D'après Charles Yriarte dans Le Monde illustré - 3e année, Tome 5,n°130 du 8 octobre 1859 et 5e année, Tome 9, n°241 du 23 novembre 1861

Inauguration de l'asile impérial du Vésinet

L'asile impérial du Vésinet, qui a été inauguré le jeudi 29 septembre 1859 [1] par Mgr l'évêque de Versailles et Son Excellence le ministre de l'intérieur [2], est situé dans la partie du bois du Vésinet qui regarde la machine de Marly, entre les stations de Chatou et du Vésinet. Cet asile, destiné aux ouvrières convalescentes, complète la pensée qui a présidé à la construction de l'asile impérial de Vincennes pour la convalescence des hommes, et vient combler une lacune qui existait dans les soins que l'assistance publique et l'État donnent aux classes pauvres.
L'ouvrière, qui sort de l'hôpital pour faire place à de plus malades qu'elle, désormais en état de convalescence, rentre dans sa famille. Là viennent souvent à lui manquer les soins indispensables que réclame son état. L'air qu'elle respire est malsain, son logement est triste, ses besoins nombreux, et bientôt, au lieu de sentir revenir ses forces, elle s'étiole, et, pâle et chancelante, elle va refrapper à la porte de l'hospice. Une maladie plus cruelle que la première va la retenir de nouveau sur le lit de l'hôpital ; si elle échappe aux dangers de cette rechute, elle a vu s'épuiser les dernières ressources qu'elle avait. La misère seule l'attend au seuil de la maison hospitalière.


Inauguration de l'Asile — La Chapelle
Le Monde illustré, 1859

Cet état de choses a dû frapper l'administration ; c'était un besoin impérieux, c'était une lacune à combler, mais c'était aussi tout un nouvel ordre de choses à créer, de nouveaux besoins à étudier. Le milieu dans lequel vivent les malades influe d'une manière sérieuse sur leur état ; c'était donc à la campagne, dans un endroit riant et agréable, au milieu du luxe de la nature, que devait s'élever une maison de convalescence.
Avec du soleil et des fleurs, un repos de quinze jours suffira désormais à l'ouvrière qui sort de l'hospice pour avoir recouvré ses forces et reprendre, sans danger pour sa santé, ses travaux habituels.
L'administration du ministère de l'intérieur, qui a crée l'asile impérial du Vésinet, a confié cette construction à l'architecte qui avait déjà été chargé d'élever l'asile impérial de Vincennes. M. Laval s'est longuement préparé à ce travail par de sérieuses études dans tous les hôpitaux et hospices, et, secondé par une commission d'hommes spéciaux, il a accueilli les découvertes les plus récentes ; il a même donné à de nouveaux inventeurs le moyen d'expérimenter sur une grande échelle ; toutes ces applications sont désormais acquises à la science ; elles font de l'asile du Vésinet un établissement modèle.

Nous avons donné, dans un précédent numéro, une vue d'ensemble de cette construction ; la façade explique d'elle-même les distributions intérieures. La partie centrale, d'une architecture plus monumentale que le reste, contient, au rez-de-chaussée, les réfectoires, séparés par un vestibule, et desservis par une galerie vitrée et chauffée. Au premier étage, la chapelle et les promenoirs. Une terrasse permet aux personnes de l'administration d'accéder à la chapelle, sans être en communication avec les convalescentes. L'aile droite, avec ses retours, est réservée à l'administration: logements du directeur, de l'économe, de l'aumônier, et elle contient encore l'infirmerie, à proximité des chambres d'internes, la pharmacie, l'herboristerie, le service des tisanes.
Chacune des ailes a ses habitations au midi ; elles sont desservies par un couloir qui règne dans toute la longueur, et vient aboutir, à droite et à gauche des promenoirs, à deux grands pavillons qui viennent arc-bouter la partie centrale, et qui contiennent les escaliers. C'est le point où tous les services aboutissent.
La buanderie, les étendoirs, les séchoirs, la lingerie, la salle de pliage, les services de distribution, eau froide, eau chaude et vapeur, ont été relégués dans une aile spéciale, et nous considérons cette partie de l'édifice comme la plus intéressante au point de vue pratique.
La machine à vapeur communique le mouvement à tout le matériel, et diminue beaucoup la main d'œuvre : le linge, après le lavage, est chargé sur un chariot à main et placé sur un plateau ; il passe, sans le moindre effort et en en dirigeant seulement l'ascension, à la salle des séchoirs à air chaud ; par le même système, il est élevé à la salle de pliage, de là le service des chariots à main le transporte à la lingerie.

