Maurice Denis au Vésinet - Auguste Desfossés, St-Germain-en-Laye, 1903 (Ouvrage tiré à 200 exemplaires numérotés à la presse)

Maurice Denis au Vesinet
   par Auguste Desfossés

Le Peintre du Vésinet
Préface d'Adrien Mithouard (extraits)

II y aura en Ile-de-France un nouveau lieu de pèlerinage dorénavant. Maurice Denis vient de sanctifier un petit sanctuaire en l'emplissant de simplicité. [...]
Le nouveau lieu de pèlerinage ne se prévaut donc d'aucun miracle, sinon de celui d'une claire peinture. Encore n'est-ce point un pèlerinage pour les aveugles. Il n'y eut pas non plus de révélation au Vésinet, pas même celle du peintre. Nous tenions déjà Maurice Denis pour un magnifique décorateur. La hardiesse de ses conceptions, la grâce, la promptitude de ses facultés imaginatives, son faire charmeur, son coloris tellement enchanteur, surtout ce sens très vif du juste et du convenable qui est chez lui une maîtrise, l'avaient déjà très décisivement désigné comme un peintre de murailles. Mais venant après tant de tableaux d'une tendresse évangélique, venant après la décoration de la chapelle de Sainte-Croix, et surtout après cette émouvante et capitale Imitation récemment publiée, l'oeuvre du Vésinet montre aux catholiques qu'ils ont assez gémi de ne plus se connaître de peintres: ils en ont un. Maurice Denis, c'est un décorateur d'églises. De la décoration, ce ne doit jamais être quelque chose qu'on ajoute à l'édifice pour l'orner, une parure de surcroît, une distraction, mais au contraire quelque chose qui donne au lieu tout son honneur, decus. — Si l'honneur vient à un homme de garder toute la pureté de ses moeurs et de son caractère, le parfait décor d'un lieu c'est celui qui le respecte, l'explique, le désigne, le distingue, le consacre et le rend plus lui-même.
Or regardez avec cette pensée les deux chapelles du Vésinet; mieux que toutes les analyses que vous feriez de l'oeuvre, cette suave impression de justesse vous en révélera d'un seul coup toute la beauté. Ce sont deux retraites cachées au fond de l'église, des lieux secrets pour la prière. Le peintre les a donc voulues intimes et claires: on y entend son silence. Elles sont tout près l'une de l'autre, mais cachées entièrement l'une à l'autre. Il les a différenciées avec infiniment de délicatesse. Elles traduisent deux moments de la vie intérieure. Ici la Vierge triomphe dans une bleuité séraphique, où se groupent des formes blanches, harmonieusement réparties autour de la voûte: il y a dans l'air de la pureté, de la paix musicale. D'autre part, c'est au contraire une gamme ardente. Un brasier flambe silencieusement dans l'air. Un coeur bat dans l'espace. La voûte précipite passionnément toute sa composition vers un Dieu incendié. Nul ne peut soupçonner dans l'une des chapelles de quelle âme il prierait dans l'autre. Elles sont pourtant reliées par un petit déambulatoire qui s'abrite derrière le maître-autel et conduit de l'une à l'autre les âmes voyageuses à travers de mystiques et discrètes images. Ces saints, ces prophètes et ces anges que voilà partout, ils ne me font point peur, ils me sont familiers. Ce ne sont plus ces figures sévères et inhumaines qui me glacent, mais des hommes qui nous ressemblent et que nous connaissons. Ils sont là pour dire à ceux qui entrent que cette religion est la leur, celle de leur pays et celle de leur condition, et qu'elle vient au devant d'eux. Celui qui s'y repose perçoit qu'on l'attendait...
Vraiment, on peut dire de ces lieux qu'ils n'existaient pas, avant que le peintre les eût fait palpiter. Ils les a remplis d'une atmosphère d'allégresse, de simplicité, de tendresse. Il a fait vivre cet espace. Il a créé sur la terre un nouvel endroit.

