Feuilleton paru dans Les Soirées littéraires, n° 86, 19 juin 1881

Le Mystère du Vésinet
Imbroglio entre Paris et Londres
[1/6]
par Marie Guerrier de Haupt,
Lauréat de l'Académie française.

Avertissement :
Autres temps, autres moeurs !
Ce feuilleton qui tint en haleine nos (arrières)-grand-mères, nous parle d'un univers bien loin de nous ! Mais il est, de tous ceux que nous ayons trouvé, le seul à mettre en scène le Vésinet et ses villégiateurs, du premier au dernier chapitre, dans de multiples lieux faciles à situer.
Il dût connaître un certain succès puisque, après une première parution hebdomadaire dans les Soirées littéraires de juin-juillet 1881, il fut de nouveau proposé aux lecteurs en janvier 1886, dans le Journal du Dimanche.
Il compte six épisodes !

PROLOGUE

L'homme au plaid. — La sortie de l'église. — Un évanouissement inexpliqué. — Bruits et conjectures.

C'était un dimanche matin. Le train, allant de Paris à St-Germain approchait de la station du Vésinet, quand l'un des deux voyageurs occupant seuls le compartiment réservé aux fumeurs, mit la tête à la portière, en disant, avec un fort accent britannique:
— Aoh! ce pays doit être vraiment plaisant à habiter.
— Vous avez raison, monsieur; fit son compagnon de route qui avait déjà échangé quelques paroles avec lui. Le Vésinet, où nous allons arriver, est un endroit charmant et beaucoup de vos compatriotes viennent y passer la belle saison!
— Croyez-vous? fit l'Anglais en se redressant vivement. Je supposais que St-Germain était plus favorisé par les étrangers.
— Je ne saurais vous dire à quel point St-Germain est favorisé; reprit l'homme interrogé qui, à en juger d'après l'apparence, devait être un employé de commerce parisien profitant du dimanche pour venir à la campagne. Ce que je puis affirmer c'est que le Vésinet, où je viens fort souvent, est habité par un grand nombre de familles anglaises.
— Ah! merci bien monsieur; dit l'étranger, poliment, mais d'un ton indiquant le désir de ne pas prolonger l'entretien.
Un instant plus tard il se leva; prit sur la banquette où il l'avait placé un plaid écossais aux couleurs voyantes, qu'il jeta sur son épaule, et une grande ombrelle blanche doublée de vert; puis, le train s'étant arrêté, il n'attendit même pas que les conducteurs eussent crié le nom de la station, mais ouvrant la portière il descendit, et se dirigea rapidement vers la barrière de sortie.
— Quel original! murmura le Français, qui le suivit de loin, tout en échangéant des poignées de mains avec les employés de la gare, qui l'appelaient familièrement M. Gustave.
L'homme chargé de recevoir les billets fit observer à l'Anglais que son billet était pour St-Germain.
— Que vous importe? dit tranquillement celui-ci. Faut-il donc payer un supplément quand on ne fait pas le trajet tout entier?
— Non monsieur; je vous faisais observer ceci, supposant que vous pouviez vous être trompé.
— Je ne me suis pas trompé; dit sèchement l'homme au plaid. Et il s'éloigna par la rue de l'église, sans s'inquiéter des réflexions que Gustave échangeait avec les employés du chemin de fer à propos de ses allures excentriques.
Tout en marchant lentement le personnage qui, sans y prendre garde, avait su attirer l'attention générale, feuilletait les papiers contenus dans son portefeuille, et son impatience en ne trouvant pas ce qu'il cherchait se traduisait par des signes non équivoques. Il poussa de côté un assez grand nombre de banknotes, quelques billets de banque, des cartes de visite, portant le nom de Mr Smith — son nom, évidemment — et découragé il allait revenir à ses recherches quand la vue d'une lettre restée dans une des poches lui arracha une exclamation de joie.
Il la déplia, et relut, pour la centième fois peut-être, les lignes suivantes, écrites en anglais par son correspondant:

Un des amis de mon fils Henry a reçu de lui une lettre portant le timbre de St-Germain-en-Laye, près Paris. Il doit être là ou aux environs. A moins pourtant que pour déjouer les recherches et faire perdre sa trace, il n'ait chargé quelqu'un de mettre sa lettre à la poste de Saint-Germain.

