D'après Carlo Rim [1] dans Marianne, n°116, 1er septembre 1935.

Joséphine Baker au Vésinet

Joséphine, que l'ingrat Paris avait un peu oubliée, préparait sa rentrée, sans tambour ni trompette. Fini le music-hall, du moins pour quelque temps. Le théâtre et le cinéma, bons frères à la façon d'Abel et Caïn, l'appelaient, tentateurs, de leurs chants alternés. La panthère de Buridan n'a pas eu à balancer entre les deux sacs d'or qu'on lui tendait — elle les a pris tous les deux.

Sous le soleil d'août, la demeure du Vésinet s'est assoupie. Au fond des niches, les chiens ronflent ; les grands arbres tranquilles étendent sur le gravier brûlant une ombre sans trous ; les ouistitis et les perruches, assis sur leur perchoir, contemplent, la paupière lourde, un jet d'eau à bout de forces, qui escalade l'air tiède, en suant à grosses gouttes ; le vieux jardinier, juché sur une échelle, somnole, un sécateur à la main, attendant sans doute pour redescendre, la brise du soir. Des lances d'arrosage tournent sans zèle, empanachées d'aigrettes de feu, et, dans cette chaleur africaine, le mirage apparaît, sous ces aveuglants plumages, de femmes nues dansant un charleston, sur le gazon roussi.

Joséphine Baker, du music-hall au cinéma, du cinéma au théâtre,
promène sa vivacité, son naturel, et ses expressions de jeune animal
qui aime faire des grimaces et bondir
.

Dans ma chemise amidonnée, au plastron d'airain, je me sens littéralement fondre, et, par-dessus les siècles, j'adresse un fraternel salut aux Croisés traversant le désert de l'Arabie, cuits plus qu'à moitié, sous leur cuirasse.
La maison, du plus pur style second Empire, ressemble, tant elle est blanche et tarabiscotée, à ces sucreries monumentales que l'on voit encore chez certains pâtissiers de la bonne école.

    — Bonjour, missié Rim.

Je ne l'ai pas vue venir. Elle est en costume de bain, et ses cheveux crépus se tordent, ivres de liberté, en attendant les gominas d'octobre ! Elle est bâtie comme un garçon, longues jambes nerveuses au genou sans graisse, épaules droites, poitrine plate, ventre creux. Sa tête a la forme parfaite d'un oeuf, et, lorsqu'elle sourit, ses joues de petite fille et ses grosses lèvres découvrent d'un coup les dents les plus rondes, les plus blanches, les mieux plantées que j'aie jamais vues. Ses mains extraordinairement fines et mobiles, pourraient la dispenser de parler, tant leur jeu est expressif et leur alphabet abondant. Sa voix tient du gazouillis d'oiseau et du chant de saxophone. Joséphine transpire, et s'évente le visage à l'aide d'un catalogue de grand magasin.

    Missié Rim, déshabillez-vous. Enlevez au moins cette veston, vous allez créver. Qu'est-ce qué vous voûlez boîre ?

Je prends place sur un pliant interminable qui s'écroule. Joséphine éclate d'un rire strident, et brusquement redevient sérieuse comme un pape. Elle s'apitoie gentiment :

    Vous voulez de la teinture d'iode ou du champègne? Je suis si contente de faire du cinéma. J'ai vu missié Allegret l'autre jour, il est si gentil.

    Vous aussi vous êtes gentil. Moi, je ne pourrais pas travailler avec des hommes à barbe. (ses longs doigts, en éventail sur son menton, s'agitent comme une barbe de prophète biblique. Elle rit). Hier' soir, je suis allée à l'Apollo voir une film américain. Je pleurais tellement qué mes voisins voulaient que je sorte, alors j'ai encore plus pleuré et j'ai poussé des cris terribles. Je ne sais pas ce que j'ai, mais il faut que je me gratte tout le temps. (elle promène sur sa peau) couleur de tuile brûlée des ongles plus pointus que des couteaux de ménage). Vous ne vous grattez jamais, missié Rim ? C'est de l'ourticaire. Il faut pas manger de caviâr ; mais je l'aime tant, le caviâr.
    D'ailleurs, moi, j'aime tout. J'aime aussi beaucoup Offenbach.

Joséphine s'agite sur son pliant, puis replie sous elle ses jambes. Sur ses cuisses pleines et longues, pas un muscle ne joue, et je songe soudain à la soirée miraculeuse qui nous révéla Joséphine Baker, il y a dix ans. Elle avait pris l'autobus pour se rendre au théâtre des Champs-Elysées, et elle portait des bretelles d'homme sur une camisole de trappeur. Cet animal frénétique et nu, surgissant, dans une tempête de cuivres, ne symbolisait-il pas à lui seul la révolution barbare et magnifique venue d'Amérique ?

    J'ai commencé à répéter la Créole. Je ne veux plus danser et me montrer comme ça, alors je travaille. Devant une piano, je suis comme un petite fille.

Joséphine rit aux arbres, au jet d'eau, au ciel, et tout à coup fait entendre un ululement sauvage, comme Tarzan dans sa forêt [2]:

    Pe.pi.to. !

