Société d'Histoire du Vésinet, mars 2020.

Le Mélotétraphone, une invention vésigondine

Une brève publiée dans Le Monde artiste du 30 décembre 1894, informe ses lecteurs d'une invention du professeur Edmond de Vlaminck (professeur de musique au Vésinet, Seine-et-Oise). Il s'agit du Mélotétraphone, un petit clavier qui peut s'appliquer facilement au violoncelle. « Ses avantages sont merveilleux, assure-t-on, et les artistes de profession aussi bien que les dilettantes seront heureux de s'en servir car, avec l'instrument de M. de Vlaminck, un mauvais pianiste devient très vite un excellent violoncelliste ! Étrange, étrange, en vérité ! »
A l'origine de ce nouvel instrument, un brevet de quinze ans (26 865 du 28 décembre 1892) de M. Edmond Julien de Vlaminck, rue Jean-Laurent, n°35, au Vésinet (Seine-et-Oise) ténor, pianiste et professeur de violon et M. Paul Limonier [1]. Le brevet porte sur « Le Métotétraphone ou violoncelle-piano on alto-piano, appareil pouvant s'appliquer à tous les instruments du quatuor à cordes. » [2] Un second brevet de Vlaminck seul, du 23 juillet 1893 [n°23-6665] vint compléter le dispositif.
Dès le mois de juin 1893, Edmond de Vlaminck fonde une Société De Vlaminck et Cie pour l'exploitation dudit appareil. [3]

    Il appert que :

    1° M. Edmond de Vlaminck, professeur de musique, demeurant au Vésinet (Seine-et-Oise), rue Jean-Laurent, numéro 35.

    2° M. Edmond Michel, rentier, demeurant au Vésinet (Seine-et-Oise), avenue d’Alsace-Lorraine, numéro 8.

    3° Et M. Bruno Thieck, négociant, demeurant à Paris, rue Vieille-du-Temple, numéro 30.

    ont formé une Société en nom collectif pour l’exploitation commerciale d’un appareil dénommé Mélotétraphone s’appliquant à tous les instruments à cordes qui composent le quatuor, appareil que M. de Vlaminck a fait breveter en son nom en France et en Belgique. La raison et la signature sociales sont : De Vlaminck et Cie. La Société est dénommée Société du Mélotétraphone. Le siège social est fixé à Paris, rue Vieille-du-Temple, numéro 30. La durée de cette Société est fixée à quinze années, qui ont commencé à courir le douze juin mil huit cent quatre-vingt-treize, pour finir le douze juin mil neuf cent huit.

     

    Société du Mélotétraphone, 1893.

    Dessin de marque représentant deux violons posés horizontalement sur leurs éclisses.

MM. E. Michel et B. Thieck apportaient une somme de quinze cents francs chacun. L'apport de M. de Vlaminck consistait dans ses brevets et dans la surveillance qu’il devra donner à la fabrication des appareils en y apportant le temps nécessaire, ses soins, ses connaissances spéciales, les documents nécessaires à la fabrication, comprenant notamment les indications et secrets pour la parfaite mise en mouvement des appareils sur les appareils à cordes respectifs. Cet apport était évalué trois mille francs.
M. Thieck, institué gérant de la Société, en avait seul la signature sociale. Il était précisé qu'une dissolution anticipée de la Société serait prononcée si quatre inventaires semestriels successifs (deux inventaires devant être faits chaque année) accusaient des pertes.
Des réclames parurent dans les journaux parisiens autour des fêtes de Noël 1894. Celle du Figaro [4], reproduite plusieurs fois, en est un exemple :

    Société du Mélotétraphone, Paris, 83 rue Charlot.

    Voici qui se distingue des étrennes ordinaires.

    C'est une curieuse et intéressante innovation qui s'adresse à tous les amateurs de musique et plus particulièrement aux dames et aux familles. Le Mélotétraphone tel est le nom de cet instrument nouveau, a donné au Figaro une audition qui a émerveillé toutes les personnes présentes. Ce n'est point, disons-le franchement, pour les concerts, ni pour les orchestres de nos grands théâtres qu'a été créé le Mélotétraphone. On y exige des virtuoses rompus au métier et qui n'ont besoin d'aucune aide. Pour les amateurs, au contraire, pour les familles où l'on aime à faire entre soi de la bonne musique, quelles ressources offre cette ingénieuse innovation ! Les difficultés du doigté des instruments à cordes, et notamment du violoncelle, sont connues. Il faut de longues années d'études pour arriver à être d'une force moyenne. Avec le Mélotétraphone, au contraire, on peut en quelques jours connaître le doigté du petit clavier.