Il faudrait plus de détails que n'en comporte cette notice pour expliquer toutes les combinaisons par lesquelles on est arrivé, dans un si vaste établissement, à donner, aux points les plus reculés du bâtiment, de l'eau froide, de l'eau chaude et des robinets de vapeur là où ils étaient nécessaires. Ces services sont complets : les bains ordinaires, les bains sulfureux et ceux de vapeur sont d'un aménagement ingénieux et d'une grande simplicité. M. Laval s'est adjoint, pour l'étude et l'exécution de ce service, MM. Bouillon et Muller, ingénieurs civils.
C'est le complément des beaux travaux en ce genre que nous avons déjà vu exécutés par ces messieurs dans les établissements de l'assistance publique.
Comme ce service est d'un entretien minutieux et exige la plus sérieuse surveillance, M. Laval a disposé sous son bâtiment deux grandes artères d'égouts avec des caniveaux ; ainsi, tout son service de tuyaux est apparent. Un homme spécial, attaché aux services des eaux et du gaz, peut donc visiter ses conduits, s'assurer de l'état des tuyaux, et prévenir ainsi toute fuite et tout accident.
Une machine à ventiler renouvelle l'air dans toutes les parties du bâtiment ; l'air vicié, refoulé par l'air pur qui entre, s'échappe par des cheminées disposées à cet effet. Trente mille mètres cubes d'air pur sont répandus chaque heure dans l'établissement, et les pièces les plus difficiles à ventiler, telle que l'infirmerie, sont aussi saines que les parties habitées par le personnel.
C'est un grand élément de bonne santé : les malades vicient rapidement l'air qu'ils respirent, et les infirmeries des plus beaux établissements sont souvent malsaines, quels que soient les soins qu'on a pris pour arriver à un bon résultat.

L'administration a voulu donner un grand retentissement à cette cérémonie d'inauguration : c'était une question qui intéressait la classe ouvrière, et les ouvriers étaient nombreux. L'entrée de l'asile était publique, chaque service était meublé et les machines fonctionnaient ; chacun a pu se rendre compte des soins que l'administration prend de tout ce qui touche aux intérêts des classes souffrantes.

Le discours de Monseigneur Mabile, évêque de Versailles

    Messieurs, les prières liturgiques que nous venons d'adresser à Dieu dans cette enceinte, et les hauts personnages qui relèvent par leur présence l'éclat de cette cérémonie religieuse, nous font comprendre tout d'abord qu'il s'agit ici d'une oeuvre importante, et qu'à la création de cette oeuvre se rattache le plus grand nom de l'époque. Mais la solennité qui nous rassemble ne renferme-t-elle pas un enseignement, et quel est cet enseignement ?
    Au milieu de tant d'événements divers qui se pressent et qui se succèdent avec bruit dans notre société si agitée et si battue par l'orage, il est consolant et bien glorieux pour nous de pouvoir constater que l'amour du prochain tient une grande place dans les cœurs, et que cet amour, né du christianisme et alimenté par le christianisme, enfante partout des merveilles en faveur des orphelins, des pauvres et des malades. D'une part, l'assistance publique, d'autre part la charité privée s'entendent, se donnent la main et rivalisent de zèle dans l'accomplissement de leur sublime mission. Quel est le fonctionnaire, quel est le magistrat, quel est l'homme sensé, quel est le riche qui n'ait contribué et qui ne contribue d'une manière ou d'une autre à une œuvre de bienfaisance ? Parcourez nos villes et nos campagnes, examinez attentivement tout ce qui s'y fait depuis la crèche où pleure l'enfant qui vient de naître jusqu'à l'asile où le vieillard va expirer, vous serez dans l'étonnement, vous verrez que rien n'a été oublié, vous demeurerez convaincus que les secours, que les prodiges de dévouement se multiplient, à mesure, hélas ! que s'allonge le catalogue des misères et des infortunes qui assiègent notre espèce.
    Or, ces institutions, ces associations, ces œuvres qui ont toutes pour but ou d'éloigner ou d'adoucir, autant que cela est possible, les maux sans nombre qui pèsent sur nous, ne sont-elles pas la gloire de notre société? Ne sont-elles pas une preuve victorieuse de la vérité des principes que nous défendons ? Ne sont-elles pas aussi un argument décisif contre tous ces novateurs qui condamnent tout ce qui est et qui rêvent un monde arrangé à leur façon ? Ces hommes parlent de progrès et de philanthropie. Nous leur montrons des œuvres qui répondent à tous les besoins et qui se continuent depuis dix-huit siècles ; nous mettons sous leurs yeux une doctrine qui a pour elle, avec l'autorité de la foi, la triple autorité du temps, du génie et de la vertu. Eux, que peuvent-ils nous montrer, si ce n'est des ruines et des systèmes absurdes et impraticables ? Après cela, ils osent dire qu'ils aiment l'humanité !
    Qu'ils se taisent donc, et'qu'ils nous laissent, avec notre vieille civilisation, avec nos vieilles et immortelles croyances, travailler en paix au soulagement et à l'amélioration des classes indigentes et laborieuses.

