Compilation de Pierre Heudier, vice-président de l'Association des Amis d'Alain [1]

La « maisonnette » d'Alain au Vésinet
Un des hauts lieux de l'esprit selon André Maurois

... Une petite porte de fer, du lierre, une plaque de marbre un peu effacée : la Maisonnette [vers 1950]

15 février 1951, 14h30,
75, rue Maurice-Berteaux, Le Vésinet [2],
Une petite porte de fer, du lierre, une plaque de marbre un peu effacée : la Maisonnette. Un jardinet, une jacinthe mauve. Un salon encombré, un piano, des tapis. Aux murs, presque sans intervalle, des reproductions de Michel-Ange et des petits bas-reliefs très fins. Un escalier étroit, en haut la chambre ; le lit recouvert de fourrure claire, au-dessus un portrait d'Alain, assez foncé, très ressemblant, tête énorme, gros nez, déformation du bas de la figure, une tête forte. Des livres, une porte ouverte sur la salle de bain. Aux murs un portrait de Descartes et beaucoup de tableaux d'Alain : couleurs claires, à la Corot, fraîcheur des teintes, rochers et plages, mer bleue, champs.

Le Kérou, 1929

Les Grands Sables par temps couvert, 1936

Une petite table, perpendiculaire à la fenêtre, au soleil. Un journal : le Figaro, un livre relié avec une marque en carton : Plutarque.
Alain, grand, grosse tête, cheveux blancs assez jaunes, en désordre, yeux clairs, mains très déformées. Un pied chaussé d'une pantoufle à lacets, l'autre en chaussette posé sur un coussin en velours mordoré. Veste d'intérieur bleu marine. « Chéri, dit Madame Chartier, voici des amis. » Conversation au début difficile. Nous exposons notre question. Alain ne dit rien, semble ne pas entendre, puis s'anime. Il dit qu'il faut se méfier des thèses politiques qu'on tirerait de sa pensée. « Expliquer, par exemple, que c'est une doctrine socialiste, ce que je conteste ». Lire Bourgines (De Jaurès à Léon Blum) : « titre qui n'est pas clair du tout ». L'influence de la vie politique sur l'École Normale ? « Moi je n'ai jamais fait de la politique à l'École. Jamais non plus je ne me suis présenté à la députation. Bouglé s'est présenté trois fois à Toulouse ». « Faire un livre sur moi ? Ce sera à la mode » (y a-t-il de l'ironie?). « Les livres sont rares et se vendent cher. J'ai parcouru le livre de Maurois, il ne m'a connu qu'à Rouen.» Sur nos remarques : Maurois a recopié souvent sans guillemets : « C'est toujours comme ça et puis du moment que le lecteur n'a pas lu l'auteur dont on parle, autant supprimer les guillemets. Si Maurois dit quelque chose de moi, cela doit être vrai. » Humour accentué par un fort accent rustique. « On n'a rien écrit sur mes idées sur l'enseignement. Pourtant intéressante, l'Université populaire. »
« La psychanalyse, j'en ris beaucoup. Absurde, ridicule... Bien périmé depuis que Freud à eu du succès. Les gens ne sont pas comme ça. Un ami dont la fille était folle : on a trouvé (le psychanalyste et le père) au bout de nombreuses années qu'il y avait l'affection pour un petit chien. Ça n'existe pas. Quel rapport entre l'affection pour un chien et celle pour ceux qui nous entourent ? »
Nous nous levons. « Revenez me voir », dit Alain.
Alain est mort le 2 juin 1951.

    Yvette Formery, « Visite à Alain »

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Socrate n'est pas mort ; il est assis à sa table dans une petite maison de banlieue ; radical aux cheveux blancs, et fier de l'être.

    André Maurois, « Alain »

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Quant à sa vie personnelle, elle demeure partagée entre les histoires de peu de temps que l'on devine et la permanence de la présence de Marie-Monique et de Gabrielle, à qui il fait visiter dès 1918 la Chartreuse (cf Guimond « Alain, la femme, les femmes, une femme »). Les choses n'en évoluent pas moins. Marie-Monique prend la place qu'elle avait entrevue auprès d'Alain, celle de secrétaire de son œuvre. Elle devient aussi progressivement la gouvernante de sa vie dans la petite maison du Vésinet. […] MM intervient aussi dans la vie privée d'Alain, beaucoup plus qu'avant la guerre où elle procédait par touches, ajoutant quelque confort à sa vie de célibataire. Rien n'indique mieux les changements dans l'existence d'Alain que le soin perpétuel dont elle l'entoure progressivement, et qui s'accentue après qu'en 1937 il est tombé gravement malade et presque impotent à certains moments. Peu à peu, il revient à MM de filtrer l'entourage d'Alain. C'est par elle qu'on doit passer pour le voir au Vésinet, c'est elle qui dépouille le courrier à la Chartreuse ...