     

    [

    Salon d'audition de la Société du Mélotétraphone, 83, rue Charlot, Paris.

    Illustration de l'article du Figaro (reprise dans La Vie Parisienne).

     

    Les touches de ce clavier transmettent la pression des doigts de la main gauche sur les cordes, exactement comme dans le jeu ordinaire, avec la même souplesse, la même justesse de sons, la même agilité, la même délicatesse, mais avec plus de précision, tandis que la main droite manie l'archet sur les cordes. On a ainsi tous les effets du jeu classique, les sons liés, piqués, détachés, les staccati, les trilles, vibrati, même la glissante.

    La musique est celle ordinaire des instruments à cordes. L'instrument et le clavier s'assemblent et se déplacent à volonté. N'importe quel violoncelle ou alto peuvent être employés. Avec la méthode jointe à l'instrument, quiconque sait lire la musique peut apprendre seul. Néanmoins, on tient des professeurs à la disposition des personnes qui désirent des leçons à Paris.

    Pour le public de choix auquel elle s'adresse, l'innovation du Mélotétraphone, un appareil d'une élégante simplicité, est une ressource précieuse de distractions musicales en famille, réalisant ce problème si ardu de rendre enfin accessible aux dames et gracieux pour elles le jeu des instruments à cordes.

    Il ne faut donc pas être surpris qu'à l'Exposition du Livre, où il apparaissait pour la première fois, le Mélotétraphone ait remporté la médaille d'argent. Ce sera une magnifique étrenne.

Le Nouveau manuel du luthier (Traité pratique de la construction des instruments à cordes et à archet), paru en 1894 [5], donne une description très complète de l'instrument et de son usage :

    § 4. Mélotétraphone.

    M. E. de Vlaminck, professeur de musique au Vésinet (Seine-et-Oise), frappé des difficultés qu'offrent le violon et le violoncelle aux élèves qui commencent l'étude de ces instruments, difficultés qui les font à tort rejeter au profit du piano, a eu l'idée d'adapter un clavier sur le manche du violoncelle et de transmettre la pression des doigts avec une justesse absolue sur les cordes à l'endroit voulu pour obtenir la note cherchée, au moyen de lames abaissées par les touches de ce clavier. L'artiste touche le clavier de la main gauche et glisse l'archet de la main droite sur les cordes pour les faire vibrer.

    Il est résulté de cette heureuse combinaison un mécanisme nouveau destiné à faciliter le jeu des instruments connus; ce mécanisme a reçu le nom de Mélotétraphone (yiXoç, doux, xerpâ, quatre, ou son), ou mélodie des quatre voix (illustration), pour lequel l'inventeur a pris des brevets pour tous les pays : et formé une société qu'il exploite actuellement rue Charlot, 83, à Paris.

    M. de Vlaminck a conservé les quatre cordes réglementaires des instruments connus ; en sorte que les lames placées sous les touches sont fixées à des endroits différents et s'appuient toujours sur deux cordes à la fois. Il a pourvu des violoncelles ordinaires d'un clavier de trois octaves et demi, et des altos d'un autre clavier n'ayant que deux octaves et demi. Ce dernier instrument est plus portatif que le violoncelle ; l'alto peut tenir dans une boîte longue de 80 centimètres sur 25 de largeur et 28 de profondeur, ce qui le rend portatif. Ces deux instruments peuvent, comme leurs congénères à archet, servir à l'exécution de la musique concertante, avec le piano ou les autres instruments à cordes ou à vent.

     

    Illustration (détail) tirée de La Revue hebdomadaire, 1895.

     

    L'invention de M. de Vlaminck est certainement une des plus heureuses et des plus importantes en matière musicale qui aient été faites dans ces derniers temps, car elle est la solution rêvée par les amateurs et même par les artistes désireux de jouer ces admirables instruments à cordes qui, par leur ressemblance avec la voix humaine, parlent le plus à l'âme et donnent l'expression la plus élevée de l'art musical instrumental. Elle est donc appelée à avoir un très grand retentissement dans le monde artistique.

    Le principe du mouvement intérieur du Mélotétraphone s'applique généralement à tous les instruments connus de la famille du violon. Grâce à l'ingénieuse combinaison des touches du clavier avec les cordes, il est désormais possible de jouer sur un seul instrument, qui est le violoncelle, au gré de l'exécutant, le premier violon, le second violon ou alto et le violoncelle.