    Que dirai-je maintenant de ce magnifique établissement inauguré en ce jour, et destiné désormais à combler une lacune qui existait encore dans le service des malades ? S. Exe. le ministre de l'intérieur, digne représentant de Leurs Majestés Impériales, nous donnera bientôt, à ce sujet, des détails et des explications que nous serons heureux de recueillir de sa bouche. Toutefois, je ne puis m'empêcher de le dire, une pensée me saisit et me domine, et cette pensée qui demande à se produire et qui doit se produire dans cette circonstance, cette pensée intime, vous l'avez, vous la sentez comme moi, vous tous qui m'honorez de votre attention, vous surtout qui n'avez accepté une des plus hautes positions de l'Empire que par l'unique et noble motif du dévouement à L'Empereur, pour de grandes choses, a creusé son ineffaçable sillon dans l'histoire.
    Eh bien ! que d'autres l'admirent, soit dans les actes par lesquels il a replacé la France au premier rang des nations, soit dans l'énorme mouvement qu'il a imprimé aux affaires et à l'industrie, malgré toutes sortes d'obstacles, soit encore sur le champ de bataille ; nous, en ce moment, admirons-le pour la bonté, pour la générosité de son cœur ; admirons-le parce que, dans sa vie, absorbé par la politique et par les plus effrayants devoirs, il sait se ménager des heures et des ressources pour s'occuper de la manière la plus touchante et la plus utile de tous les intérêts, de tous les besoins du pauvre, de l'artisan et de l'ouvrier. Ne faut il pas remonter jusqu'à saint Louis pour trouver quelque chose de semblable ? Je ne crains pas de l'affirmer, cette sensibilité exquise et active qui le distingue est une des racines de son immense popularité, et une des causes qui ont attiré sur lui une bénédiction spéciale et une protection si évidente du Ciel.
    Ministre de Jésus-Christ, à qui nous avons confié la direction spirituelle de ce précieux Asile dont s'enrichit notre beau diocèse,et vous, mes chères sœurs, qui devez y vivre dans une perpétuelle succession de sacrifices, connaissez bien vos devoirs. Efforcez-vous de répondre à tout ce qu'on attend de votre zèle et de votre charité. Adoptez avec amour cette nouvelle et si intéressante famille qui vous est donnée. Des épouses, des mères de famille, des veuves, des ouvrières viendront chercher ici, dans les tendres soins dont elles seront l'objet, la santé et les forces du corps. Toujours vous devez les accueillir avec beaucoup d'égards et avec un profond désir de leur être utiles. Apprenez-leur, par vos paroles, par vos exemples, que le bien-être est le résultat du travail et de la bonne conduite ; puis, que la religion, nécessaire à tout le monde, l'est surtout à ceux, à celles qui souffrent et qui ne gagnent leur morceau de pain qu'au prix de la fatigue et des sueurs. N'oubliez pas non plus de les exciter souvent à la reconnaissance et de les engager à prier tous les jours pour la France, pour L'Empereur et pour tous les membres de la Famille Impériale.
       