    Thierry Leterre, « Alain »

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« Mon objet pour cette fin de vie, qui par rapport à août 1914 est un supplément, c'est de faire du jardinage et d'échapper aux pouvoirs. L'enseignement ne serait qu'une transition à cet état heureux, d'où naîtront encore quelques volumes. »
Alain voulait une maison tranquille, un jardin et un piano. La toute dévouée Monique se chargea de lui trouver ce qu'il cherchait. Comme elle l'écrit dans une note à la lettre du 2 février 1917 ; « Alain souhaitait avoir en banlieue une petite maison avec jardin où il pût passer tout son temps hors des classes. Au retour de la guerre, la vie dans un troisième de Paris, sans air, et les relations d'avant-guerre (sic) ne lui semblaient plus possibles. Par nos amis Choret, architectes à Saint-Germain, je trouvai la maisonnette du Vésinet [75, avenue Maurice-Berteaux] dont j'améliorai l'aménagement d'une année sur l'autre. Alain en prit possession le 13 novembre 1917. »
Dans une note à une lettre d'Alain du 3 janvier 1916, elle ajoute: « Je trouvai d'occasion un beau piano à queue… noir, sur lequel, me fut-il dit, avait joué Chopin, et il fut installé dans la pièce au rez-de-chaussée de la Maisonnette (que nous appelions la chartreuse), pièce qu'on baptisa « Salle de musique ». Alain y improvisa des choses sublimes. »
Jusqu'en 1936, il vécut tantôt 149, rue de Rennes, tantôt à la chartreuse. Après 1936, il vécut presque constamment à la chartreuse, et il y mourut. Après une histoire assez mouvementée, cette maisonnette de « garde-barrière » existe toujours, avec une grande plaque indiquant qu'elle a été habitée par Alain. Le jardin est petit, la maison n'a qu'un seul étage, avec deux pièces à cet étage. Elle se dresse dans un quartier tranquille de la cité-jardin qu'est Le Vésinet ; la rue la sépare de la ligne de chemin de fer de Paris Saint-Lazare à Saint-Germain, qui est peu bruyante (et au reste la fenêtre de la chambre d'Alain au premier étage ouvre du côté opposée). La gare du Vésinet n'est pas loin : une ligne d'autobus directe mène du quartier Latin à la gare Saint-Lazare par le boulevard Saint-Michel et l'avenue de l'Opéra. Alain en quittant Henri-IV n'avait qu'à longer le Panthéon et à descendre la rue Soufflot pour gagner l'autobus, près de l'entrée du Luxembourg.
La maison n'avait pas coûté cher ; Mme Morre-Lambelin l'avait achetée à un moment où, terrorisés par les bombardements, les Parisiens et les banlieusards quittaient en masse la région. Elle avait été payée avec l'argent qu'Alain avait économisé sur son traitement de professeur qui continuait, croyons-nous, à lui être versé. Elle était au nom d'Alain, mais il n'est pas impossible que « tante Monique » ait payé une partie des frais. Le choix du Vésinet de sa part n'était pas dû au hasard : elle habitait elle-même à Saint-Germain, qui n'est qu'à trois kilomètres, et elle avait à coup sûr l'arrière-pensée d'éloigner Alain de ses « rivales », en se rapprochant de lui – ce que l'événement confirma. Quand Alain était au Vésinet, elle était à peu près sûre qu'aucune autre femme n'oserait l'y trouver, d'autant plus que l'existence de la chartreuse ne fut connue que de quelques intimes.

