D'après Yve Alain Bois, Universalia 1982 (extraits)

Jean GORIN (1899-1981)


Mondrian disait de Jean Gorin, de trente ans son cadet, qu'il était "le seul néo-plasticien français". Mais si ce dernier ne manqua jamais une occasion d'affirmer sa dette à l'égard du maître hollandais, on peut aujourd'hui regretter que la reconnaissance de son œuvre ait quelque peu souffert de ce parrainage. Il faut en effet distinguer entre ses premières toiles néo-plastiques (1926), encore très proches de la peinture de Mondrian, et ses premières sculptures, ses premiers reliefs des années 1928-1930, qui comptent parmi les plus élégantes contributions au versant constructiviste de l'art du XXe siècle. Mondrian lui-même ne s'y est pas trompé, qui encouragea vivement Gorin à poursuivre en ce sens, allant jusqu'à lui écrire, dans une lettre pleine d'amitié, « c'est plus loin que mon œuvre, qui reste au fond encore "tableau"».
Lors d'un voyage à Paris, il voit pour la première fois des toiles cubistes ; de retour en Bretagne, il dévore le livre de Gleizes et Metzinger (Du cubisme), lecture qui est son chemin de Damas. En 1925, à l'Exposition des Arts décoratifs, c'est la rencontre non seulement de l'architecture de Le Corbusier, mais aussi de sa peinture (le purisme) ainsi que de celle de Léger, deux démarches parallèles dont ses premières œuvres abstraites font la synthèse. En 1926, il découvre un numéro de Vouloir, une petite revue lilloise, qui contient un article de Mondrian et des reproductions de ses tableaux. La même revue lui fait connaître les recherches de Vantongerloo, avec qui il entre immédiatement en correspondance, curieux d'en savoir plus sur les divergences de celui-ci avec Mondrian quant à la théorie des couleurs.
Il est aujourd'hui difficile d'imaginer les conditions de travail de Jean Gorin à cette époque, qui tiennent de l'héroïsme, et de concevoir son absolue solitude. Contraint, pour des raisons économiques, d'habiter loin de Paris, enthousiasmé par le peu qu'il connaît du néo-plasticisme, il se décide à rendre visite à Mondrian en 1927. Cette rencontre lui laissera un souvenir ineffaçable. De retour à Nort-sur-Erdre, il modifie son atelier pour en faire, à l'instar de celui de Mondrian, un intérieur néo-plastique. Il est en effet revenu de son voyage à Paris avec l'idée d'une expansion dans l'espace du néo-plasticisme pictural et c'est là ce qui fonde l'originalité de son travail. Mais bien plus qu'en architecture (il dessine de nombreux projets qui ne seront pas réalisés), c'est en sculpture que Jean Gorin explore l'espace tridimensionnel.
Ses premières œuvres sculptées, malheureusement détruites pour la plupart, forment l'une des interprétations les plus riches du néo-plasticisme : par l'intersection de plans rectangulaires en porte à faux, elles fixent l'espace environnant en figurant ses coordonnées, engendrant ainsi une impression d'oscillation perpétuelle entre mouvements centripète et centrifuge; de plus, la polychromie (encore très rare à l'époque) accentue ce cinétisme virtuel en faisant constamment basculer les plans les uns dans les autres, en accentuant leur récession ou leur saillie. Devenant plus complexe et plus ajourée au cours des années 1930 et 1940, la sculpture de Gorin finira par abandonner l'usage exclusif de plans colorés, leur adjoignant celui de lignes dans l'espace, noires ou blanches. À partir de 1950, ses meilleures sculptures sont constituées d'une armature linéaire sur laquelle sont fixés des plans de couleur qui s'étirent vers les quatre points cardinaux.
Bien que Gorin ait produit une œuvre picturale importante (toiles et projets d'architecture constituent l'essentiel de sa première exposition personnelle, à Nantes, en 1928), son autre domaine de prédilection est l'art du relief, qui lui permet de traiter en sculpture des problèmes picturaux. Ses premiers reliefs sont des "tableaux" en creux (1930) : les lignes qui séparent les rectangles de la composition néo-plastique ne sont plus noires mais blanches et dans l'ombre, en retrait de quelques millimètres par rapport au plan du tableau. Puis il ajoute des lignes en relief, noires ou colorées, qui engendrent un étagement des plans en profondeur, un feuilleté qui se complique et s'épaissit de plus en plus (Composition spatio-temporelle no 9, 1934). Des plans colorés se greffent ensuite sur ces lignes en saillie : le relief devient peu à peu sculpture à part entière (certaines de ces œuvres peuvent se voir de deux manières : posées sur le sol ou fixées au mur).

compositionn#37

Jean Gorin
Composition losangique n°37
1937, Le Vésinet.
Huile sur bois, Walker Art Center

 

Jean Gorin 1977Alors qu'en sculpture Jean Gorin resta fidèle à la prescription de Mondrian (usage exclusif de l'opposition vertical/horizontal), il se libéra très tôt de cet oukase dans ses reliefs. Deux œuvres de 1937[*] sont ici inaugurales, posant les thèmes plastiques dont Gorin explorera les variations toute sa vie. Dans la Première Composition néo-plastique dans le cercle n°36, non seulement il circonscrit la structure orthogonale dans un cercle (comme plus tard Fritz Glarner, autre fidèle de Mondrian), mais encore il utilise l'oblique selon un angle inattendu, fort éloigné de l'angle de 45 degrés prisé par van Doesburg; dans Composition losangique n°37 (une « composition losangique », selon le terme de Mondrian, est d'un format carré disposé sur sa pointe), ce dynamisme est poussé à son comble : les perpendiculaires obliques de la composition ne sont pas parallèles à celles du support.

Jean Gorin, 1977

Après une période d'intense activité picturale (1958-1962), pendant laquelle il reprend en peinture l'opposition entre cercle et réseau linéaire, Gorin met l'accent sur un élément qu'il avait déjà utilisé au cours des années 1940 sans lui donner toute son ampleur : s'avisant que les lignes et les plans de ses reliefs sont aussi des volumes, composés chacun d'au moins cinq facettes visibles, il décide d'organiser sa polychromie en prenant en compte chacune de ces facettes. Ce faisant, il déjoue le caractère frontal du relief, car il suffit au spectateur de se déplacer d'un pas pour qu'une harmonie succède à une autre, radicalement différente. Pour Le Corbusier, l'architecture était une "recherche patiente": l'expression convient tout aussi bien à l'œuvre de Jean Gorin, menée avec rigueur et modestie, insensible aux modes et aux rumeurs du monde de l'art, conçue comme modèle d'un futur environnement humain, pour une société dont les rapports sociaux seraient enfin transparents.

[*] Réalisées au Vésinet


Société d'Histoire du Vésinet, 2007 - www.histoire-vesinet.org