Après la cérémonie religieuse, une foule considérable composée des personnes invitées, des ouvriers et contre-maitres de l'établissement, des habitants de Croissy du Pecq et des communes voisines, s'est répandue dans les diverses dépendances de l'Asile, et les a visitées dans le plus grand détail. L'établissement tout entier offre un aspect vraiment monumental et fait le plus grand honneur à M. E. Laval, architecte, chargé de la direction des travaux. Rien de plus sévère dans son élégance, de plus confortable dans sa simplicité que ce palais du pauvre qui s'élève au milieu d'un parc improvisé, au centre de la plus riche campagne.
S. Exe. M. le duc de Padoue s'est rendu dans une des salles de l'établissement où s'élevait une estrade élégamment ornée. Le ministre, ayant à sa droite Mgr l'Evêque de Versailles, à sa gauche M. le préfet de Seine-et-Oise, a prononcé son discours au milieu du silence le plus solennel.

Le discours du duc de Padoue, ministre de l'Intérieur

Après la cérémonie religieuse, le duc de Padoue a prononcé un discours de circonstances
qui dépassait, comme souvent en politique, le cadre du lieu à inaugurer.
En voici le texte intégral
[3].

    Messieurs, la touchante cérémonie qui nous réunit aujourd'hui pour inaugurer ce nouvel asile d'assistance nationale et chrétienne doit éveiller en nous des souvenirs et des sentiments dont il m'est bien doux d'être l'interprète. La pensée de cette fondation populaire qui va demain s'ouvrir aux mères et aux filles des familles du peuple, est d'une origine toute napoléonienne, comme les grandes choses qui se sont accomplies, depuis dix ans, dans l'ordre moral et matériel, aussi bien que dans l'ordre politique. Cette généreuse pensée appartient à cette mémorable année 1855, qui mérite une place à part dans un règne illustré déjà par tant d'utiles conceptions et d'œuvres glorieuses.
    Vous savez, en effet, Messieurs, au milieu de quelles circonstances a été rendu le décret impérial, dont l'exécution reçoit aujourd'hui son complément. L'armée française combattait héroïquement, sur une terre lointaine, pour la cause du droit et le maintien de l'équilibre européen. Les Tuileries étaient réunies au Louvre, la demeure des rois de France au palais des arts. Toutes les nations avaient été conviées à Paris pour y exposer les plus belles œuvres du génie de l'homme.
    C'est au moment où les triomphes de la guerre, s'unissant aux conquêtes de l'industrie, assuraient à la France tous les genres de grandeur, que l'Empereur résolut de créer sur le domaine de la Couronne, à Vincennes et au Vésinet, deux asiles destinés à recueillir les ouvriers convalescents ou qui auraient été mutilés dans le cours de leurs travaux.
    En fondant cette institution, Sa Majesté a voulu assimiler, pour ainsi dire, l'atelier au champ de bataille, les blessés de l'industrie aux blessés de la guerre, et montrer que la sollicitude de son gouvernement paternel s'étend à l'ouvrier aussi bien qu'au soldat, parce que l'un et l'autre travaillent, combattent, exposent leur vie, pour la gloire et la prospérité du pays.

    Ernest Louis Henri Hyacinthe Arrighi de Casanova, duc de Padoue (1814-1888)

    Ministre de l'Intérieur du 5 mai au 1er novembre 1859.