    André Sernin, Alain — in Bulletin AAA 3,  p 23

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« Disciples aux cheveux blanchis nous nous plaisions à venir, dans la maison du Vésinet qui était pour nous un des hauts lieux de l'esprit, nous asseoir en face du sage. […] Dimanche dernier, lorsque nous entrâmes dans la petite chambre »

    André Maurois cité par André Sernin —  Ibid, p 451

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« Le dernier jour les yeux restèrent fermés, mais les signes de présence ne manquèrent pas, à travers un immense apaisement du visage qui à aucun moment ne fut traversé d'une crispation quelconque. Le souffle difficile seul témoignait de ce dernier combat qui n'eut jamais l'allure d'une agonie (aucun râle). Nous étions là, avec Mme Chartier, Cancouët, Savin, Buffard, Bost, Barbier et moi. Canguilhem s'est joint à nous vers le soir, et ce fut lui qui, à 23 h 35, recueillit son dernier soupir (qui fut vraiment le soupir par où l'âme se rend).
Dimanche et lundi ce fut, très silencieuse et recueillie, une montée continuelle, par le petit escalier, des élèves de toujours, d'amis plus lointains et même de quelques « officiels » déférents, Gustave Monod naturellement et bien d'autres. »

    Michel Alexandre cité par André Sernin —  Ibid.

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« Mardi 29 mai. Le train, la route qui borde la voie ; combien de fois le grand diable, au grand pas vif, l'a parcouru vers la retraite ignorée de la maisonnette ! »

    Notes de Jeanne Alexandre, citée par André Sernin — Ibid.

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Le 30 mars 1940. Le départ approche. Il faut mettre à jour ce journal. Je veux d'abord écrire sur Stéphane le Glorieux, roman de Schlumberger. Pourquoi ? Pour poser un problème littéraire qui sans doute n'intéresse que moi. Il m'est arrivé ces temps de relire Au bivouac de Schlumberger avec la plus vive admiration et un bonheur sans mesure. Car cette anecdote de guerre assez tragique m'a paru dépeindre au mieux les horreurs de 1914 et je me souviens que l'auteur, assis sur mon divan du Vésinet, comme je le louais de tout mon cœur, m'a fait remarquer que son expérience de la guerre avait tenu dans la nacelle de la Saucisse de Royaumeix. Aussi me dit-il que son Bivouac ne devait rien du tout à l'observation, que tout y était livresque : « J'ai dit-il depuis longtemps étudié la guerre et les armées, dans les anciens, dans Thucydide et Polybe. »

    Alain, Journal

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Ne reviendrez-vous pas voir la petite chartreuse que mon mari aimait tant […] La maison est un peu plus grande mais elle n'a pas beaucoup changé depuis 1918 quand j'y suis venue. […] Vous connaissez le chemin, vous y serez accueilli de tout cœur et tout vous le rappellera et nous parlerons de lui qui est toute ma vie depuis mon enfance.

    Lettre de Gabrielle à Gontier, 1953, in Bulletin de Mortagne, 2001

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Cela va faire bientôt sept ans qu'Émile Chartier s'est éteint dans cette villa du Vésinet où il vivait « avec les fleurs et les oiseaux » et qu'il appelait son monastère.

    Jean Mistler, L'Aurore, 8 avril1958 — in Bulletin AAA 7-8, p 36.

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C'est avec joie et émotion qu'en un jour, de printemps 1958, j'ai pris le train à la gare Saint-Lazare pour Le Vésinet, localité de la banlieue parisienne : mon but était la maison où, « de 1917 à 1951 a vécu le philosophe Alain ». Il n'y a pas loin de la gare à la maison, et en parcourant la route paisible qui y mène, je pensais aux réflexions d'Alain rentrant chez lui. Bientôt la porte s'ouvrit pour moi sur le beau jardin qui entoure la petite maison, et Madame Alain-Chartier m'accueillit d'une manière charmante et cordiale. J'avais attendu son retour de Morgat pendant quelques semaines, et avec l'impatience qui convient pour les choses qu'on désire vraiment. Enfin nous pouvions nous entretenir d'Alain !
J'ai découvert Alain durant mon séjour en France en 1951 […]
Enfin, au Vésinet, le jour vint où Madame Alain-Chartier m'a invité à m'asseoir auprès d'elle, sous un petit berceau fleuri, autour du thé et de délicieux gâteaux. Elle a bien voulu répondre avec confiance à toutes mes questions, et faire revivre, avec un talent d'interprétation bien remarquable, le grand homme qu'était son mari. Puis elle m'a montré dans la maison les livres dont Alain se servait, les peintures qu'il a faites, ses photographies, les cahiers d'un Journal non encore publié. Elle m'a permis de visiter la chambre où, durant les dernières années de sa vie, assis devant une petite table, en face des deux fenêtres sur le jardin, Alain a continué à écrire, complétant ses livres ou ses Propos, -- ce genre littéraire inventé par son génie.

