Jean-Paul Debeaupuis, Société d'Histoire du Vésinet, 2017

Le « Village » du Vésinet

Situation géographique

Sur le premier plan d'aménagement du territoire du Vésinet qui date de 1858, ébauche du travail de paysagiste du Comte de Choulot et de l'architecte Joseph Olive, est matérialisée en son centre approximatif [1] une surface d'environ 16 hectares où sont déjà figurées une place du Marché et une église. Cet espace est désigné comme Le Village du Vésinet.


Esquisse du tracé du Village sur le premier plan d'Aménagement de MM. Pallu & Cie (1858)

Il conservera la forme ainsi esquissée sur les plans accompagnant la vente des premiers lots, en 1858 et 1859, une grande partie du parc n'étant encore à ce moment qu'à l'état de projet. Il s'agit de la partie la plus pentue du territoire de la future commune où, entre le sable et les graviers anciens qui constituent l'essentiel des sols du Vésinet, affleurent des couches d'argile plastique et de conglomérats de Meudon, des marnes blanches de Meudon et des poudingues de Coye, du calcaire pisolithique et de la craie blanche à belemnites dont l'exploitation avait été tentée à la fin du XVIIIe siècle et vite abandonnée.
L'orientation au Sud-Sud Ouest de cette dénivellation de 12 mètres entre la Route de Chatou au nord (à 44 m d'altitude) et la voie ferrée au Sud (à 32 m) offre une exposition idéale au soleil et des vues pittoresques sur les coteaux de Bougival, Louveciennes et Marly.

Détail de la carte "Nord-Ouest" de Paris et ses Environs - Carte géologique détaillée.

Service géologique des Mines. Ministère des Travaux Publics. Mai 1890.

Aménagement initial

A l'été 1859, le plan de lotissement du Village est à peu près fixé. Dans la liste constituant le "Lotissement général du Parc du Vésinet", à l'ilot 15 est substitué un ensemble intitulé "Le Village" qui compte 405 lots sensiblement plus petits que ceux du parc, vendus jusqu'alors.
Parmi les plus grands, une dizaine à peine dépasse les 1000 m². Les plus petits sont de l'ordre de 200 m² et la moyenne se situe aux environs de 600 m². L'adjudication de 296 lots en 1859 va donner corps à ce nouveau "village". Les premiers lots sont mis en adjudication de mai à septembre 1859. Une pause assez longue repousse jusqu'en septembre 1861 la suite des ventes. A cette date, la gare du Vésinet est achevée. Inaugurée le 1er juin 1861, elle donne au Village, un surcroît d'intérêt.

Le lotissement du Village avant 1879.

Les lots non vendus sont en blanc, ceux vendus mais non bâtis sont en gris.

Tandis que le Cahier de Charges de 1858 n'est qu'un contrat banal réglant les éventuels conflits entre le vendeur et l'acquéreur, le Cahier des Charges de 1863 et ses versions suivantes complétées en 1865 et 1869 fixe des règles plus précises quant à l'usage des parcelles. L'Art. 7, en particulier, concerne le Village.

    ART. 7. Interdiction de diverses professions et industries.

    Les acquéreurs ne pourront, dans aucun des lots, établir l'exploitation d'usines, manufactures, carrières, plâtrières, fours à chaux ou à plâtre, briqueteries et sablières.

    Les commerces, métiers et industries utiles aux constructions ou aux besoins domestiques pourront seuls s'établir, mais encore sur ceux des lots seulement qui seront spécialement indiqués à cet effet par MM. Pallu & Cie.

    Dans les commerces, métiers et industries pouvant s'établir dans le Vésinet, mais seulement sur ceux des lots spécialement indiqués à cet effet par MM. Pallu & Cie, ne se trouvent pas compris les pépiniéristes et les jardiniers fleuristes, auxquels MM. Pallu & Cie n'entendent pas appliquer d'interdiction, et qui pourront au contraire s'établir dans toutes les parties du Vésinet que bon leur semblera, sauf convention contraire.