    Fils du général, duc d'Empire, pair des Cent-Jours, qui avait aussi été député à l'Assemblée législative, apparenté aux Bonaparte, le duc de Padoue, après des études à l'École polytechnique et un bref séjour dans l'armée, fut nommé préfet de Seine-et-Oise (il l'était notamment lors du 2 décembre), puis au Conseil d'État, et succéda à son père au Sénat, en 1853. Dévoué aux intérêts de l'Église, il devint ministre de l'Intérieur à la veille du départ de Napoléon III pour la guerre d'Italie, ce qui rassura les catholiques. Fidèle entre tous à la dynastie, il avait la charge de l'ordre public pendant l'absence momentanée de l'empereur et la régence provisoire de l'impératrice ; mais, la campagne s'étant révélée victorieuse, il n'eut à faire face à aucun trouble. Le 15 août, il contresigna l'amnistie générale des proscrits, décrétée par Napoléon III, et démissionna pour raison de santé, à peine six mois après sa nomination. Après la chute de l'empire, il fut l'un des membres influents du parti bonapartiste, prit la parole en 1874 au nom des 7 000 invités qui étaient venus à Londres pour la majorité du prince impérial et, après plusieurs insuccès en Seine-et-Oise, fut élu en 1876 député de la Corse. Il siégea au sein du groupe de l'Appel au peuple jusqu'en 1881 et soutint la politique de l'ordre moral. [4]

    Quatre ans se sont écoulés depuis cette époque. Fidèle à sa généreuse mission et toujours prête pour les combats de la civilisation et de la justice, la France est accourue, une fois encore, au secours d'un peuple opprimé. L'Italie, délivrée, a vu revivre le génie de Bonaparte dans l'héritier de son nom, et la valeur de nos pères dans les fils des vainqueurs d'Arcole et de Marengo ; et, comme pour remercier Dieu de la protection éclatante accordée à nos armes, nous venons, après la victoire, achever l'oeuvre de la bienfaisance, et donner au décret du 8 mars 1855 sa dernière application.
    Ce décret marquera un des progrès les plus importants de l'assistance publique. Déjà, nous pouvons en apprécier les résultats L'asile des ouvriers de Vincennes, inauguré le 31 août 1857 par l'un de mes honorables prédécesseurs , et classé bientôt après parmi les établissements généraux, a reçu, dans cet espace de temps, environ neuf mille convalescents. Le nombre des lits occupés, dont la moyenne avait été de 270 en 1858, s'est élevé, pour les neuf premiers mois de cette année, à 327.
    Ces convalescents ont été envoyés non-seulement par les hôpitaux de Paris, mais aussi par les bureaux de bienfaisance, les sociétés de secours mutuels, et les grands ateliers qui ont des abonnements avec l'asile. Je constate avec satisfaction que cet établissement tend à prendre, chaque année, un développement plus considérable.

    Quant à l'asile du Vésinet, il avait été, d'abord, destiné à recevoir des ouvriers mutilés ; mais l'Empereur, frappé des résultats obtenus dans l'établissement de Vincennes, a décidé que celui où nous sommes rassemblés en ce moment serait spécialement' affecté aux ouvrières convalescentes du département de la Seine. La raison de ce changement de destination est facile à justifier. En effet, l'admission des ouvriers mutilés étant nécessairement définitive, le nombre des places disponibles eût été très restreint et n'aurait pas dépassé une moyenne annuelle de 15 à 20, tandis que le séjour des convalescents n'étant que temporaire, 5 ou 6 000 femmes pourront, chaque année, jouir des bienfaits de la nouvelle institution.