    Actuellement, il existe deux sortes de clavier ayant le même mouvement et ne différant l'un de l'autre que par le nombre des touches et la dimension. Le clavier destiné au violoncelle a 42 touches blanches et noires et celui destiné à l'alto n'a que 30 touches.

    Ainsi que nous l'avons dit, l'exécutant touche le clavier de la main gauche, comme s'il jouait du piano, avec cette différence qu'il ne détache pas les notes en levant les doigts comme pour ce dernier instrument, mais qu'il les lie en appuyant sur les touches, comme s'il jouait de l'orgue ou de l'harmonium. Il est assis droit devant son instrument, ainsi que le représente l'illustration, position bien moins fatigante et beaucoup plus gracieuse, surtout pour les dames.

    Le violoncelle est placé sur un chevalet à deux pieds, reliés entre eux par une traverse mobile, qui permet de se servir d'instruments de dimension différente, soit en longueur totale, soit en largeur du manche.

    L'alto est placé sur une petite table, construite spécialement, dont les petits supports permettent aussi de se servir d'instruments différents. Pour la facilité des expéditions et du transport en ville, les pieds de cette petite table sont pliants.

    Toutes les parties étant mobiles, on peut les placer et les déplacer à volonté. Bien que les instruments puissent être livrés tout montés et prêts à être joués, il est utile d'indiquer comment doivent être montées les différentes pièces dont se compose l'ensemble, telles que le chevalet, la table, le clavier, quand ils sont séparés. Voici comme on doit s'y prendre :

    Pour le violoncelle. — Après avoir écarté les pieds du chevalet, d'après la longueur de l'instrument, qui varie de 2 à 3 centimètres au plus, on place la traverse dans les entailles préparées pour cela et on l'y assujettit en la vissant. On pose ensuite sur le pied de droite le bouton du tire-cordes du violoncelle et l'on serre ce bouton au moyen de la vis ; puis, on entre dans le pied de gauche le manche du violoncelle, exactement à l'endroit du sillet, de manière que la partie arrondie de la touche dépasse seule à son extrémité l'entaille faite dans le pied.

    Enfin, on prend le clavier par les poignées fixées sur la boîte qui le renferme, les touches du côté du monteur, et on le fait descendre le côté gauche le premier sur le pied du chevalet ; on pose à droite sur les rebords de l'instrument, les deux extrémités inférieures du clavier, qui sont garnies de feutre ; on le fixe après en passant la tringle en fer par les trous pratiqués au-dessous du manche du violoncelle.

    Pour l'alto. — On commence par développer sous la petite table les pieds pliants qui y sont fixés par des charnières ; on fait entrer dans les entailles préparées au bas des pieds la traverse destinée à maintenir leur écartement et à empêcher toute trépidation de la table ; puis on la fixe aux deux pieds par des petits loquets placés à sa face inférieure pour l'empêcher de remonter.

    La table étant ainsi préparée, on pose l'alto sur les petits supports placés sur le dessus de la table et on l'y fixe par un ressort du côté du tire-cordes. On place le clavier comme nous l'avons dit pour le violoncelle, en ayant soin que les pointes, dont les pieds du clavier sont munis, entrent dans des trous pratiqués dans la table. De cette manière, les instruments conservent toute leur sonorité.

    On peut accorder les instruments avant ou après la pose du clavier ; mais il est préférable de le faire avant. Afin de régler exactement le diapason, le clavier porte une mesure indiquant exactement l'emplacement du chevalet de l'instrument.

Il semble que l'instrument n'ait pas reccueilli le succès escompté puisque la Société De Vlaminck et Cie fut dissoute en juillet 1895. Le règlement de l'affaire vit se succéder plusieurs liquidateurs et donna lieu à une longue procédure au terme de laquelle, E. de Vlaminck eut gain de cause.
Une dizaine d'années plus tard, une nouvelle tentative de commercialisation d'un tel clavier mobile donnera lieu à une nouvelle campagne publicitaire et à quelques articles de presse dont ceux du Petit Journal, en particulier celui d'Emile Gautier, dans sa Chronique scientifique intitulé De la difficulté à écrire l'Histoire. [6]