— St-Germain ou les environs, répéta l'homme au plaid, que nous appellerons désormais Mr Smith. Renseignement bien vague. Pourtant j'ai mieux fait de descendre ici.
Il suivait la rue de l'Eglise, interrogeant du regard toutes les physionomies et les fenêtres de toutes les maisons. Le temps était magnifique, et les rues pleines de gens endimanchés, se rendant, qui à l'église, qui à la promenade.
L'homme au plaid, suivant la foule, arriva bientôt sur la place de l'Eglise. Elle est charmante, cette petite église du Vésinet, toute blanche, au milieu d'une place plantée d'arbres. Le mystérieux étranger devait être absorbé par de graves préoccupations pour passer devant elle sans paraître la remarquer. On commençait à sortir de la grand-messe, et toute l'attention de notre homme, debout au coin de la rue Thiers, se portait sur les personnes qui descendaient les degrés.
Lui-même, sans s'en apercevoir, devint bientôt le point de mire de tous les regards. Monsieur Gustave qui s'était amusé à le suivre à distance, et qui comptait dans le pays des amis nombreux, avait pris soin de faire remarquer à ces derniers l'original que le hasard lui avait donné pour compagnon de route. L'aspect seul de Mr Smith pouvait d'ailleurs suffire à motiver l'attention dont il était l'objet.
L'homme au plaid devait avoir une cinquantaine d'années. Sa taille gigantesque, ses membres athlétiques, ses cheveux abondants et d'un noir de jais s'accordaient bien avec ses traits fortement accentués. L'expression hardie et railleuse de ses yeux noirs, surmontés d'épais sourcils, inspirait une sorte de crainte. Le nez était fort; la bouche grande et ombragée par une épaisse moustache, laissait voir en s'ouvrant deux rangées de dents blanches et pointues qui donnaient au sourire du cet homme quelque chose de féroce.
Peut-être le savait-il et trouvait-il une certaine satisfaction d'amour-propre à impressionner péniblement les gens timides, car, s'il ne riait jamais, il souriait presque toujours, d'un sourire glacial, qui ne donnait à sa physionomie aucune animation et qui semblait avoir pour unique but de montrer les dents de chacal dont la nature l'avait doué.
Les fidèles continuaient à sortir de l'église. L'homme au plaid continuait à regarder. Soudain il fit un brusque mouvement et vint se placer devant le péristyle. Une jeune fille d'une vingtaine d'années venait d'apparaître au haut des degrés. En la voyant il était impossible de ne pas songer à la Marguerite de Goethe. Blonde et svelte, avec de grands yeux d'un bleu presque noir, et de longs cils projetant une ombre sur ses joues à peine rosées, elle tenait à la main son livre de prière et, tout occupée sans doute encore de pieuses pensées, n'accordait qu'un regard distrait aux personnes qui l'entouraient. La physionomie de cette jeune fille, quoique d'une douceur extrême, avait cependant une expression d'énergie qu'il est rare de rencontrer chez les blondes; mais une profonde tristesse se lisait sur ses traits charmants, et ses beaux yeux étaient encore humides des larmes versées à la dérobée pendant le service religieux.
Elle allait passer près de Mr Smith sans même le voir, quand celui-ci dit tout haut, d'un ton railleur:
— Salut, miss Laurent.
A cette voix la jeune fille leva les yeux en pâlissant. Puis, poussant un cri, elle chancela, étendit les bras en avant pour chercher un point d'appui, et tomba évanouie aux pieds de l'homme au plaid, qui se recula de quelques pas en murmurant ce seul mot:
— Comédie!
Un groupe nombreux se forma aussitôt autour de la malheureuse enfant. Chacun voulait lui prodiguer des secours et donner ses avis; on proposait d'aller chercher un médecin, on demandait qui elle était afin de la transporter chez elle; mais pendant ces pourparlers la malade, privée d'air par les personnes qui l'entouraient, demeurait toujours sans connaissance.