 

~ Maurice Denis au Vésinet ~

La religion catholique a toujours recouru aux arts pour embellir ses rites, pour mieux honorer Dieu et consoler plus doucement les hommes. C'est avec elle que la musique, la peinture, la statuaire ont connu leurs plus beaux triomphes. Mais les temps sont loin où l'art qui bâtissait les cathédrales, les peuplant de statues, les illuminant de resplendissantes verrières, inspirait jusqu'aux moindres ornements des plus humbles chapelles de village. Il semble qu'aujourd'hui les traditions de l'art chrétien sont perdues. Des centaines d'églises se sont élevées sans renouveler l'architecture; les vitraux criards, les peintures dont l'idée artistique est trop souvent au niveau de l'inspiration religieuse, les statues malencontreusement polychromes, les ferrailles dorées du quartier Saint-Sulpice, sont là pour témoigner d'une décadence qu'on voudrait ne pas croire définitive.
Il est bien difficile de rechercher à qui incombe la responsabilité d'une pareille déchéance, plus encore de proposer des remèdes. Mieux vaut espérer dans l'avenir en songeant qu'il existe encore çà et là, des esprits assez cultivés pour comprendre la profonde et mystérieuse influence de la beauté. Les exemples valent mieux que les préceptes; rendons hommage à M. le Curé du Vésinet, d'avoir confié à M. Maurice Denis, un jeune peintre encore discuté, mais en qui l'élite des écrivains d'art aime à saluer le descendant lointain des Giottesques et de l'Angélico, un des plus importants travaux de décoration religieuse qui ait été exécuté dans ces dernières années. Il est à désirer que d'autres suivent cet exemple, et l'École du Vésinet, dont parlait récemment avec une légère pointe de scepticisme M. A. Michel, dans son feuilleton du Journal des Débats, pourrait devenir bientôt le foyer d'une renaissance de la peinture religieuse en France, à cette aube du XXe siècle.
L'oeuvre religieuse de Maurice Denis est déjà considérable. Citons, dans l'ordre où elles furent exposées, les toiles suivantes: "Les Pèlerins d'Emmaüs (Salon de 1895), Jésus chez Marthe et Marie (Salon de 1896), La Légende de Saint-Hubert, décoration exécutée chez M. Denys-Cochin en 1897, l'Exaltation de la Sainte-Croix, décor d'autel pour la chapelle de Sainte-Croix au Vésinet (Salon de 1899), La Vierge au Baiser et une Descente de Croix (Salon de 1902), la même année à l'Imprimerie Nationale, pour l'éditeur Vollard, l'Imitation de Jésus-Christ, illustrée de plus de deux cents dessins, cette année enfin, au Salon, Notre-Dame de l'École et La Mise au Tombeau.
Aucune de ces oeuvres n'a passé inaperçue, et l'auteur a été tantôt porté aux nues, tantôt violemment critiqué, traité tour à tour — les uns y mettaient un éloge, les autres un blâme — de néo-impressionniste, de symboliste, de mystique, de synthétiste, et j'en oublie sans doute. Ne soyons pas trop étonnés de ce luxe de qualificatifs, il faut toujours un mot pour désigner vaguement tout art nouveau qui va s'affirmer. Très informé, très conscient du but qu'il poursuit et des moyens qu'il emploie, M. Maurice Denis a su, en réalité, rester fidèle à la grande tradition classique sans ignorer les audaces les plus modernes, s'assimilant ce qui pouvait fortifier, sans en diminuer l'originalité, son riche tempérament artistique.
Les chapelles du Vésinet ne sont sans doute pas un point d'arrêt dans la carrière du peintre et son talent si vivant continue son évolution; mais c'est en tout cas le résultat logique des tentatives auxquelles il se livrait depuis plusieurs années; rien que pour cela elles seraient singulièrement intéressantes à étudier.
A propos de la chapelle du Collège de Sainte-Croix, la première en date, M. A. Pératé, écrivait déjà en juillet 1899, dans le Figaro Illustré :

