Christine Kerf, opulente personne et même adroite, sait par l'expressivité de son jeu, retenir à la hauteur de son visage nos regards que tenteraient parfois de plus basses contemplations.
II est impossible de rêver une apparition plus délicieusement originale que celle de Mlle Mado Minty, quand sa jolie tête s'encadre à la fenêtre de Gaïdis. Gardons-nous de faire tort à Mademoiselle Mars Moncey, à MM. Desaize et Figuière des compliments qui leur sont dus ; et félicitons MM. Borney et Desprès dont le rare talent de metteurs en scène n'aura pas été le moindre élément de ce grand succès.

Henry Galoy


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