L'évanouissement de Miss Laurent.
Illustration d'après nature par F. Kauffmann.

L'homme au plaid crut enfin devoir intervenir. D'un bras robuste il écarta la foule, et soulevant la jeune fille comme si c'eût été un enfant, se dirigea, suivi d'un cortège de curieux vers un magasin d'épiceries situé à l'entrée de la rue du village, et dont le nom du propriétaire —M. Cannelle— s'étalait en grosses lettres au-dessus des vitrines remplies de comestibles et d'objets de différentes natures.
Un instant la boutique fut sur le point d'être envahie. Il ne fallut rien moins que le regard menaçant de Mr Smith pour tenir la foule en respect. Il avait sans doute cessé de croire à une comédie de la part de la jeune fille, car il lui prodigua les soins les plus empressés et les plus intelligents. Au bout d'un temps assez long la pâleur mortelle qui couvrait le visage de celle-ci commença à se dissiper, et elle entr'ouvrit les yeux.
— Elle revient à elle: dit l'excentrique étranger, s'adressant à Gustave, qui, habitué de la maison, était parvenu à se glisser dans le magasin. Aurez-vous la bonté, monsieur, de faire venir une voiture et de reconduire cette jeune personne chez elle ?
Tout en parlant il avait tiré une pièce d'or de sa poche et la présentait au jeune homme.
— Je ne suis point commissionnaire; répliqua celui-ci en repoussant la pièce. Je reconduirai volontiers cette dame, mais gardez votre argent.
— Comme il vous plaira. Donnez-le à un pauvre si vous voulez; dit tranquillement l'Anglais en jetant la pièce sur une chaise. Et aussitôt, voyant la malade revenir tout à fait à elle, il sortit avec tant de précipitation qu'on aurait pu le supposer pris de peur à son tour.
Quelques femmes, enhardies par son départ, s'empressèrent alors autour de la jeune fille, lui demandant, avec un intérêt qui n'était point exempt de curiosité, quelle avait été la cause de son évanouissement? où elle demeurait? si elle voulait permettre qu'on l'accompagnât jusque chez elle? etc., etc.
— Je vous remercie, Mesdames, dit, d'une voix encore faible, mais d'un ton très décidé, la jeune fille en se levant par un violent effort de volonté. Je me sens mieux; je pourrai marcher.
— Pardon, mademoiselle; intervint Gustave, vous ne pouvez me refuser l'honneur de vous accompagner. J'ai été chargé de ce soin par Monsieur... Monsieur votre parent... je crois.
Mon parent? reprit l'enfant avec hauteur, de qui parlez-vous donc, Monsieur?
— Mais de ce grand Monsieur anglais qui vous a transportée ici, et dont la vue vous a fait tomber sans connaissance en sortant de l'église; hasarda une des commères. La jeune fille tressaillit; mais elle répliqua presque aussitôt en affectant un calme démenti par le tremblement convulsif de ses lèvres:
— Je ne sais de qui vous voulez parler, je n'ai point vu de Monsieur anglais; je suis française et n'ai pas de parents étrangers. Si j'ai perdu connaissance c'est parce que la chaleur étouffante qu'il faisait dans l'église m'a porté sur les nerfs. Je vous remercie de votre obligeance, Monsieur, ajouta-t-elle en se tournant vers Gustave; mais je suis bien maintenant et je préfère m'éloigner seule.
Ceci fut dit d'un ton qui n'admettait pas de réplique; puis la jeune fille, saluant avec une grâce hautaine, s'éloigna lentement dans la direction du champ de courses.
— Je vais la suivre! s'écria Gustave. Elle est adorable cette enfant-là! je saurai qui elle est, et qui est cet Anglais dont la vue l'a tant effrayée, quoiqu'elle en dise.
— Pas, besoin de vous fatiguer à la suivre pour ça; fit un des assistants. Elle demeure près du champ de courses, dans cette jolie propriété qu'on appelle La Marguerite et qui est habitée depuis un mois par une famille anglaise, la famille Kingston, je crois.
— Mais elle dit qu'elle est Française...
— Et bien, c'est la gouvernante, l'institutrice, la dame de compagnie, quelque chose comme ça; fit une blanchisseuse. C'est, moi qui travaille pour la maison; on appelle cette mijaurée, Mlle Jeanne. Le vieux anglais est soit amoureux; elle lui a fait des traits, et elle a été saisie en le voyant, c'est clair comme le jour.
—Vous vous mettez en plein le doigt dans l'oeil, la petite mère, reprit un voisin de la maison Cannelle. Cette jolie fillette, avoir pour amoureux ce vieux ridicule d'anglais! oh! la! la! Moi je croirais plutôt qu'il y a de la politique sous jeu. Elle a l'air d'une grande dame plutôt que d'une gouvernante. Mlle Jeanne! Elle se cache peut-être sous un nom supposé...
— Elle se dit française, fit un autre; mais ce n'est peut-être pas vrai. Qui sait si elle n'a pas commis un crime dans son pays...
— Un crime...ou une faute; dit un monsieur chauve, porteur d'un pince-nez, et qui avait assisté à toute la scène. Peut-être s'est-elle enfuie avec un séducteur...! Le monsieur chauve prononça ces derniers mots avec une certaine fatuité, comme s'il eût voulu donner à entendre que, lui aussi, avait été, était encore peut-être un séducteur.
— Possible! reprit le voisin de la maison Cannelle; mais quant à moi on ne m'ôtera pas de l'idée qu'il y a de la politique sous roche. Ce grand diable d'Anglais avec son air de rire au nez des gens a une mine qui n'annonce rien de bon. Tiens! qu'est-ce que c'est que ça? Un chiffon de papier avec des mots étrangers; c'est lui, sans doute, qui l'a perdu.
— Voyons! fit Gustave prenant avec empressement un papier chiffonné et couvert de notes en anglais, faciles à déchiffrer pour le jeune homme, chargé justement dans un magasin de la correspondance anglaise.
— C'est étrange! dit-il après l'avoir parcouru. On croirait en effet, que cet homme médite quelque mauvais coup.
— Quoi? qu'y a-t-il? s'écrièrent les assistants, se rapprochant pour mieux entendre la traduction que Gustave se préparait à faire à haute voix.
— Rien de précis; dit le jeune homme; mais pourtant c'est bizarre. Ecoutez:

Trouver Dick à tout prix.
Eviter de laisser soupçonner ma présence par ses complices.
Lui proposer l'affaire; Employer la persuasion d'abord, puis la menace, et au besoin la force... Agir avec prudence.
Ne reculer devant aucun moyen pour arriver au but.
Bien faire comprendre que la fortune est colossale.
Ne jamais sortir sans être armé.

Ces notes détachées furent accueillies par les auditeurs avec des exclamations d'horreur et d'épouvante. A la dernière surtout il n'y eut qu'une voix pour déclarer que l'homme au plaid était évidemment un malfaiteur de la pire espèce, peut-être un repris de justice; et les gens prudents parlaient déjà de faire une déclaration au commissaire de police de Saint-Germain, afin que des mesures fussent prises pour assurer la sécurité des habitants du pays.
— Attendons encore; dit Gustave, l'Anglais va peut-être quitter le Vésinet aujourd'hui même. S'il part, je le saurai par un de mes amis employé à la gare; s'il reste, je jure de retrouver sa trace. Je vous donnerai de ses nouvelles ce soir en venant dîner au restaurant Henri III qui est là, au pied de la passerelle.
Cette promesse satisfit les curieux, et la plupart d'entre eux formèrent le projet d'aller dîner le soir au restaurant indiqué par Gustave.
Ils en furent pour leurs frais car le jeune homme ne reparut pas. On apprit cependant, par l'employé du chemin de fer, que ni lui, ni l'Anglais, n'avaient été vus à la gare. Mais on eut beau s'informer de différents côtés, il fut impossible de savoir ce que tous deux étaient devenus. 

La suite au prochain numéro...


Société d'Histoire du Vésinet, 2009 - www.histoire-vesinet.org