    Ronald F. Hoxell,
    professeur au Department of Political Science de l'Emory  University en Géorgie, in Bulletin AAA 9, p 19.

 

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Une petite maison au Vésinet, en bordure de la voie de chemin de fer. D'interminables dahlias de banlieue érigent leurs joues et leurs cheveux ébouriffés dans le jardin. Une bonne me fait monter au premier.
Contre la fenêtre, à une petite table, assis de dos, il est là. Mme Alain me guide autour de lui par un méandre. Il reste raide, penché en avant avec ce dos de ratine bleue. Il me fait signe de m'asseoir. Le grand visage maintient sa position inclinée, sa courbette qui accompagne le corps paralysé. Alain l'irrespectueux demeure plié dans une révérence.
Son gros nez de prédicateur, ses cheveux blancs partagés en deux, ses bajoues roses, sa bouche minuscule enfouie au creux de la chair… Et l'œil bleu darde, par en dessous, un regard impitoyable à la bêtise.

    Paul Guth, La Gazette des lettres, 13 novembre 1948. in Bulletin AAA 21, p 32

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Le premier samedi de novembre dernier, quelques habitants du Vésinet sont allés faire une sorte de pèlerinage à Mortagne-au-Perche où naquit, en 1868, Emile Chartier, le philosophe Alain. […]
Le samedi suivant, donc, nos Vésigondins furent reçus en toute simplicité par le Maire qui les dirigea aimablement vers l'ancien hôtel des Comtes du Perche, où se tenait cette exposition. Vers le soir, ils allèrent, rue de la Comédie n°3, s'arrêter quelques instants devant une humble maison de campagne sur le mur de laquelle une plaque indique qu' « Émile Chartier, dit Alain, est né en cette maison le 3 mars 1868 » […]
Et tout naturellement se fait pour nous le rapprochement avec cette autre plaque sur le mur d'une autre maison, plus humble encore, sise au 75, avenue E.-Thiébaut au Vésinet, plaque qui dit au passant : « Ici vécut de 1917 à 1951 le philosophe Alain ». Mais cet article souhaite aussi rappeler à nos concitoyens la cérémonie qui se déroula le 24 octobre 1953 devant cette maison, pour l'apposition de la plaque.
Le mérite en revenait au Syndicat d'initiative du Vésinet dont le président, M. Gaston Jonemann (le père de notre Maire actuel)[3], lança les invitations. « Cette cérémonie, écrivait-il alors, marquera l'estime que la Municipalité porte à la mémoire de l'homme qui avait fixé parmi nous le choix de sa résidence, et confirmera dans l'esprit des hautes personnalités présentes l'excellent renom de notre Cité ».
Amis lecteurs, il faut connaître ou reconnaître Alain (son œuvre complète se trouve à la bibliothèque municipale). Difficile parfois à suivre dans toutes ses pensées et dans tous ses choix, il donnera toujours au lecteur quelque chose à emporter de ses livres ou de ses « Propos » […]
Qu'il me soit permis, enfin d'exprimer une opinion personnelle: une plaque sur un mur, c'est bien ; mais c'est assez peu. Sans doute la Ville s'honorerait-elle de rendre davantage hommage à un de ses concitoyens qui l'avait choisie dès 1917 pour son cadre dont nous sommes si fiers, et dans lequel il mûrit tant d'œuvres. Un lycée, pas loin de la maisonnette n'a pas encore de nom…

    Lucien Clarenson: « Une plaque sur un mur », Bulletin municipal du Vésinet, avril 1969 — in Bulletin AAA 28, p 68.

 