    La création de l'asile de Vincennes, qui a comblé une lacune importante dans notre système d'assistance publique, a été un innovation heureuse, répondant à un besoin réel. Aujourd'hui, l'ouvrier qui sort de l'hôpital, guéri, mais non entièrement rétabli, trouve une retraite paisible au sein de laquelle, placé dans d'excellentes conditions hygiéniques et entouré des soins les plus attentifs, il recouvre plus vite la plénitude de ses forces pour reprendre sa laborieuse tâche de chaque jour.
    Pourquoi la femme qui travaille, qui partage les fatigues de l'homme, et qui apporte une si large part de dévouement à la famille et à la société, n'aurait-elle pas inspiré, au moins, un égal intérêt ? L'inauguration de cet asile est pour moi une occasion toute naturelle de toucher à un grave sujet : je veux parler de la femme considérée comme ouvrière.
    Depuis la révolutions française, le mouvement des idées et les progrès indéfinis de l'industrie ont profondément modifié les conditions d'existence de la femme. Autrefois, elle travaillait au foyer domestique, dans une sorte d'atelier intime qui était comme le centre de la famille. Là se trouvaient abrités, sous le même toit et sous le même regard, l'éducation, la pureté des moeurs, l'épanchement mutuel des affections, l'échange des pensées : vie naïve et pleine de charmes où chacun accomplissait paisiblement son devoir, loin des agitations extérieures. Aujourd'hui, Messieurs, cela n'est plus ! Les exigences de l'industrie, par suite de son immense développement et de l'emploi des machines, ont rendu nécessaires de vastes agglomérations d'individus de tout âge et de tout sexe.
    La mère a dû quitter son ménage pour gagner son pain ; la jeune fille, arrachée à la vigilance maternelle, a été exposée à toute les séductions ; le législateur a été obligé d'intervenir pour protéger l'enfant contre l'avidité du gain. En un mot, le travail industriel, tel qu'il est organisé, tend à dissoudre la famille, c'est-à-dire à ruiner la base même du monde moral. Il y a dans cette situation plus qu'une question économique : il y a une question du plus haut intérêt pour la société et pour la civilisation.
    L'Empereur s'en préoccupe avec une constante sollicitude depuis son avènement. Sa politique ne se renferme pas dans les intérêts exclusifs au moment ; elle s'inquiète des problèmes de l'avenir, et s'efforce, par tous ses actes, d'en préparer la solution. Je dois ajouter que cette sage politique n'est si prévoyante que parce qu'elle,est éminemment chrétienne. En effet, Messieurs, elle cherche non-seulement à développer le bien-être des masses, mais encore à les moraliser. Elle fonde ou protège des institutions qui ont pour but de soustraire au vice les enfants du peuple, en les élevant dans les habitudes du travail et les pratiques de la religion, et d'en faire des ouvriers honnêtes qui propageront plus tard les principes salutaires qu'ils ont reçus.
    Je ne veux pas entreprendre la longue énumération des oeuvres de tout genre que l'Empereur et l'Impératrice ont créées pour améliorer la condition physique et morale des classes ouvrières. Je tiens à constater seulement que le gouvernement impérial prend un égal soin de la vie matérielle et du bien des âmes, et que, s'il fait tant d'efforts pour venir en aide au malheur immérité, il veut que ces efforts profitent aux bonnes mœurs, c'est-à-dire à l'avenir de la société.
    Après avoir consolé tant de souffrances, allégé tant de misères, l'Empereur a tourné ses regards vers ces hommes que leurs passions dangereuses, les nécessités de l'ordre et les arrêts de la justice avaient éloignés de leur pays ; il a voulu faire cesser les douleurs de l'exil et effacer les traces de ces. discordes civiles dont la mémoire ne doit plus subsister que comme un enseignement. L'Impératrice elle-même, je n'étonnerai personne en le révélant, s'est associée avec une ardente sympathie à une mesure qui devait réunir dans les embrassements de la famille des êtres longtemps séparés.

