D'après Icare - Revue de l'aviation française, (Paris) décembre 1966 [1]

Louis Masuger et « le moteur de la victoire »

Cet homme qui achève sa vie dans un pavillon tranquille du Vésinet [2], c'est l'un de ceux qui ont fait pour la victoire davantage que plusieurs armées réunies. Louis Massuger [3] a été l'un des artisans de notre suprématie aérienne, en vivant dans l'ombre de Marc Birkigt, le grand homme de Hispano Suiza. [4]

L'ingénieur Louis Massuger était, officiellement, le chef des essais et des mises au point. Officieusement, il était le reflet exact de la pensée du patron, le créateur en second, celui qui comprenait, réagissait et agissait.
Il avait commencé, en 1911, par s'occuper chez Hispano de voitures. Mobilisé en 1914, il est chargé d'organiser les transports de matériel et de troupes vers le front, acheminés vers les tranchées sur des camions à vapeur. Cette mission accomplie, il est appelé à Levallois, siège de la société Hispano-Suiza, par Marc Birkigt qui a décidé de construire pour l'armée un moteur d'aviation, et fait valoir que Massuger lui est indispensable.
Louis Massuger raconte :

    Pendant ces années de guerre, ma vie a été une navette perpétuelle entre l'usine de Levallois et le front. Il fallait « dresser » les avions, et pour cela il était nécessaire d'être sur place. Les pilotes avaient aussi besoin de moi. Je leur montrais comment ils devaient s'y prendre, les précautions à suivre. Ils me vouaient tous une amitié profonde, égale à celle que je leur portais.
    Comment les choses se passèrent-elles ? Ce fut relativement simple : à la demande du Colonel Barès, commandant l'aviation au GQG, une commission d'experts fut chargée d'examiner le moteur d'avion de 150 cv dont nous venions de faire les essais. Après un examen au mois de juillet 1915, le gouvernement passa une commande de 50 moteurs.

    Aussitôt, la concurrence réagit violemment, entama, avec certains appuis politiques, une véritable campagne de dénigrement. Mis au pied du mur par le Parlement inquiet, M. René Besnard, sous-secrétaire d'Etat à l'Aviation, imposa au moteur Hispano-Suiza un essai de durée de 50 heures.

    Louis MASSUGER, 1924

     

    Pour beaucoup, cette épreuve paraissait insurmontable. Marc Birkigt, pourtant, accepta à condition que les concurrents fassent de même. C'était justice, et le ministre accepta. Au mois de décembre, deux moteurs Hispano-Suiza sortirent grands vainqueurs de la redoutable épreuve, qui fut une catastrophe pour les concurrents. La commande par le Gouvernement fut donc maintenue, et même augmentée. Les industriels américains, anglais, russes, italiens prirent une licence, et en France quatorze firmes se mirent à fabriquer des moteurs Hispano.

    En même temps, commença l'utilisation pratique du moteur, qui fit ses premiers vols, avec succès, sur un hydravion. La marine passa immédiatement des commandes. Dans le domaine aéronautique, ce fut un avion Nieuport qui vola le premier avec un moteur Hispano. Ce fut ensuite le tour d'un Morane, puis d'un B.E. 2 C anglais. Toujours avec un succès égal. Ces résultats incitèrent beaucoup d'autres constructeurs à faire des études d'appareils pour recevoir l'Hispano.
    Le plus prestigieux d'entre eux fut, tout le monde le sait, Louis Béchereau, l'inventeur du SPAD, cet avion qui fut vraiment la première cellule du moteur Hispano-Suiza. Le SPAD 7 sortit au mois de juin 1916. A son premier vol, il fit comme vitesse 215 kilomètres à l'heure, battant de loin tous les records.

    Il y eut beaucoup de critiques: son moteur fixe devait l'empêcher d'évoluer, de faire des vrilles et des loopings; son radiateur le rendait trop vulnérable, et puis, si l'on voulait bien admettre encore le moteur fixe sur un avion de reconnaissance ou de bombardement, pour l'avion de chasse, vraiment, il ne devait pas pouvoir remplacer le rotatif. Les heureux résultats obtenus par la suite triomphèrent de ces allégations, et le Spad-Hispano devint l'avion de chasse de tous les Alliés.

    C'est en août 1916 que le lieutenant Pinsard emmenait sur le front – au terrain de Cachy – le premier Spad-Hispano. C'était l'époque de la grande offensive de la Somme, et tous les meilleurs pilotes étaient réunis à cet endroit. La plupart avaient des idées préconçues sur le moteur fixe ; mais après quelques sorties du lieutenant Pinsard, ils changèrent d'avis, et l'adjudant Chaînât demanda, lui aussi, un Spad.