Tout d'abord nous pouvons nous arrêter avec un vif plaisir devant le décor d'autel dont M. Maurice Denis nous présente un ensemble, et deux panneaux de la grandeur d'exécution. Ils sont peints à la détrempe ou à l'aquarelle, en des tons plats et de toute fraîcheur, où les rouges, les jaunes, les verts et les bleus s'harmonisent avec une parfaite simplicité. Le décor doit encadrer l'autel d'une chapelle de collège, à Sainte-Croix du Vésinet, et tout y est combiné pour un symbolisme ingénieux et du meilleur aloi. C'est une glorification tendre et enfantine du sacrifice de la Messe, en accord avec les voix d'enfants qui, dans la chapelle, doivent chanter le Sanctus.
Les voici aux deux côtés de l'autel, les petits enfants de choeur aux yeux candides et graves dans leur robe rouge que recouvre l'aube de dentelle, ils balancent l'encensoir qui fume et derrière eux des grands écoliers aux ailes d'anges, bien attentifs, chantent en scandant le rythme de la main. Au-dessus s'arrondit la treille d'une vigne, d'où ruissellera le vin dans le calice d'or. Et puis, derrière une haie de roses en fleurs, des champs de blé ondulent au soleil, le blé nourrissant qui donnera l'hostie du sacrifice, le tribut non sanglant de la nature innocente et joyeuse. Une rivière bleue s'enfuit vers le clair horizon, et les peupliers qui la bordent se dressent vers le ciel, où bien haut, dans l'azur lumineux, passe le vol des anges; ils portent, en rappel du sacrifice divin, la Croix salutaire, la Croix à laquelle est dédiée la Chapelle du Vésinet.
Il monte de cette oeuvre charmante où tout est volontairement enfantin, jusqu'à des gaucheries extrêmes dans la structure de quelques visages, un tel parfum d'art jeune et primitif, une musique si jolie et naïve que l'on peut se dire en souriant: Peut-être chanterons-nous un jour l'alleluia de l'art chrétien renaissant. C'est la joie de l'onde baptismale sur le front d'un tout petit enfant. Que M. Maurice Denis rejette résolument toute la fausse ingéniosité d'autrefois, la précieuse gaucherie où se complaisaient les cénacles ; il n'y a plus de temps à perdre pour créer une oeuvre qui dure.

Je ne voudrais rien ajouter à cette page délicieuse.
Elle dit assez que le grand charme de cette oeuvre, c'est de n'y rien sentir d'abstrait, d'académique et de faux, parce que le peintre a tout tiré du milieu où il vit. Il représente des cérémonies liturgiques qui lui sont familières. Il rappelle les traits de visages amis. Il évoque le cours du fleuve au milieu des fleurs, des blés, des grands arbres — dans la fine et douce lumière de l'Ile-de-France. Et le parfum de cette poésie — car ce vrai peintre est aussi un poète, — n'est si pénétrant que parce qu'elle est issue de la réalité dont elle perpétue une minute exquise dans un spectacle splendide.
C'est cette même qualité d'art que nous retrouverons, dans des conditions matérielles toutes différentes, à l'Eglise paroissiale du Vésinet. Il s'agissait de décorer, non plus comme à Sainte-Croix, un mur derrière l'autel d'une chapelle de collège, mais deux sanctuaires, l'un consacré à la Vierge, l'autre au Sacré-Coeur, — à la fois des murs, des voûtes et des vitraux.

Il n'est peut-être pas inutile de rappeler ici, qu'une voûte ne saurait être décorée comme une coupole ou un plafond. La coupole ne correspond pas à des exigences de construction; c'est un ornement, une fantaisie inutile, capable seulement d'éveiller dans l'âme du spectateur un sentiment vague de conquête sur l'espace, c'est une sorte de fastueux caprice. Pénétrés de cette idée, les grands peintres de coupoles, le Corrège à Parme, Mignard au Val-de-Grâce n'ont pas hésité à pratiquer à travers le motif architectural une immense ouverture qui le détruit en quelque sorte, la décoration anéantissant le champ où elle se déploie. Ce n'est pas le lieu d'examiner si une manière si simple de trancher le conflit entre la peinture et l'architecture est à l'abri de toute critique. En tous cas, on ne saurait user d'un pareil procédé quand il s'agit d'une voûte, organe essentiel de l'édifice. La voûte fait partie de la structure même du monument, qu'il faut respecter. Il serait donc absurde de la trouer dans toute son étendue; car c'est elle qui assure l'équilibre et la solidité de l'ensemble.
Un parti radicalement opposé à celui de Corrège et de Mignard, serait d'affirmer nettement les nervures de la voûte et de se contenter de couvrir les intervalles de figures en à plat, sans relief, dans un milieu sans profondeur; mais l'artiste se priverait ainsi de ressources précieuses en diminuant étrangement l'élément pittoresque dans sa décoration. Ne serait-ce pas regrettable?
L'idée adoptée par M. Denis semble heureusement concilier ces partis extrêmes. Tout en suivant et en confirmant les arêtes qui soutiennent la voûte, et donnent aussi à son oeuvre ses divisions naturelles, le peintre des chapelles de la Vierge et du Sacré-Cœur a pris la liberté de mettre de l'air derrière les nervures (sans les détruire) et de placer ses personnages à des plans plus ou moins rapprochés, les plus éloignés se perdant dans les profondeurs du ciel.