Pepito Abatino arrive. C'est le mari de Joséphine. Un Italien plus italien que l'Italie elle-même, une espèce de Mazarin jeune, mâtiné de Menjou. Au demeurant, le meilleur garçon du monde.

    Bonzour, mon çer Carlo ! Vous avez pensé à notré scénario ? Zozéphine, il lui faut des gags, mais il lui faut, comme vous lé comprénez si bien, dé l'houmanité. Zozéphine, zé t'ai défendu dé té gratter comme ça. Mais il faudra qué jé vous parle d'oune idée, dé scénario qué j'ai oue, et qué jé trouve magnifique. C'est l'histoire dé...

Joséphine s'est détendue d'un bond. Elle m'entraîne vers la maison. Abatino poursuit son récit :

    — l'histoiré dé oune petite fille dé couleur qui a été élevée par des blancs, dans oune propriété du Massachusetts. Bien entendou. les préjougés des blancs contré sa race....

Nous arrivons dans une vaste cuisine, où règne une fraîcheur exquise. Joséphine s'est précipitée sur une énorme baratte dont elle fait sauter le couvercle. Un parfum de vanille et de citron se répand dans la pièce :

    Vous aimez la glace, missié Him. C'est moi qui l'ai faite. C'est une récette de moi. Pépito, donnez à boire.

Mais Pepito n'a pas l'intention d'abandonner la petite fille de couleur aux méchants blancs du Massachusetts.

      — Veux-tu mé laisser parler ? Alors, Juan — c'est lé nom dé la pétite fille qui comprend qué malgré tout, elle est pas comme les autres elle souffrira lé martyre dé voir qué lé fils dé son bienfaiteur va épouser oune Américaine dou Sud.

J'ai un bol de glace dans une main et un verre d'asti dans l'autre. Je voudrais bien poser un de ces deux récipients quelque part, mais je sens que le sort de l'infortunée Juan va se jouer, et il serait peut-être malséant d'abandonner cette enfant dans un moment si critique. Joséphine a plongé son bras dans la baratte et mange à belles dents la glace, dont elle entreprend de me livrer sans retard la recette : « D'abord, il faut des œufs très, très frais. La vanille, vous la plongez dans le lait bouillant ...».

Pepito se fâche :

    Zozéphine, veux-tu, oui ou non mé laisser raconter.

Le soprano inoubliable qui lança jusqu'au firmament J'ai deux amours et Pretty little boy monte vers le plafond, retombe sur Pepito en langue de feu.

    Pe.pi.to. ! Vous ne voyez pas que missié Rim veut connaître ma recette ?

Et voilà que Joséphine me prend un bras, tandis que Pepito s'empare de l'autre. Je suis écartelé. La glace au citron et le drame des races s'affrontent en un homérique discours à deux voix. On entend, au loin, un vacarme de coin-coin, plus bruyant qu'un embouteillage d'avant les klaksons. Joséphine, éperdue, abandonne la lutte et se précipite au dehors.

    Missié Rim, vite, vite ! J'ai oublié de donner à boire à mes pauvres canards ! mes pauvres petits canards !

Adorable Joséphine ! [3]

 

Villa Beau-Chêne au Vésinet. Louis Gilbert, architecte (1891)

La maison, du plus pur style second Empire, ressemble, tant elle est blanche et tarabiscotée,
à ces sucreries monumentales que l'on voit encore chez certains pâtissiers de la bonne école (Carlo Rim, 1935).

 

***

      Notes :

      [1] Carlo Rim est le pseudonyme de Jean Marius Richard (1902-1989), romancier, essayiste, scénariste, réalisateur et dessinateur de presse français. Plus que la personnalité de l'auteur, c'est le ton plutôt représentatif de l'article qui nous l'a fait retenir.

      [2] Le célèbre cri popularisé par l'acteur Johnny Weissmüller à partir de 1932 serait en réalité l'enregistrement audio d'un yodel autrichien, monté à l'envers et en accéléré.

      [3] Bon exemple de la présentation que l'on fait alors de Joséphine : fantasque, « fofolle », exotique (transposition des accents américain et italien). Cela contraste avec la façon dont Joséphine se présente elle-même à cette époque : « Ah ! ces mois de mon premier été au Vésinet, je ne les oublierai jamais, non plus... Ils passèrent à la fois très vite et très doucement. Pourtant, le moment des répétitions de ma nouvelle Revue du Casino de Paris approchait... et passa à son tour. C'était Paris qui remue, qui dura d'octobre 1930 à mai 1931... Danses, couplets de la Petite Tonkinoise, de la Martiniquaise, des Deux Amours, de Sketches... Car, devenue aussi chanteuse, et comédienne, j'en avais voulu en terminer avec la revue à plumes et à bananes, renouveler le music-hall au double point de vue du rythme et du spectacle. Renouveler aussi Joséphine Baker !... Je ne venais pas seulement de faire le tour du monde, mais aussi et surtout le tour de moi-même. J'étais mille expériences réalisées, mille risques courus, mille plaisirs et mille peines... » In Le Roman de Joséphine Baker dans La Femme de France, juillet 1934.

     


Société d'Histoire du Vésinet, 2015 - www.histoire-vesinet.org