    Puis ce fut le tour de Guynemer qui demanda le troisième, afin de faire un essai. A sa deuxième sortie il descendait un boche (son dixième, première victoire du moteur Hispano-Suiza sur la mécanique allemande). Il abandonna alors définitivement le moteur rotatif et devint le grand champion du moteur Hispano. Les lieutenants Letort, Heurtaux, Deullin, les capitaines Brocard, Ménard, Féquant prirent des Spad-Hispano. Toute l'aviation de combat française et alliée devait suivre.

    La plupart des constructeurs d'avions de mandèrent des moteurs Hispano. Mais on n'en fabriqua jamais en assez grande quantité, bien que le gouvernement ait intensifié sa production, et ils furent presque réservés à l'aviation de chasse qui exigeait le moteur ayant les plus grandes qualités.

    Sur le front, après l'apparition du Spad-Hispano 140 cv, nous prenions, vers la fin de 1916, la suprématie aérienne, mais Marc Birkigt ne s'était pas arrêté dans ses recherches et en portant de 4,7 à 5,3 la compression du moteur 140 cv et en en changeant le carburateur, il créait le moteur 180 cv, «le surcomprimé», qui nous donna alors une nouvelle avance sur l'ennemi. Ce fut avec le premier de ces moteurs, dont il se servit pendant plus de 100 heures sans le moindre incident, que Guynemer obtint dix-neuf victoires officielles sur le même avion, son «Vieux Charles», exposé actuellement aux Invalides.

    Pour obtenir du moteur une puissance encore plus grande, Marc Birkigt décida de le faire tourner à un régime plus élevé, 2.200 tours, et de le munir d'un réducteur de vitesse pour l'hélice dont le rendement se trouva ainsi augmenté. Ce fut le moteur 200 cv avec la compression 4,7 et 220 cv avec la compression 5,3. Ce moteur est celui qui fut construit en plus grand nombre d'exemplaires; au début, il avait semblé un peu délicat, mais par la suite, et avec quelques petites modifications, il devint le roi de l'air comme avaient été ses prédécesseurs, les 150 et 180 cv.

    Entre-temps, cherchant toujours à rendre service, Marc Birkigt créa la commande par tige oscillante du tir de mitrailleuse au travers de l'hélice, il offrit son système à la section technique de l'aéronautique française ; c'est ce dispositif qui fut généralisé par la suite. Ensuite il imagina de placer une mitrailleuse, puis un canon sur un moteur à réducteur, étudié spécialement.

    Le canon de 37 millimètres de calibre était placé dans le V formé par les cylindres, il tirait dans l'axe porte-hélice. Cette idée, proposée à la Section Technique à la fin de 1915, fut repoussée. Ce ne fut que bien plus tard qu'elle put être reprise, grâce à l'appui de Guynemer qui la fit réaliser. Un premier moteur-canon fut construit pour lui, avec lequel il eut quelques succès; malheureusement il fut tué à cette époque. 600 moteurs-canon furent construits par la suite. Ils furent employés par les principaux as, dont Fonck, qui remporta avec l'un d'eux quelques-unes de ses victoires.

    C'est à la fin de juillet 1917 que la Hispano-Suiza sortit son moteur 300 cv (140 d'alésage, 150 de course) qui fut sa plus belle réalisation de guerre. Il ne pesait que 250 kilos et donna comme puissance 340 cv au régime d'utilisation, mais sa plus grande qualité fut certainement sa robustesse. Dès sa sortie il réussit du premier coup, et sans incident, un essai de 50 heures au banc.

    L'usine fit alors un effort considérable pour le produire rapidement et en grande série. Malheureusement, la section technique de l'aviation ne vit pas immédiatement ses qualités et, pendant un an, elle lui fit faire des essais ; tous réussirent, dont plusieurs de 100 heures. Les commandes ne vinrent que très tard et lorsque les moteurs sortirent en série, on s'aperçut que les cellules n'avaient pas été commandées pour les recevoir. Quelques-uns de ces moteurs seulement arrivaient sur le front au moment de l'arrêt des hostilités. C'est le capitaine de Slade qui eut le premier, avec lequel il obtint cinq victoires officielles en quelques jours.