On observera que la surface dévolue aux commerces, métiers et industries utiles aux constructions ou aux besoins domestiques s'est accrue, s'étendant jusqu'à l'avenue de la Princesse (actuelle avenue du Général de Gaulle) pour avoisiner les 29 hectares. Mais le développement spontané, pas du tout planifié, du Village regroupera sur l'axe nord-sud de la rue de l'Eglise (actuelle rue du Maréchal Foch), sur l'axe Est-Ouest de la rue du Village (actuelle rue Thiers) et autour de l'Eglise, les principaux commerces et quelques "industries utiles aux constructions ou aux besoins domestiques" prévues dans le Cahier des Charges. Parmi celles-ci les ateliers d'Eugène Boulogne, marchand de bois, dont les machines à vapeur qui actionnent ses scies à ruban et autres modèles dressent leurs hautes cheminées fumantes à quelques mètres de l'église.
De l'autre côté de la place s'installe une vacherie, (vaches laitières élevées en étable) pour la production quotidienne du lait qui alors ne se conserve pas. La pasteurisation du lait ne devient courante que dans les années 1880 mais l'étable et ses vaches subsisteront près d'un siècle de plus.

Au cœur du Village, une place a été réservée pour l'édification de l'église dont la première pierre (symbolique) est posée le 20 juillet 1862. La construction se poursuivra jusqu'en 1865. L'église aussi fait l'objet d'un article du Cahier des Charges :

    ART. 8. Edification d'une église.

    MM. Pallu et Cie, ayant décidé la construction d'une église dans le parc du Vésinet, la font édifier à leurs risques et périls; mais, pour les couvrir de leurs dépenses à cet égard, chaque acquéreur sera tenu, par le seul fait de son acquisition, à leur payer, pendant six ans, une contribution de 1 centime par an et par mètre superficiel de sa propriété, le tout sans compte ni débat et à forfait.

La place du Marché n'est d'abord qu'une vaste étendue herbeuse entourée d'arbres où les paysannes des alentours viennent vendre leurs lapins, leurs poulets et les légumes de saison dans leurs paniers qu'elles posent sur l'herbe. Il s'anime une puis deux fois par semaine. Les galeries couvertes sont installées en 1883 à l'extrême sud de la place qui prend pour près d'un siècle l'aspect popularisé par les anciennes cartes postales dont l'exemple ci-dessous est un des plus anciens.

Le sud de la place du Marché vers 1900

De nombreuses manifestations se déroulent dans le Village. La fête patronale d'abord, à la Ste Marguerite. La rue Thiers, les places de l'Eglise et du Marché sont envahies par les manèges, les stands et les boutiques. Autour de l'église, se tient la fête proprement dite, avec ses attractions comme le manège des Cochons composé de trois rangées de cochons géants (1,50 m à 2 m environ) qui tournent en imitant le mouvement du galop, le manège des Ânes, les Ballons tournants, les balançoires, les baraques de tir, la grande roue de la loterie où l'on peut gagner des services en porcelaine et même des poulets vivants, des boutiques de nougat et le stand de pêche réservé aux enfants. Les adultes ne sont pas oubliés, les Montagnes russes, le Water-Chute et le bal Blondy leur sont réservés. Ces deux dernières distractions se trouvent sur la place du Marché. Le Water-Chute monté en face de la graineterie se compose d'un toboggan, de luges, d'un bassin d'eau et d'un tapis roulant à rampe fixe pour accéder au toboggan. Maurice De Vlaminck, dans ses souvenirs publiés en 1936, a laissé un témoignage de ce qu'était la fête en 1892. [2]

La fête nationale instituée par la loi en 1880 donne lieu à un bal du 14 juillet qui se tient sur une estrade couverte, à l'abri de la pluie, sur la place du Marché. La retraite aux flambeaux descend la rue de l'Eglise (rue du Maréchal-Foch), longe le chemin de fer, remonte la rue du Marché, traverse la Grande Route de Chatou (boulevard Carnot), prend la route de la Marguerite pour aller sur la grande pelouse des Ibis où se déroulera le feu d'artifice.

Enfin la Fête-Dieu ou Fête du Saint Sacrement, soixante jours après Pâques, est célébrée par une procession autour de l'église et jusqu'à la place de la Fontaine, avec des haltes aux reposoirs installés au long du parcours. Plus ou moins contestée selon les époques Par arrêté, le maire A. Foucault avait en 1887, interdit les manifestations religieuses sur la voie publique, y compris les convois funèbres conduits par un prêtre –, elle se maintiendra jusqu'aux années 1960.

Développement et évolution

Si l'on se rapporte à la Vue du Parc du Vésinet Projeté [3] dessinée en 1858, signée conjointement par Joseph Olive et le Comte de Choulot et plusieurs fois reproduite en gravures par la suite, la vision que les architectes et paysagistes avaient de ce village "projeté" était plutôt dense, uniforme et géométrique. Si l'église s'en détache au milieu de sa place arborée, l'ensemble des bâtiments rassemblés en édifices compacts autour d'une vaste place du Marché, évoque moins un village qu'un casernement.