    L'amnistie a été un événement immense à tous les points de vue. Accordée le lendemain de la campagne d'Italie, elle couronnait dignement une guerre glorieuse, en attestant de nouveau la modération du vainqueur et la force du souverain.
    Après la paix de Villafranca, l'Empereur apportait la paix à ses ennemis du dedans, la paix la plus honorable puisqu'elle était sans conditions, la plus large puisqu'elle n'exceptait personne, la plus généreuse puisqu'elle était spontanée. Cette grande mesure a été accueillie, en France, en Europe, avec un profond sentiment de sympathie et d'admiration. L'opinion publique l'a regardée comme un témoignage de conciliation et de concorde, et l'a approuvée sans réserve, comme une ère nouvelle ouverte à l'apaisement des partis.
    Tant de générosité ne devait-elle trouver que des coeurs émus et reconnaissants? Il ne faut pas tant attendre de l'infirmité humaine. Au milieu de ce concert unanime d'enthousiasme et de gratitude, applaudissant à la magnanimité de l'Empereur, quelques hommes, dont le nom est resté attaché aux plus tristes événements de notre époque, ont élevé la voix pour repousser l'amnistie et faire entendre des paroles de menace et d'outrage. Qu'ils continuent donc à s'isoler dans leur orgueil et leur impuissance ! Au spectacle des ruines qu'ils ont, un jour, accumulées autour d'eux, l'histoire opposera le contraste éclatant de ce règne, préparé dans les desseins de Dieu pour relever la France : règne admirable qui, dans l'espace de quelques années, a raffermi l'ordre social ébranlé, restauré le crédit public, ranimé l'industrie et le commerce, protégé les arts, encouragé l'agriculture, pris sous sa tutelle les classes laborieuses, multiplié les institutions de bienfaisance, accru notre puissance maritime, renouvelé les prodiges des plus belles époques de nos fastes militaires, constitué l'autorité la plus forte sur la base de la démocratie la plus large, et qui, à tous les prestiges du pouvoir et du génie, a su ajouter la plus pure des gloires et la plus sainte des vertus, la clémence et la charité.
    Une médaille commémorative de cette fête va être distribuée à l'architecte habile qui a dirigé les travaux, aux principaux agents qui l'ont secondé, ainsi qu'aux membres de la commission qui s'est occupée, avec tant de zèle, de tous les soins de l'aménagement. Elle leur rappellera qu'ils ont concouru à une oeuvre excellente, et perpétuera le souvenir du bien qu'ils ont fait sous la haute inspiration de l'Empereur.
    Je remercie le vénérable évêque de Versailles d'avoir bien voulu venir consacrer la chapelle de l'asile. Je le remercie de l'éloquente prière par laquelle il a appelé les bénédictions du Ciel sur cette maison et sur son auguste fondateur.
    Cette prière sera répétée par les huit mille convalescents qui viendront, Chaque année, recouvrer la santé dans les asiles de Vincennes et du Vésinet ; leurs âmes reconnaissantes invoqueront la protection de Dieu pour l'Empereur, pour l'Impératrice dont la charité est si ingénieuse à force d'être délicate, pour le Prince Impérial, pour cette dynastie qui personnifie le présent et l'avenir de notre pays, et qui, dans ses jours d'épreuve comme dans ses jours de grandeur, dans l'exil comme sur le trône, est toujours restée fidèle à la France, au peuple et à Dieu.
       

Ce discours, interrompu à plusieurs reprises par les applaudissements de la foule visiblement émue, s'est terminé au milieu d'acclamations unanimes de Vive l'Empereur ! Le silence à grand peine rétabli, M. Cornuau, secrétaire général du ministère de l'intérieur, a annoncé que, pour perpétuer le souvenir de cette inauguration solennelle, l'administration avait décidé de distribuer des médailles commémoratives aux architectes de l'agence, aux entrepreneurs des travaux et aux maîtres compagnons qui s'étaient particulièrement distingués par leur zèle et leur intelligence. [5] L'Asile fut ouvert peu après, le 8 décembre. [6]

Célébration de la fête de S. M. l'Impératrice à l'Asile impérial du Vésinet

    Au moment de l’inauguration, l’empereur et l’impératrice Eugénie se reposaient depuis la mi-août à Biarritz.
    En fait, au retour de la campagne d’Italie le couple impérial avait visité, fin juillet, le chantier de l’asile en même temps que celui de la colonie du Vésinet.
    L'Impératrice y revint en grande pompe un peu plus tard pour y célébrer sa fête
    .

Quoique des circonstances particulières aient déterminé Leurs Majestés à ne pas laisser célébrer la Sainte-Eugénie au palais de Compiègne, les femmes convalescentes de l'asile impérial du Vésinet, placé sous le patronage de l'Impératrice, ont voulu prouver à la fondatrice de cet établissement qu'elles se souvenaient de toutes les marques d'intérêt qu'elle ne cesse de leur donner. L'administration avait déployé un grand luxe à cet effet, une messe en musique a été célébrée dans la chapelle de l'Asile, et la musique de l'artillerie de la garde impériale prêtait son concours au maître de chapelle de Versailles accompagné de ses artistes. Un banquet a réuni les notabilités du département de Seine-et-Oise, et les fonctionnaires de l'Asile.
Plusieurs discours ont été prononcés : Le vicomte de Lastic, directeur de l'Asile impérial, a rappelé les bienfaits de Sa Majesté, le patronage tout spécial qu'elle donnait à cet établissement de bienfaisance et tout ce qu'on pouvait encore attendre de cette haute sollicitude.


