Extrait de "Colette Baudoche, histoire d'une jeune fille de Metz", Paris, 1905.

Discours
pour la distribution des prix de l’Orphelinat du Vésinet
Œuvre des Alsaciens-Lorrains

Maurice Barrès
Le 24 juin 1904, M. Maurice Barrès a présidé au Vésinet la distribution des prix aux jeunes filles de l'orphelinat de la "Société de protection des Alsaciens-Lorrains demeurés Français". La fête avait lieu sous les ombrages d'un beau parc. Après que le comte d'Haussonville; président de la Société, eut prononcé quelques paroles, M. Barrès fit ce petit discours:

Mes chères enfants,
Je viens dans ce beau jardin pour la première fois. Je n'ai jamais eu le plaisir de vous apercevoir et pourtant je crois vous reconnaître. Je jurerais que je vous ai vues dans la vallée mosellane, sous les grands bois de Sainte-Odile et devant les vieilles maisons de Mulhouse ou de Thionville. Comme une mirabelle ressemble à une autre mirabelle et une brimbelle à chaque brimbelle des montagnes vosgiennes, vous êtes pareilles à toutes les bonnes petites filles d'Alsace et de Lorraine. Quel plaisir de rencontrer dans une fête tant de figures familières C'est entre compatriotes que nous passerons cette après-midi.
En m'invitant à l'honneur de vous parler aujourd'hui, votre protecteur et grand ami, le comte d'Haussonville, s'est souvenu que je suis un Lorrain qui a beaucoup vécu en Alsace; j'habite à quelques kilomètres du village dont il porte le nom, mêlé aux fastes glorieux de notre petite nation. Souvent je mène un ami visiter, dans un fond solitaire du plateau lorrain, cette vieille maison forte des Haussonville, indestructible bâtisse devenue une paisible ferme. De là j'atteins rapidement vos pays annexés. Chaque automne, j'y recommence les promenades de mon enfance, et j'y retrouve, comme jadis, les coiffes blanches de vos saintes institutrices, les soeurs de Saint-Charles. Ces dames sont populaires là-bas; leur maison mère est à Nancy, et quand j'incline ici devant elles mon respect, c'est au double titre catholique et lorrain que je leur dis "mes soeurs". Des pays et des parents qui se rencontrent, que faire sinon d'évoquer tout ce qu'ils vénèrent en commun? N'ayons pas scrupule de dire très haut cette louange de l'Alsace et de la Lorraine que murmurent nos coeurs et qui fait votre accord.


Le Vésinet - Orphelinat d'Alsace-Lorraine vers 1904.

J'ai parcouru quelques-uns des pays fameux de l'histoire et de l'art; ils ne nous offrent rien qui nous parle si fort que Sainte-Odile, les étangs lorrains, le paysage douloureux de Metz, l'abondante Alsace et ma vallée de la Moselle où les vignobles alternent avec les vergers. Si j'étais un jour poète, je le devrais aux horizons de mon enfance. Notre climat un peu rude épanouit dans les âmes la fleur de la sensibilité. Victor Hugo naquit d'un Lorrain et d'une Bretonne; le musicien Chopin, d'un Lorrain et d'une Polonaise, et le peintre Claude Gellée d'une longue suite lorraine. Mais il y a mieux que ces génies: sur les coteaux de Domremy a fleuri sainte Jeanne d'Arc que notre silence et nos têtes baissées peuvent seuls louer.
Nos souffrances perfectionnent encore notre gloire. L'Alsace et la Lorraine, comme tous les héros, finissent en martyres. A l'usage de la France, nous produisions des hommes d'élite avec abondance et continuité; cette production a été brutalement interrompue par la catastrophe de 1870. Sous le joug allemand, pas un Lorrain, pas un Alsacien ne se sont distingués. Quel silence! Quelle stérilité! Depuis trente-cinq ans, nos frères sont étouffés, ensevelis.
Vous êtes, mes chères enfants, un souvenir de la belle civilisation construite sur le Rhin par la France. A vous voir, on évoque le choeur des jeunes exilées, qui chantent des plaintes si touchantes dans l'Esther de Jean Racine:

O rives du Jourdain !
O champs aimés des cieux!
Du doux pays de nos aïeux
Serons-nous toujours exilées ?

Maurice BarrèsMais cinquante petites orphelines d'Alsace et de Lorraine groupées sous les ombrages de l'Ile-de-France, c'est une réalité qui dépasse les plus tendres imaginations des grands poètes. Les demoiselles de Saint-Cyr représentaient les malheurs des filles de Sion pour se divertir, pour apprendre le maintien et pour se défaire des mauvaises prononciations qu'elles avaient apportées de leurs provinces. Les hymnes, les cantiques, les prières qui s'élèvent de vos rangs ne sont pas un jeu de l'esprit.
Innocentes victimes, coiffées de longs rubans noirs, vous êtes sous nos yeux une représentation vivante de nos malheurs.
Pour nous dégager en 1871, nous avons livré votre terre et vos parents. Captive sur le sol allemand ou bien exilée parmi nous, chaque fille d'Alsace-Lorraine est une sacrifiée. Vous du moins, mes chères enfants, l'amitié des Français vous dédommage. Des bienfaiteurs vous ont ouvert cet asile, ils assurent votre avenir; ils se sont chargés de reconnaître notre dette. Nous nous joignons à vous pour les remercier. Leur sollicitude et l'innocence de cette maison conspirent dans cette après-midi à pénétrer nos coeurs de sentiments pacifiés. Cependant il ne suffit pas que nous goûtions cet attendrissement et que notre amitié s'exprime dans la douceur de cette fête agreste. L'orateur d'une distribution de prix vous doit quelques conseils.
Vous êtes des petites filles joyeuses, courageuses, fidèles aux vertus de l'Alsace et qui s'aiment bien entre elles. Je vous demanderai seulement que vous tourniez parfois votre amitié vers les garçons qui sont demeurés dans le pays de vos parenté. J'ai plusieurs fois regardé dans les villages messins des écoliers qui s'en allaient abîmer leur esprit clair sous les mots allemand du maître étranger. En dépit de cet embarras, ils travaillent plus et comprennent mieux que les enfants des envahisseurs. Cela s'explique: ils sont civilisés depuis plus de siècles. Devenus grands, à la caserne, il n'y a pas de plus beaux soldats. Ils gardent sous l'uniforme ennemi les vertus militaires françaises. L'empereur allemand aime les avoir dans sa garde à Berlin. Leur tâche est dure, mais noble: c'est de maintenir et de faire estimer la France sur le Rhin. Souvenez-vous qu'ils sont vos frères et qu'ils vous ressemblent par l'âme et par la figure.
Mes chères enfants, il n'appartient pas à des filles de hâter les événements et de reconstituer la France mais il dépend un peu de vous que l'on dise: "Ces gens de l'Est sont raisonnables, disciplinés et forts; leur présence était salubre; ils méritent que la France s'impose les plus grands sacrifices."

 


Société d'Histoire du Vésinet, 2006 - www.histoire-vesinet.org