    A deux reprises (V. Petit Journal du 18 juin et du 9 juillet) — on ne l'a peut-être pas encore oublié — j'avais eu l'occasion de parler à cette place d'un nouveau clavier mobile, singulièrement ingénieux, puisqu'il réunit les qualités du piano et du violon, de façon à mettre ce dernier instrument, dont le maniement est si délicat et si difficile, à la portée de quiconque sait un brin taquiner l'ivoire, et cela sans en altérer en aucune façon ni la sonorité, ni la justesse, ni la puissance d'expression. La main gauche frappe sur les touches, qui jouent le rôle des doigts, comme sur les touches d'un piano, tandis que la main droite promène l'archet sur les cordes. Tel est le principe essentiel de ce curieux appareil, dû à un M. de Vlaminck, que, sur la foi de son nom, plutôt flamand, j'avais pris pour un Belge....

    Sur ce, protestations multiples. Cinq ou six lecteurs m'écrivent pour revendiquer, à l'actif de la France, la priorité de l'invention'attribuée par les uns à un ecclésiastique de Meurthe-et-Moselle et par les autres (sous le nom de Mélotétraphone) à un fabricant du Marais, dont il ne restait plus, semble-t-il, qu'à produire l'adresse.

    Devant des affirmations aussi précises et aussi fortement documentées, je n'avais qu'à m'incliner. C'est ce que je fis, en toute humilité, mais non sans saisir l'occasion de constater une fois de plus que la plupart des inventions françaises semblaient condamnées, de par on ne sait quelle fatalité fâcheuse, à ne conquérir jamais droit de cité dans leur pays d'origine qu'à la condition de commencer par s'affubler d'une estampille étrangère.

    Nous en étions là, et je croyais la question définitivement vidée, quand, il y a quelques jours, le hasard d'une rencontre m'a révélé que je m'étais mis le doigt dans l'œil jusqu'au coude — et même au delà.

    Oyez plutôt ceci :

    1° M. de Vlaminck n'est pas plus Belge que vous ou moi. Né à Lille, il est bel et bien Français, tout comme ses deux fils qui ont, l'un et l'autre, servi pendant trois ans sous le drapeau tricolore. [7]

    2° Le « Mélotétraphone » a réellement existé il y a une quinzaine d'années, mais son inventeur était également... le même M. de Vlaminck, qui ne l'a abandonné – à la suite d'une trahison et d'un interminable procès dont il devait pourtant sortir avec gain de cause – que pour y substituer son nouveau clavier, basé sur le même principe, mais infiniment plus simple et plus parfait.

    3° Quant à l'appareil du curé lorrain, il partait d'une idée différente et répondait à un tout autre besoin. C'était un instrument de musique sut generis, ayant son caractère original et son individualité, et se suffisant à lui-même, tandis que le clavier de Vlaminck est un appareil passe-partout qui, tout seul et par soi, ne rime ni ne sert à rien, mais qui, en revanche, s'adapte à n'importe quel instrument d'un modèle courant de la famille du violon dont il révolutionne le jeu. Rien de commun, par conséquent, entre ces deux « machines », dont on ne peut pas dire que l'une procède de l'autre : on ne doit comparer, en effet, que les choses comparables...

Edmond de Vlaminck ne fit pas fortune avec son invention car cette seconde tentative de 1907 ne semble pas avoir recueilli plus de succès que la première, treize ans plus tôt. De nos jours, un mélotétraphone est une curiosité recherchée par les collectionneurs.

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    Notes et sources :

    [1] Un certain Paul Limonier, chimiste de son état, domicilié au 49 avenue du Chemin-de-fer RG, figure dans l'annuaire du Vésinet en 1892 [Thibault & Deloison].

    [2] Bulletin des lois de la République française, 1894/01 et 1895/01. Brevets pour Mélotétraphone ou violoncelle-piano ou alto-piano, appareil pouvant s'appliquer à tous les instruments du quatuor à cordes.

    [3] Le Droit, 18 juin 1893.

    [4] Le Figaro, 13, 15 et 24 décembre 1894. La Vie Parisienne 29 décembre 1894. Réclame.

    [5] Encyclopédie Roret, Le Luthier, article de MM. Maugin et Maigne, Roret éd. (Paris) 1894. A l'illustration d'origine, nous en avons substitué une autre, une publicité parue dans La Revue hebdomadaire, romans, histoire, voyages, Paris, mars 1895.

    [6] Le Petit journal, 1907-07-23.

    [7] Le fils aîné, Maurice (1876-1958), le peintre célèbre que l'on sait et son frère cadet, Robert Stéphane (1881-1965) né au Vésinet.


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