Maurice Denis au Vésinet

Il faut louer l'artiste d'avoir ainsi concilié les droits du pinceau et les exigences imposées par la forme et le caractère du champ qui lui est attribué; de n'avoir percé la voûte que sur des points déterminés par l'ossature même de l'édifice, qui conserve son intérêt architectural, sans que celui-ci s'évanouisse pour faire place à la représentation d'un spectacle qu'on suppose se passer au dehors. On entrevoit bien le ciel mais sans que cette image envahisse partout l'architecture et en supprime la fonction. Les nervures qui partagent la voûte en compartiments distincts suffisent pour provoquer une impression de stabilité en même temps qu'elles avertissent le regard et le conduisent d'un point à un autre, sans le laisser incertain et comme éperdu devant l'étendue de l'ensemble ou la multiplicité des détails.
Tels sont les principes essentiels dont M. Maurice Denis a fait la plus judicieuse application dans les deux chapelles de la Vierge et du Sacré-Cœur.
Dans la chapelle de la Vierge, les murs se recouvrent de guirlandes festonnées de lilas ou de roses. Les vitraux rappellent trois des principales scènes de la vie de Marie, l'Annonciation, la Visitation, Jésus retrouvé au Temple, et dans une fausse fenêtre, en face de l'Annonciation, un tableau représente les noces de Cana. — C'est la partie terrestre de la vie de Marie.— La voûte est consacrée tout entière à l'Assomption ; dans un ciel printanier la Vierge s'élève écartant les plis de son suaire blanc, qu'on croirait une robe d'épousée, au milieu d'un nuage éclatant qui semble l'entrée du Paradis.

Le soleil est si blanc que les ombres sont roses

La Vierge est jeune, elle défaille de bonheur, elle symbolise peut-être la joie de l'âme élue qui retourne vers l'Unité. En face d'elle un groupe d'anges jette des fleurs, à droite et à gauche, d'autres chantent des louanges ou jouent de divers instruments; mais le premier qui la salue, c'est l'Ange Gabriel tenant une banderolle: "Ave gratia plena". A l'entrée, au-dessus des baies qui donnent accès à la chapelle, les deux prophètes, Isaïe et Michée contemplent le radieux spectacle, séparés par l'Arbre de Jessé, d'où s'élance le lis virginal, et du lis, Marie avec l'Enfant Jésus.
Inutile d'insister sur le lien logique qui unit toute cette œuvre: la pensée maîtresse transparaît clairement et les moindres détails se rapportent étroitement au sujet; tels par exemple les emblèmes plastiques des litanies; Rosa Mystica, Tœderisarca, Janua coeli, Stella matutina, Spéculum justitioe, qui ornent les culots où retombent les nervures de la voûte. L'unité esthétique est non moins évidente; elle consiste dans cette atmosphère spéciale créée par les lignes et les couleurs. C'est une véritable symphonie en bleu, accordé au violet, au mauve, au rose, au citron.
L'œil ravi saisit du premier coup cette unité optique sans laquelle l'autre serait tout à fait insuffisante. Quelques nuages cuivrés et dans les embrasures de la voûte des gerbes de lilas ou des buissons d'églantiers soutiennent d'une note à la fois ferme et discrète le reste de la composition.
Mais comment se fait-il qu'en pénétrant dans cette chapelle, l'on soit saisi dès l'abord, et avant même qu'on puisse lire le sujet, par l'impression qui se dégage de tout l'ensemble, peintures de la voûte, décoration des nervures, guirlandes et vitraux ? comment se fait-il qu'il se produise dans l'âme, pour peu qu'elle soit sensible aux émotions vraiment picturales, une joie douce, calme, une sorte de détente, d'apaisement moral, j'allais dire une manière d'hypnose délicieuse qui transporte dans le monde de l'idéal ? Ne serait-ce pas un effet de ce mystérieux symbolisme qui fit débiter tant de subtilités? Car qu'est-ce que le symbolisme en peinture, si ce n'est justement l'art d'évoquer, en dehors même du sujet et de la représentation précise, de déterminer chez le spectateur un état d'âme analogue à celui dans lequel se trouvait le peintre en composant son œuvre ?