Le « Village » sur la vue du Parc du Vésinet Projeté, 1858 [détail].

Hormis le plan géométrique et symétrique du quartier qui contraste avec le plan général du Parc, tout en courbes, rien de tout cela ne sera réalisé.
Constitué d'abord de maisons de ville de taille modeste, de hangars et d'ateliers, le Village verra progressivement l'édification d'immeubles d'habitations collectives dont celui de l'architecte vésigondin Louis Gilbert, datant de 1886, peut servir d'exemple au 18 rue du Maréchal-Foch. L'occupation des quelque 400 lots du Village est rapide. En 1875, lorsque le Vésinet est érigé en commune, les deux tiers sont déjà occupés. En 1879, lorsque la nouvelle mairie est inaugurée, moins d'une cinquantaine de lots du Village sont encore invendus.
L'installation de la mairie et des écoles sur le côté nord de la route de Chatou, en 1879, amorce un étalement du Village par le nord et la constitution progressive d'une sorte de cité administrative comprenant la gendarmerie, la crêche, le bureau de Postes et la salle des fêtes en place avant la fin du XIXe siècle. Le mouvement se poursuivra au siècle suivant avec la construction des bains-douches municipaux, les différents usages privés puis publics de la vaste propriété Saint-Rémi qui sera tour à tour institution d'enseignement, établissement de soins, caserne, hôpital militaire, orphelinat pour accueillir finalement la nouvelle école communale puis le collège du Cèdre. Entre temps, la nouvelle caserne des pompiers, la nouvelle poste, la MJC, et l'Opération Joffre dans les années 1970 ne feront que confirmer et amplifier cette évolution.

Si le Cahier des Charges de 1863 et à sa suite le Plan d'Aménagement de 1937 ont été très exigeants pour ce qui concerne la Ville-Parc, les maisons, l'espace à sauvegarder pour la nature et le paysage, ils accordent à l'aménagement du Village,la portion congrue : On se contentera de limiter à 4 le nombre d'étages, à fixer des gabarits sur rues, sur les lignes mitoyennes, sur les façades sur cour et à confirmer l'interdiction d'activités sources de nuisances. Pour les détails, on se rapportera au code civil. Aucune opération immobilière d'envergure n'y sera réalisée avant le dernier tiers du XXe siècle.


La Rue du Maréchal Foch (ex rue de l'Eglise) vers 1930.

Dès la fin des années 1920, le cœur d'activité et de commerce du Vésinet n'a plus du Village que le nom. Si cette appellation reste répandue au Vésinet, c'est le sport, dans les années 1920-1930 et plus tard, qui va la relancer et entretenir le mythe. Utilisée par les supporters de l'équipe de foot du Vésinet, – on dit du Village –, elle est adoptée et popularisée par les rédacteurs de la presse sportive qui y voient l'illustration de la situation du Vésinet, petit club parmi les grands lors des Coupes de France ou Les Villageois s'illustrent à plusieurs périodes de leur histoire. Le basket, dans les années 50 en fera le même usage. Pourtant, entre les deux guerres, une densification certaine s'est opérée. La vocation de secteur destiné au logement collectif est explicitée par le plan d'Aménagement qui autorise quatre étages au dessus du rez-de-chaussée. Mais les immeubles s'établissent au gré du bon vouloir des propriétaires, c'est à dire de façon désordonnée.
La crise économique des années Trente puis la Seconde Guerre Mondiale vont figer pour un temps la situation immobilière et démographique. Si, entre 1911 et 1931 la population du Vésinet a presque doublé, pour compter 12.000 habitants (estimation municipale), le nombre variera peu ensuite et plutôt à la baisse jusqu'en 1948.

Les nécessaires efforts de reconstruction après la Libération, l'accueil des enfants du Baby Boom, conduisent les gouvernements de la IVe République dont Jean Louvel, maire du Vésinet de 1945 à 1953, sera membre à plusieurs reprises entre 1950 et 1953, à soutenir la construction. Au Vésinet dont la population recommence à croître rapidement, passant de 11.000 à 18.000 habitants de 1948 à 1962 selon des estimations municipales, la construction d'immeubles collectifs dans les quartiers prévus à cet effet dans le plan d'aménagement de 1937, va entraîner rapidement un sensible changement dans la perception du paysage.
Des projets plus ou moins sérieux apparaissent pour donner au Village une allure futuriste digne des films de Jacques Tati, voisin Saint-Germanois.