La Chapelle de l'Asile (Inventaire du patrimoine, 1986)

Le soir, dans les vastes réfectoires de cet établissement, on a réuni toutes les convalescentes dans un grand dîner, à la fin duquel plusieurs d'entre elles ont porté des toasts à leur bienfaitrice ainsi qu'au prince impérial. La musique de l'artillerie exécutait des aubades pendant le repas, et la foule, accourue des environs, assiégeait les préaux et les jardins. Une illumination générale de l'hospice a terminé cette fête de famille. Il est regrettable qu'une publicité plus grande n'ait pas été faite à ce sujet; avec le luxe qu'on a déployé dans cette cérémonie, elle eût certainement été, pour tous les villages des environs, une occasion de s'associer aux vœux que les convalescentes faisaient pour l'impératrice.

Un avis dissonant

Les efforts de bienfaisance qui sont un des traits dominants du Second Empire n'étaient pas unanimement appréciés même dans le monde ouvrier, premier bénéficiaire. Dans la revue Les Ouvriers des deux mondes, organe de la Société internationale de Science Sociale, sous la plume d'un auteur résidant à Port-Marly, on peut lire :

    Nous sommes voisins de l'hospice des Invalides civils, construit récemment dans le bois du Vésinet, nous le voyons qui développe à notre horizon prochain sa large façade ; les ouvriers qui ont le mieux conservé la trace des anciens sentiments d'honneur n'en aiment pas la vue. Ne se rendant pas compte des hautes vues de bien public qui ont provoqué cette fondation, ils en parlent peu ; s'ils le font, c'est plutôt avec une sorte d'amertume. A leurs yeux, c'est le refuge de la paresse ; il serait honteux, disent-ils, de porter l'uniforme de la mendicité après avoir presque tous porté l'uniforme du soldat. Il faut mourir chez soi, sur le lit où l'on a dormi toute sa vie, au milieu des siens et point des étrangers. Revenons donc à la règle simple et claire de l'Évangile. Aimez et respectez vos parents. Tout est là. Une famille nombreuse et dont les membres s'unissent entre eux sera toujours à l'abri du besoin. [7]

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    Notes et sources complémentaires :

    [1] Annoncé publiquement pour le 15 août 1858, jour de la fête de l'Empereur, l'événement fut reporté de plus d'un an pour cause de guerre. Journal de Versailles, 1er juillet 1858.

    [2] Personnalités présentes : Mgr Mabile, évêque de Versailles, reçu par l'aumônier de la chapelle de l'Asile. Curé de Croissy, assisté lui-même de tout le clergé de la paroisse. Le ministre de l'intérieur; MM. Ferdinand Barot, sénateur ; Manceaux, conseiller d'Etat; Letellier-Lafosse; Charles Robert, maître des requêtes, tous quatre membres de la commission des Asiles impériaux ; le conseiller d'Etat, secrétaire-général du ministère de l'intérieur; M. Mulledo, chef du cabinet du ministre ; le préfet de police, le préfet de Seine-et-Oise, le secrétaire-général et les conseillers de préfecture du département ; M. de Watteville, inspecteur-général des établissements de bienfaisance ; M. F. Normand, chef de bureau des mêmes établissements ; des sénateurs, des députés au Corps législatif, des conseillers d'Etat, les directeurs des divers établissements généraux de bienfaisance et le directeur de l'Asile du Vésinet, le vicomte de Lastic. Journal de Versailles, 2 octobre 1859.

    [3] Journal de Versailles, 6 octobre 1859.

    [4] Francis Choisel, Dictionnaire des ministres, Perrin, Paris, 1990.

    [5] Dans une lettre adressée huit jours auparavant au directeur de l'établissement, le ministre donnait ses directives concernant le déroulement de la cérémonie et allouait des crédits de 5110 frs pour la décoration des bâtiments et des cours, et de 2400 frs pour le buffet. l'Empereur avait, le 8 juillet précédent signé avec l'empereur François-Joseph d'Autriche l'armistice de Villafranca qui mettait fin à la campagne d'Italie.

    [6] Tenu par la Congrégation des Sœurs de la Sagesse pendant trente ans, l'établissement sera laïcisé en février 1889.

    [7] Les Ouvriers des deux mondes, Société internationale de science sociale, Tome 2, 1858.


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