Les recherches les plus récentes sur la couleur et le mélange optique ont ici laissé des traces. La palette de M. Maurice Denis est bien celle des impressionnistes, à jamais débarrassée du noir et du bitume. Tout est clair, lumineux, éblouissant; les tons sont dans toute leur pureté et leur franchise. Aucun tour de force pourtant, aucun parti pris qui indiquerait des préoccupations plutôt scientifiques ou théoriques dans le dessin et la couleur; la science s'y cache et tout apparaît plein d'aisance, de facilité et semble n'avoir coûté que le plaisir de peindre. Modelé discret, en pleine pâte, larges coulées de lumière, tout cela calme, bien aéré, joyeux et candide, d'une couleur vraiment paradisiaque.
Quittons maintenant la chapelle de la Vierge et rendons-nous à celle du Sacré-Cœur. Elles sont unies par une décoration ingénieuse et charmante; sur chaque pilastre une branche de rosier ou de glycine, un cep de vigne délicatement stylisés, à la voûte, des marguerites, quelques rehauts d'or, donnent à ce déambulatoire assez banal en lui-même, un air de fête, et semblent faire palpiter la muraille de grâce et de gaîté.
Le vitrail proche de la chapelle de la Vierge contient sous une forme ornementale quelques figures empruntées à l'Ancien Testament, pour désigner la Mère du Sauveur par les attributs les plus virginaux et les plus gracieux, les lis, les arbres printaniers, les colombes buvant les eaux vives.
L'autre vitrail rappelle le rôle du Rédempteur, les raisins de la Vigne Sacrée s'enlacent autour du pommier de la faute originelle. Les tons rouges et bruns préparent l'œil au spectacle qui nous attend quelques pas plus loin.
Après la pure et fraîche matinée de printemps, l'ardente et chaude clarté d'un soir d'automne. Debout sur son trône, enveloppé dans un manteau d'or, le Christ apparaît le visage rayonnant de douceur, de piété, de tendresse humaine et divine; il illumine de sa poitrine flamboyante toute la composition. Il tend les bras aux anges qui l'environnent, abîmés dans leur muette adoration, à ceux qui, à droite et à gauche, portent la Croix, instrument de la Rédemption et le Calice, symbole de l'Eucharistie, à ceux qui accourent les ailes déployées des profondeurs lointaines du ciel, au groupe des Saints et Saintes qui, réunis sur la colline de Montmartre, montrent sur leurs visages, par toute leur attitude, jusqu'où peut aller la profondeur de l'expression dans la gravité du sentiment religieux. Quelle tendresse de piété, quel recueillement d'âmes en liesse! Le tout baigné dans une atmosphère chaude et lumineuse, résultant de l'accord des tons orangés et rouges, jaunes, verts, violacés. Les robes rouges et les palmes évoquent l'idée du sacrifice et du martyre, l'idée chrétienne de la joie dans la douleur.
Ici la personnalité s'affirme peut-être davantage; la composition est plus pleine, le dessin plus ferme, plus écrit, l'harmonie plus profonde, plus riche dans sa complexité. C'est d'un grand style et d'une magnifique somptuosité. Par cette œuvre, Maurice Denis se rattache indubitablement à la lignée des décorateurs de race, aux Delacroix, aux Puvis, aux Besnard. C'est là vraiment de la peinture conçue d'un seul jet, contemplée idéalement dans son ensemble avant d'être projetée sur le mur, bien différente en cela de telles vastes toiles qui ne sont à vrai dire que des tableaux de genre agrandis.
Ils ne me contrediront pas ceux qui ont assisté à la genèse de l'œuvre, ceux qui ont pu l'apercevoir dans les premières esquisses de l'auteur déjà résumée par avance, dans ses lignes essentielles, dans ses accords fondamentaux.
Le paysage joue dans la chapelle du Sacré-Cœur un rôle important. Le ciel éblouissant autour du Christ, s'assombrit au-dessus de la colline de Montmartre qui paraît s'éclairer des derniers rayons du soleil couchant.
Voici d'ailleurs toute la terre de France pour signifier que la dévotion au Sacré-Cœur est pour nous une dévotion nationale: Notre-Dame de Paris, Saint-Denis, Reims, les grandes églises de la France monarchique, Loigny-la-Bataille qui rappelle le rôle glorieux de la bannière du Sacré-Cœur, et enfin au-dessous du trône du Christ, Paray-Le-Monial.