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C'était en 1917[...] Je l'imagine volontiers, à cette époque déjà lointaine, prenant à la gare Saint-Lazare, un de ces vieux trains à impériales aux locomotives poussives et frappé par le décor des frondaisons automnales, par les vastes espaces libres, par le calme et le silence du Vésinet, découvrant cette petite maison près de la voie ferrée, à proximité de la gare, ce qui lui évitait une trop longue marche. Certes, la maison n'était pas telle que nous la voyons. Sa façade actuelle sur la rue n'existait pas et il y avait à sa place un appentis où Alain rangeait ses outils de jardinage. Car il aimait son jardin et il aimait jardiner. Il taillait lui-même ses rosiers, ratissait ses allées, sarclait, émondait et, tout comme dans ses Propos, séparait le bon grain de l'ivraie.
C'est dans sa chambre, toute petite, au 1er étage, faisant angle sur le jardin, qu'il écrivit une grande partie de ses Propos sur une toute petite table qui est toujours là, à la même place [...]. Au début, il ne venait au Vésinet que les jeudis, lundis et dimanches. C'est en 1933 qu'il s'y fixa complètement et c'est en 1938 que, devenu presque impotent, il dut cesser ses promenades et partagea son temps entre la lecture, la rédaction de ses ouvrages et la méditation.
[...] Et c'est parce qu'il aimait le Vésinet et parce qu'il l'a illustré pour toujours, que nous avons apposé cette plaque, afin que le passant sache qu'ici a vécu et est mort le penseur qui a si fortement marqué notre époque.

    Gaston Jonemann, président du Syndicat d'Initiatives du Vésinet
    Inauguration, le 24 octobre 1953 d'une plaque commémorative apposée sur la maison d'Alain

    Aux murs un portrait de Descartes et beaucoup de tableaux d'Alain : couleurs claires, à la Corot, fraîcheur des teintes, rochers et plages, mer bleue, champs ...
    Une petite table, perpendiculaire à la fenêtre, au soleil ...

    C'est dans sa chambre, toute petite, au premier étage, faisant angle sur le jardin, qu'il écrivit une grande partie de ses Propos sur une toute petite table qui est toujours là, à la même place ...

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A l'occasion d'une visite que je lui rendis au Vésinet, je devais prendre conscience de cette force de pénétration. Lui ayant exprimé mon admiration à ce sujet, il me fit part de son désir de tenter d'accéder au premier étage de sa maison, ce qui, me dit-il, ne lui était pas arrivé depuis longtemps. Il me pria de l'accompagner. Son visage heureux reflétait la malice, je sentis qu'il guettait ma surprise au moment où, ouvrant la porte d'une chambre toute tapissée de petits panneaux, serrés les uns contre les autres, et représentant des paysages des environs de sa demeure, je compris qu'il sacrifiait à la peinture. Le couteau en main (ces petites études étaient peintes au couteau), le philosophe fait peintre, disséquant de près les choses et les sensations par l'expérience vécue, me donnait à entendre combien la réalité de ses investigations poussées jusque dans l'acte était en accord avec les vérités de sa philosophie vivante.
J'allai le voir pour la dernière fois quelques mois avant sa mort. Je le trouvai enveloppé de couvertures, assis, lisant à sa table de travail […] En prenant congé d'Alain avec l'espoir de le revoir bientôt, il me confia d'une voix assurée où perçait l'humour : « Je suis entré dans l'éternité. »

    Henry de Waroquier, in Hommage NRF, 1952

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Voici une dizaine d'années que nous nous rendîmes, Jean Miquel et moi, dans la petite maison du Vésinet, encore toute pleine de la présence du Maître, mais dont l'ordonnance se trouvait alors fâcheusement détruite par des visites… inopportunes. Avec l'accord et l'aide d'un représentant du Maire du Vésinet nous avons alors recueilli ces livres, ces lettres, ces objets familiers, épars ici et là dans un désordre affligeant ! Et Jean Miquel de me confier : « Je suis heureux en pensant que « tout cela » sera conservé à Mortagne. Il faut un lieu pour exister. Mortagne, la ville natale, est toute désignée pour devenir ce lieu. »

    Antoinette Guerrini,  « Je me souviens » in Bulletin AAA 61, p 7.

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 […] fidèle auditeur de ses concerts, il assista aussi à des récitals privés, qu'elle donna pour lui et pour ses proches, parfois dans son atelier de l'impasse Ronsin, parfois aussi dans la maison du Vésinet.

    « Yvonne Lefébure et Alain » in Bulletin AAA 62, p 1

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Alain dans le « minuscule jardin, où chantaient des oiseaux devenus familiers,
c'est là que tant de pages ont été méditées, puis, sans une reprise ou une rature, vite écrites,
par une main et une approbation aussi résolues que la pensée
qui les avait déjà exactement formulées.
»

De mon côté, je me rendis quelquefois au Vésinet, près de la voie ferrée, dans cette petite maison, qui n'est pas sensiblement différente, à première vue, de celle d'un garde-barrière, et où le piano et les toiles, au murs, instruisaient de deux délassements, dont l'un parut quelquefois, à Alain, sa véritable vocation. Près du minuscule jardin, où chantaient des oiseaux devenus familiers, c'est là que tant de pages ont été méditées, puis, sans une reprise ou une rature, vite écrites, par une main et une approbation aussi résolues que la pensée qui les avait déjà exactement formulées. En ce modeste logis ont été construites l'une des plus viriles et secourables morales qui aient paru et les œuvres puissantes d'un esthéticien et d'un philosophe sans peur, sans reproche et sans autre ambition que celle d'écrire librement.