La cigogne aux ailes basses, emblème d'Hispano Suiza [5]

Au premier étage de son pavillon du Vésinet, Louis Massuger a transformé son bureau en un pieux musée, en une sorte de temple du souvenir. Aux murs, on peut voir une cigogne en buis aux ailes basses – celle de la 3 – entourée des portraits des héros qui furent les amis reconnaissants de l'ingénieur. Cette reconnaissance, ils l'expriment avec chaleur dans leurs dédicaces :

    René Fonck (75 victoires) : « A mon cher ami Massuger, en souvenir de ma 60e victoire et de la guerre pendant laquelle il nous aura tant aidés ».

    Charles Nungesser (45 victoires) : « A l'as du moteur Hispano-Suiza ».

Guynemer, Pinsard, Deullin, Bozon-Verduraz, Dorme, Heurtaux, ils sont là tous, qui semblent tresser pour l'éternité une couronne de lauriers à leur grand ami. « Mon Guynemer, dit Massuger les larmes aux yeux, la bonté, la gentillesse... et quelle foi ! ». Un souvenir précis lui revient en mémoire. Un incident dont il a encore honte, 50 ans après :

    C'était au milieu de l'année 1917. Guynemer était devenu mon ami et ne manquait jamais de me voir à Levallois comme il ne manquait pas de rendre visite à Béchereau. Pour lui témoigner mon amitié, je lui promis une voiture Hispano-Suiza. Lorsqu'il vint la chercher, j'ai dû lui dire que quelqu'un de la direction de la société (ce n'était pas Birkigt, bien sûr) s'y était opposé. Je lui ai annoncé ce refus, que je considérais comme un affront, les bras ballants, désespéré. C'est lui qui m'a consolé !...

Après lui, Louis Massuger laissera le précieux Livre d'or d'Hispano-Suiza qu'il a écrit à la gloire des aviations françaises et alliées, qu'il a écrit à sa propre gloire, sans le savoir. [6]

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    Notes et sources :

    [1] Cet article est tiré d'un numéro spécial de la revue Icare (éditée par le syndicat des pilotes de ligne), consacré à Georges Guynemer (1894-1917), (numéro 43, hiver 1967).

    [2] Louis Masuger était domicilié au 6, boulevard d'Italie en 1923 (devenue boulevard du Président-Roosevelt en 1944) où il fut victime d'un cambriolage. En 1941, il fut proposé par Georges Dessoudeix (futur maire) pour faire partie du conseil municipal du Vésinet mais son nom ne fut pas retenu.

    [3] Balthazar Masüger, père de Louis, était alsacien d'origine helvétique. Le patronyme de naissance de Louis (1885), comme de ses filles (1919, 1920) est "Masuger". Cependant, l'orthographe du patronyme, dans la presse comme dans des publications officielles, est tantôt Masuger, tantôt Massuger. Cette dernière forme s'impose peu à peu. Néanmoins, il n'y a pas trace de modification légale du patronyme. Nous avons utilisé pour cet article la forme choisie par ses auteurs [ss] et ailleurs, la forme originelle [s]. Phonétiquement, le nom d'origine germanique se prononce S et non Z.

    [4] Hispano-Suiza (littéralement Hispano-Suisse) était une marque espagnole d'automobiles et d'équipement aéronautique fondée à Barcelone en 1904 par l'ingénieur suisse Marc Birkigt et des entrepreneurs espagnols. Elle est réputée pour ses voitures de luxe et pour ses moteurs d'avion. Séparée de la maison mère en 1923, la filiale française est devenue « Société Française Hispano Suiza, S.A. », puis renommée Safran Transmission Systems en 2016 elle est aujourd’hui un équipementier aéronautique intégré au groupe Safran.

    [5] La Cigogne, emblème d'Hispano Suiza, fut commandée par Louis Massuger au sculpteur François Bazin. Elle devait symboliser la Victoire. Elle fut présentée pour la première fois lors du salon de l'automobile de Paris en 1919 sur le modèle d'après-guerre. Symbole ultime de la victoire et hommage à Guynemer, elle devait trôner fièrement sur le bouchon de radiateur des voitures du constructeur jusqu'en 1938.

    [6] Publié pour la première fois aux éditions Draeger Frères (Montrouge) en 1924, le Livre d'or de la société française Hispano-Suiza. A la gloire des aviations française et alliées.‎ a été plusieurs fois réédité (y compris en version de luxe) la dernière fois en 2018 (Editions Hachette - BNF).

 


Société d'Histoire du Vésinet, 2019 • www.histoire-vesinet.org