Les culots, où s'appuient les nervures, sont ornés de symboles s'appliquant au Sauveur: la vraie Vigne, le Pain de Vie, l'Agneau, le Pélican, le Lis entre les Épines, la fontaine d'Eaux Vives, l'Ecce Homo, les Instruments de la Passion; de grands rosiers fleuris rouges et dorés, tapissent les murailles et encadrent chacune de ces petites compositions. Enfin, au-dessus de l'autel, une décoration dont le principal motif est formé par des chandeliers et des flammes, contribue à tourner l'attention vers le Christ, véritable centre de la composition auquel le spectateur se trouve sans cesse ramené par le mouvement des personnages de la coupole, comme par de simples détails ornementaux.
Les vitraux représentent trois scènes de la vie terrestre du Sauveur, tirées de l'Evangile: Jésus guérissant les malades, Jésus pardonnant à la pécheresse, Jésus distribuant l'Eucharistie. Le tableau qui masque la fausse fenêtre, montre le coup de lance donné à Jésus mort sur la Croix, c'est à la fois la représentation du mystère de la Rédemption et du principe évangélique de la dévotion au Sacré-Cœur.
Le Coup de lance
fut exposé au dernier Salon des Indépendants. Il était alors pénible de voir cette petite toile d'une émotion et d'un art exquis, s'évanouir en quelque sorte dans la lumière trop crue des serres du Cours la Reine ; elle vit désormais, à la place qui lui était destinée, sa vie propre, et murmure à l'âme attendrie le mystérieux poème de la Rédemption par la Douleur.
Au-dessous de la colline de Montmartre, le tympan du milieu est la traduction très moderne de la parole du Sauveur:
Aimez-vous les uns les autres. Quatre personnages qu'à leur costume, à leur attitude, on devine de conditions très différentes, se serrent fraternellement les mains ; le Christ, d'un geste large et plein de mansuétude, semble présider à la réconciliation des classes et contraindre les hommes à l'amour.
Les deux autres tympans sont au contraire d'une inspiration toute traditionnelle: ce sont les paraboles du Bon Samaritain et du Bon Pasteur. Par la fraîcheur du sentiment et l'onction évangélique, ils rappellent les fresques des catacombes; par la pureté du style, la noblesse des formes et des contours, on les dirait dessinés dans l'atelier de M. Ingres.
Enfin, au-dessus des portes de la sacristie, sont figurés, du côté de la chapelle de la Vierge, le Sacerdoce juif, et du côté du Sacré-Cœur, le Sacerdoce chrétien. Ces compositions diffèrent, par la facture, du reste de la décoration. On ne saurait rien imaginer, par exemple, de plus délicat, de plus gracieux, de plus immatériel que ces adolescents qui s'avancent vers le grand-prêtre, avec les colombes et les chèvres du sacrifice mosaïque. La vision du peintre s'est en quelque sorte spiritualisée ; L'écriture en est d'une simplicité, d'une pureté angélique qui effleure la muraille et contraste heureusement avec la pleine et riche peinture des chapelles voisines.
Dessinées dans le même goût, mais avec plus de couleur, surtout dans les draperies, les figures de Sainte-Marguerite, patronne de l'Église, et de Saint Achille; des Apôtres, des Évangélistes avec le lion, l'aigle, le bœuf et l'ange symboliques; puis derrière le maître-autel, le Christ, les bras étendus et prononçant la grande et féconde parole "Enseignez les nations", achèvent de dissimuler au-dessus des pilastres fleuris, les irrégularités du pourtour.
Ainsi, grâce à l'intelligente discrétion de M. le Curé du Vésinet,
[L'abbé Bergonier] l'artiste livré à son initiative, a pu tout coordonner, peintures des voûtes, vitraux, décoration des parois des chapelles et des murs du déambulatoire, faire concourir en un mot chaque figure, chaque ornement et jusqu'aux moindres détails, à l'unité d'effet la plus complète, condition essentielle d'une œuvre d'art.
II lui a été donné de montrer que son talent est naturellement épique et monumental; il lui faut non pas le chevalet, mais l'échafaudage et de larges espaces de murailles à couvrir; il étouffe resserré dans la peinture de tableaux.
Désormais la preuve est faite qu'à une époque de banalités académiques et de vulgarités sans poésie, alors que tant de monuments attendent leur tunique de fresques, Maurice Denis est capable de participer efficacement à la Renaissance de la grande décoration, en réalisant un heureux compromis entre l'art moderne et la tradition catholique.

 


Société d'Histoire du Vésinet, 2009 - www.histoire-vesinet.org