    Henri Mondor, Alain, 1963, P 15-17 (+ Bulletin AAA 73, p 9)

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Le 10 septembre 1940 Alain est dans la maison de Blanche Teste, sœur de Marie-Monique Morre-Lambelin, au 6, allée de la gare, Le Vésinet.

    In Bulletin AAA 73, p 23

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Aujourd'hui, s'il était encore là-haut, à sa petite table, devant sa fenêtre, s'il demandait : « Pourquoi cet attroupement devant la maison ? Pourquoi ces bavards ? », je lui dirais encore : « Ne vous mettez pas en peine, ce ne sont que vos amis : ceux de toujours, qui poussaient la porte sans avertir. Les autres aussi, qui n'auraient osé sonner. Car vous étiez du Vésinet depuis si longtemps qu'on avait fini par le savoir. On se disait, en passant, que c'était là. Une petite maison fleurie, un jardin plein de roses ; un lieu qui était unique parce que vous étiez là. Aussi discret que ce nom que vous aviez choisi pour signer tant de livres qui auront encore l'éclat de vos fleurs quand cette maison n'existera plus. » Quelques-uns de ceux qui n'osaient pas pousser la porte ont voulu que la passant se souvienne. Alain, j'en suis sûr, aurait souri à ce regard tout simple de celui qui passe. Il avait fui le vide des honneurs, parce qu'ils sont vides, parce qu'il ne voyait pas de bonheur, peu d'humanité, une vérité toute fardée de ce côté-là. Mais il avait un pacte d'amitié avec tous ceux qui aiment quelque chose ; et , par exemple, il aimait ces grands arbres d'ici, ces pelouses, ces innombrables jardins – vos rossignols. Il était sans le dire (à quoi bon le dire !) de cette société secrète des amateurs de fleurs et d'oiseaux, qui est presque tout Le Vésinet.

    Maurice Savin, 24 octobre 1953 in Bulletin AAA 73, p 36.

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Emile Chartier dit Alain, 1950.

... Un portrait d'Alain, assez foncé, très ressemblant, tête énorme, gros nez, déformation du bas de la figure, une tête forte ...

Il était sans le dire (à quoi bon le dire !) de cette société secrète des amateurs de fleurs et d'oiseaux, qui est presque tout Le Vésinet.

Son gros nez de prédicateur, ses cheveux blancs partagés en deux, ses bajoues roses, sa bouche minuscule enfouie au creux de la chair...

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Le 12 janvier 1937
Mes bons amis soyez sans crainte. De toute façon je vous verrai. Dès que je serai avisé de votre retour, j'indiquerai l'adresse où votre chauffeur devra me prendre : 75, ave Maurice-Berteaux, Le Vésinet, (S.-O.)
Topographie : le chemin, depuis la porte Dauphine, est assez difficile à suivre, quoiqu'il soit indiqué par des écriteaux bleus. Pont de Puteaux, détour à gauche. Colline de Suresnes, et puis Nanterre à traverser, pour gagner le pont de Chatou. En tout 16 kilomètres.
Grande amitié à vous deux et à bientôt.
E. Chartier

    Alain, Correspondance avec Elie et Florence Halévy, Gallimard, p 315.

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    Notes:

    [1] La maison d'Alain au Vésinet et ses visiteurs : témoignages recueillis dans les bulletins de l'Association des Amis d'Alain (AAA) et ailleurs (Bulletin de Mortagne, Bulletin municipal du Vésinet, Correspondance avec Halévy, Hommage NRF, etc...)

    [2] Cette partie de l'avenue Maurice-Berteaux a été dédiée à Emile Thiébaut, maire du Vésinet en 1949, après la mort de celui-ci. La numérotation n'a pas changé. L'adresse en 1951 était "75, avenue Emile-Thiébaut".

    [3] Il s'agit d'Alain Jonemann, maire de 1965 à 1995. Le texte date de 1969.

     


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