D'après Marcel Sauvage (*)pour Gringoire : le grand hebdomadaire parisien, politique et littéraire. 19 septembre 1930.

Joséphine en vacances au Vésinet

Avez-vous déjà vu dans la banlieue de Paris une belle collection de lapins, une collection aussi complète que possible, des petits à tête de rats, des gros à fesses de singes, des gras comme des gorets, des « à longs poils », des « à l'œil rouge », des turcs, des lapins - du steppe, de la montagne ou du désert, des lapins à cuisses de sauterelles, d autres comme des manchons, d'autres enfin comme des fauves au ventre blanc ?...
Eh bien, allez au Vésinet, villa Beau-Chêne, c'est là que Joséphine Baker passe, dans le calme, ses derniers jours de vacances. La Vénus noire, ainsi qu'on l'a surnommée, remontera, en effet, sur les planches, à la fin du mois, au Casino de Paris où elle doit chanter en français : Ma Tonki-ki, ma Tonkinoise... conduire à l'allure endiablée qui lui est propre une revue à grand spectacle, pleine de plumes et de fusées, et chaque soir — en fin de compte et de sketch — se faire manger par une panthère, à l'ombre d'un cocotier tragique...

En attendant, Joséphine surveille ses tomates, ses ananas, ses poires d'hiver, donne à manger elle-même, deux fois par jour, à sa basse-cour — et quelle basse-cour — et prend soin que l'eau de son cresson qui pousse dans une cuvette de ciment soit à bonne température.
Joséphine est une fermière modèle.

Illustration de l'article cité par Phil

© Gringoire, 19 septembre 1930

Cette artiste, cette grande, très grande artiste, qui, pour moi — en dépit des moqueries dites spirituelles et des attaques qui se voudraient méchantes et ne sont que stupides — incarne toute la poésie d'une époque désarticulée, n'est pas autre chose qu'une petite paysanne. Ce qui la passionne, ce n'est point une question de robes, de projecteurs, de pas de danse, d'auto ou de fourrures, mais sa dernière couvée de canards, mais la taille d'un pommier, la santé d'une vigne.

Joséphine Baker, au Vésinet, vit, comme elle a toujours'souhaité vivre, près de la terre et c'est là, précisément, le secret de sa personnalité. Elle est simple et diverse comme la terre qui donne en se jouant, des fleurs et des fruits. Joséphine, petite fille élémentaire et magnifique, passe des journées à regarder, au milieu d'une pelouse, un jet d'eau grandir et scintiller sur lui-même, retomber dans un miroitement qui décompose en gouttelettes ardentes les sept couleurs de l'arc-en-ciel...
Son plus grand plaisir à Joséphine, c'est d'écouter la minuscule cascade qui murmure sur les mousses d'un rocher artificiel. Et quel bonheur de recenser, l'un après l'autre, les paniers de nénuphars multicolores dans le filet d'eau qui serpente au milieu du parc. Et quelle joie enfin, la plus riche de rires et d'exclamations, que d'attraper, de baptiser, de caresser tous ces lapins qui sont, comme je le disais au début, les hôtes les plus nombreux et la gloire de la villa Beau-Chêne.

Joséphine fermière ...

... elle donne à manger elle-même, deux fois par jour, à sa basse-cour — et quelle basse-cour —

— Restez à dîner avec nous, dit Joséphine, il y aura un melon du jardin, des haricots du jardin, de la salade du jardin, des pêches du jardin...
Elle ne dit pas qu'il y aura de même un poulet de la maison. Elle ne le sait pas, ne veut pas le savoir. Elle n'aime pas que l'on tue les poules ni les lapins.
— Et je vous reconduirai à Paris avec la voiture.
Cependant, le soir, après dîner, on fume en silence, assis par terre au pied d'un arbre.
Joséphine surveille le jeu des étoiles à travers les feuilles. Elle se penche à droite, à gauche. Ce faisant, elle esquisse une sorte de danse... Danse des étoiles... Et je songe que dans les temples égyptiens on mimait ainsi le cours des astres. Des danseurs évoquaient avec des pas glissants la marche des soleils, une danseuse surgissait tout à coup comme une comète.
Est-ce que Joséphine, après tout, n'est pas un retour, non vers un âge révolu, mais vers des rythmes oubliés ?
N'est-elle pas, dans sa simplicité, pour qui tout mouvement naturel est un thème, un peu l'âme de la terre, d'une glaise animale, vivante, survivante en nous, malgré tous les truquages d'une civilisation où la mécanique tient lieu d'esprit ?...

    Joséphine paysanne,

    Joséphine fermière,

    Josephine danseuse,

    Joséphine comédienne...

Et le soir, au Vésinet, entourée d'une demi-douzaine de chats qui ronronnent autour d'elle, son dernier bonheur avant de s'endormir, telle une enfant, est d'entendre raconter, comme des légendes incroyables, l'histoire de Charlemagne ou de Napoléon, les batailles de François Ier, les aventures de Richelieu, tous les petits potins du Grand Siècle qui la font rire...

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    (*) Marcel Sauvage (1895-1988) prêta sa plume à Joséphine Baker pour la rédaction des ses Mémoires en 1927 (Editions Kra, Paris). Ils en produisirent une seconde version en 1949 (Editions Coréa, Paris).


Société d'Histoire du Vésinet, 2020 • www.histoire-vesinet.org