La place de l'Eglise et la rue Thiers dans un projet d'aménagement (anonyme) – Archives municipales.

Mais de façon très concrète, à cette époque, sur le côté Est de la rue Villebois-Mareuil s'élèvent des immeubles aux gabarits maximums de ce qu'autorise le plan d'aménagement, avec la promesse (ou la crainte) d'une prochaine évolution permise par le nouveau règlement d'Urbanisme mis en chantier en 1959 et très discuté.

Sauvegarde

Malgré sa dévolution réglementaire à un habitat collectif, le Village compte alors encore beaucoup de maisons individuelles, parfois de grande qualité, et de nombreux et beaux jardins, surtout vers l'Est, au-delà de la rue Villebois-Mareuil, et au sud, le long de la voie ferrée.

    Emus de voir disparaître l'une après l'autre les maisons individuelles avec parcs ou jardins, de nombreux Vésigondins avaient décidé de réagir. L'abattage d'un cèdre magnifique fut le détonateur, d'autant qu'un plan d'Urbanisme dit Plan Prévert [4] prévoyait l'élargissement de diverses voies communales, la déviation de la route de Montesson, taillant allègrement dans les propriétés. Le centre du Vésinet allait dangereusement se densifier,perdre son caractère ; des espaces verts disparaîtraient..
    Née en 1962, la Sauvegarde (Association pour la sauvegarde des quartiers résidentiels du secteur commercial du Vésinet) combattit la municipalité
    Ferlet et son plan d'urbanisme qui devait faire du Vésinet un "nouveau Neuilly". En 1964, ce fut la mémorable soirée au cinéma Le Médicis. Avec le Syndicat d'Initiative, une liste [électorale] fut mise sur pied, composée de Vésigondins de bonne volonté, candidats aux élections [municipales] de mars 1965. La liste fut largement élue. [5]

    Notre Village

    Bulletin de l'Association pour la

    Sauvegarde du Vésinet, n°3, janvier 1965

Paul Didier, vice-président de La Sauvegarde, sera l'Adjoint au Maire chargé de l'Urbanisme dans la nouvelle municipalité. A ce titre, il conduira la rédaction sous de nouvelles bases du Règlement d'Urbanisme qui sera finalement arrêté en 1970. Il écrivait en 1964 :

    Plutôt que de transformer Le Vésinet en Neuilly ou en Bois-Colombes, construisez d'autres Neuilly et d'autres Bois-Colombes ailleurs pour ceux qui le désirent. Construisez aussi d'autres Vésinet autour de Paris pour ceux qui le souhaitent. Et conservons à notre Vésinet son caractère. Et ceux qui ont besoin de logements bon marché ? Le problème est le même. Si l'on construit des HLM à la place de nos villas, les occupants habiteront bien Le Vésinet, mais sera-ce encore Le Vésinet ? Construire des HLM dans le centre, dans le Village ? Je pense personnellement que c'est possible même sans défigurer notre site, si nous respectons certaines règles de densité et de hauteur. Mais cela suppose une rénovation du centre. Les habitants du Village y sont-ils disposés avec les sujétions que cela comporte ? [6]

Un demi siècle plus tard, la question reste en suspens, dans les mêmes termes.

... A suivre.

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    Notes et Sources :

    [1] Le Village était aussi censé se trouver à égale distance des villages de Chatou, Croissy, Montesson et Le Pecq, ce qui est approximatif.

    [2] Maurice De Vlaminck, Désobéir, Editions Corrêa (Paris) 1936.

    [3] La version d'origine, dessinée, a été reproduite par procédés photographiques sous le titre "Projet de Colonisation - Vue perspective du Parc du Vésinet". D'autres versions quelque peu modifiées ont été produites sous forme de gravures avec les plans de lotissement de 1858 et 1859 sans signature. Les modifications portent essentiellement sur le réseau des lacs et rivières au nord de la Colonie, où finalement, le projet n'a pas été réalisé.

    [4] Du nom de Maurice Prévert (1916-2000), l'architecte-urbaniste SFU chargé du projet par la Municipalité (Max Ferlet).

    [5] Témoignage de Françoise Delbart, ancienne présidente du Syndicat d'Initiative et de Défense du Site, 2010.

    [6] En décembre 2011, après 50 ans de bons et loyaux services, l'Association pour La Sauvegarde du Vésinet s'est dissoute.


Société d'Histoire du Vésinet, 2017- www.histoire-vesinet.org