Journal des débats politiques et littéraires, 25 juin 1893 (Numéro du soir)

Discours
pour la distribution des prix de l’Orphelinat du Vésinet
Œuvre des Alsaciens-Lorrains

Henri de Bornier, de l'Académie française
25 juin 1893

Cet après-midi, a deux heures et demie, a eu lieu, sous les auspices de la Société de protection des Alsaciens-Lorrains demeurés Français, la distribution des récompenses aux jeunes filles de l'Orphelinat du Vésinet. Reconnue d'utilité publique par décret du 23 août 1873, cette Société que dirige M. le comte d'Haussonville assure la vie matérielle à quarante orphelines alsaciennes-lorraines, et leur procure, en plus de l'instruction, de bonnes places à leur sortie de l'établissement.
Cette année, M. Henri de Bornier avait été invité à présider la touchante cérémonie couronnant chaque année d’oeuvre de l'orphelinat. Après avoir présenté l'auteur de
La fille de Roland, M. d'Haussonville a constaté l'état prospère de la Société. Un legs de 25.000 frs de M. Finance va être employé à fonder deux nouveaux lits. Un pavillon d'infirmerie, tout en bois, mais très propre et très coquet, qui avait attiré les regards des assistants, a été construit avec les fonds du pari mutuel.

M. Henri de Bornier a pris ensuite la parole. En un discours plein de grâce et de fine bonhomie, M. H. de Bornier dit que son auditoire le trouble plus que le Sénat ou que la Chambre, mais que ce qui le troubla encore davantage c'est le souvenir des orateurs, des membres de l'Académie qui, dans ces dernières années ont parlé devant cet auditoire.
En 1881, dit-il, ce fut M. François Coppée, le noble poète des Humbles et l'énergique poète de Severo Torelli; en 1886, ce fut M. Ludovic Halévy dont le rare talent a des faces si diverses et qui a mené Froufrou à confesse chez M. L'abbé Constantin ; en 1888, ce fut l'amiral Jurien de La Gravière, dont le nom restera cher à l'Académie comme à l'armée ; en 1889, ce fut M. Mézières, qui est aussi un soldat comme il est un éminent lettré et qui, s'il préfère quelque chose en France, y préfère l'Alsace et la Lorraine ; en 1890, ce fut M. le vicomte Melchior de Vogüé qui, par la pensée, le style et l'indépendance d'esprit, est devenu le Chateaubriand de notre génération. En 1892 enfin, ce fut M. Rousse, un jurisconsulte qui est un écrivain de premier ordre, qui a gardé, même au Palais de Justice, je ne sais quoi de tendre et qui a su vous parler avec un charme dont l'impression est restée en vous si profonde.
Après tous ces maîtres de la parole, que me resterait-il à dire? Rien que je sache. Ça n'est donc pas moi qui vais parler, c'est un de nos plus illustres poètes dramatiques, l'auteur d'Esther, et je suis, bien sûr que mes prédécesseurs trouveront mon discours au moins aussi bien que les leurs, puisque le mien est de Racine !
L'histoire que le grand poète a mise en scène, c'est la vôtre, mes chères enfants; ces jeunes compagnes d'Esther, ces captives, ces exilées, c'est vous seulement plus heureuses qu'elles, vous avez pour exil la patrie encore; mais il y a d'autres captifs, d'autres exilés sur la terre morne qui les a vus naître; ce sont vos pères, vos soeurs, vos mères, vos parents qui sont la-bas et qui souffrent plus que vous. Je la retrouve et je les retrouve dans l'oeuvre de Racine, comme vous allez voir, et je crois être, en la lisant, l'orphelinat des Alsaciens-Lorrains.
M. de Bornier interprète alors diverses scènes d'Esther et en tire des applications à la situation des jeunes orphelines du Vésinet, et termine par ces mots:"Vous aurez, mes chères enfants, la même joie que les élèves d'Esther, puisque vous vous y préparez comme elles par la prière et le travail. Sans doute, d'autres que vous travaillent à, l'oeuvre de rédemption les hommes d'Etat se penchent sur leur échiquier, sur la carte de l'Europe, et cherchent la solution des problèmes redoutables nos soldats s'en vont aux terres lointaines, bravant un ennemi barbare, un climat meurtrier, la maladie, la fièvre, la faim et nous acclamons à leur retour ces fiers ouvriers du travail terrible et nécessaire; et cependant qui sait? il est peut-être, aux yeux de Dieu, quelque chose de plus habile que les orateurs et les politiques, ce sont vos humbles voix qui invoquent son nom ; quelque chose de plus puissant que le bras des héros, ce sont vos petites mains qui se joignent, le matin et le soir, en s'élevant vers te ciel."

Des applaudissements répétés saluent ces derniers mots et les fillettes viennent ensuite, à l'appel de leurs noms, chercher leurs récompenses. Après la cérémonie, un lunch est servi aux invités et aux pensionnaires de l'orphelinat. La Société de protection des Alsaciens-Lorrains a voulu remplacer, pour les petites déshéritées, la famille absente, et, après le goûter, des jeux et un concert ont été organisés par ses soins.
L'excellente musique du 5e régiment de chasseurs à cheval était venue de Saint-Germain prêter son concours à cette charmante et patriotique cérémonie.

Henri de BORNIER (1825-1901)

Né à Lunel (Languedoc), le 25 décembre 1825.
Poète, auteur dramatique, administrateur de la Bibliothèque de l'Arsenal en 1889, lauréat de l'Académie en 1861 et en 1863 pour le prix de poésie, en 1864, pour le prix de l'éloquence, son œuvre capitale est La Fille de Roland, qui, jouée en 1875 au Théâtre Français, obtint un succès considérable et valut à l'auteur le premier grand prix de la fondation Reynaud en 1879. Élu à l'Académie au deuxième tour de scrutin le 2 février 1893 en remplacement de Xavier Marmier, il fut reçu le 25 mai 1893 par Paul-Gabriel d'Haussonville.
Mort le 28 janvier 1901.

(Source: Académie française)

 


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