D'après E. de Labedollière, Saint-Germain en Laye, sa forêt et ses environs, Ehrard, 1861

La mort de Pinet
et le mythe du pacte de famine [1]

Le 23 juillet 1789, un banquier nommé Pinet [2], qui avait une maison de campagne au Vésinet, fut trouvé dans les taillis percé d'une balle et presque inanimé; il avait auprès de lui un pistolet vide, et dans sa poche on en trouva un autre chargé; tous deux furent reconnus pour lui appartenir, ce qui fit croire à un suicide.
Pinet était le caissier général de cette association de spéculateurs qui s'était constituée pour acheter des céréales, et dont les manoeuvres ont été flétries par le nom de Pacte de famine. Il avait eu pour prédécesseurs les nommés Goujet, caissier du fameux Laverdy
[3], et Mirlavaud, auquel en 1773, l'abbé Terray [4] avait osé conférer le titre de trésorier des grains pour le compte du roi. La fortune de M. Pinet disent les rédacteurs de l'introduction du Moniteur était originairement très bornée [limitée], et ses premiers placements dans l'affaire des grains étaient une simple spéculation de commerce. Son intelligence et son activité lui méritèrent bientôt l'initiation aux grands mystères, et on le fit agent de change pour lui donner plus de moyens de trouver des capitaux.
La facilité des placements, leur énorme produit (il prenait de l'argent depuis 30 jusqu'à 75 pour 100), l'exactitude des payements, ayant attiré chez lui la foule, en 1787, il prit tout à coup son vol, et le système de ses opérations embrassa la France entière. Tous les fonds qu'il recevait, il les convertissait en grains; et en 1789, 50 à 60 millions étaient employés à ces sortes d'achats, dont le bénéfice à la revente s'élevait de 70 à 400 pour 100.
De là ses liaisons intimes avec l'ancien ministère, MM. de Breteuil, Brienne, Villedeuil, d'Albert, etc. ...

Plusieurs individus compromis dans le Pacte de famine étaient en fuite; Foulon et Berthier avaient été massacrés. Pinet s'était ému des mouvements populaires et de la rentrée des fonds qui se faisait difficilement. II était vraisemblable qu'il n'avait pas voulu survivre au renversement de sa fortune; cependant, une partie du public crut que des coassociés, dont il réclamait impérieusement des remboursements s'étaient délivrés par un meurtre de ses importuns et de la crainte de révélations indiscrètes.
Il avait dîné tranquillement avec sa famille à Paris, et il était sorti à cinq heures du soir en annonçant son prompt retour, car il avait du monde à souper.
Il languit encore pendant trois jours, et il assura constamment qu'il avait été assassiné, que ses affaires étaient en bon état, et que personne ne perdrait rien, si l'on voulait s'entendre. Il témoignait le plus grand désir d'être transféré à sa maison de Paris, et recommandait particulièrement un portefeuille rouge comme renfermant la sûreté de ses créanciers. Ce portefeuille ne se retrouva pas, et il s'ensuivit une banqueroute de 53 millions, d'autant plus désastreuse que ses infortunés prêteurs étaient absolument étrangers au secret de ses opérations. Ce secret lui paraissait d'une telle importance, qu'il ne permettait même pas qu'on cherchât à le pénétrer et remboursait sur-le-champ ceux qui lui montraient quelque envie de connaitre le genre de ses placements.
On soupçonne le duc d'Orléans, futur Philippe-Egalité, qui était associé avec lui dans quelques affaires, d'avoir été l'instigateur de cet assassinat, auquel Choderlos de Laclos, l'auteur des Liaisons dangereuses, ne fut peut-être pas étranger.
[5]

En 1859, un feuilleton paru dans le journal "Le Siècle" [6] popularisa l'histoire et contribua à diffuser les versions rocambolesques . L'épisode du Vésinet y figure, et même si les protagonistes ont des noms différents de leurs modèles historiques, la fin du dénommé Pinié " le caissier de cette bande exécrable, [qui] s'est brûlé la cervelle dans la forêt du Vésinet..." évoque celle de Pinel, évoqué plus haut.


Notes:

[1] L'expression de pacte de famine fut utilisée pour dénoncer la libéralisation du commerce des grains en 1763-1764 et une hypothétique alliance entre spéculateurs et gouvernants, y compris Louis XV en France, alliés pour affamer le peuple et obtenir d'intéressants profits. Le Prévôt de Beaumont inventeur de l'expression de "Pacte de famine", était persuadé que, sous couvert de libéralisation, se cachait de scandaleuses spéculations. L'expression fut vite reprise et donna lieu à de nombreuses fables.
A l'origine, l'idée était que la libéralisation du commerce des grains en supprimant les prix fixes, en augmentant la concurrence et en supprimant les privilèges commerciaux aurait du faire baisser les prix tout en encourageant la circulation de ces grains. Le malheur voulu que cette tentative de libéralisation coïncida avec de mauvaises récoltes. Les prix, désormais libres, s'élevèrent. Les plus pauvres ne pouvaient se nourrir. Le pacte implicite entre roi et population, qui exige du roi qu'il veille à la sécurité de ses sujets et à leur approvisionnement en denrées paru rompu. Une grande agitation s'en suivit et la tentative dut prendre fin. On rétablit les prix fixés par le roi.
La thèse de conspiration royauté-spéculateurs libéraux reparaîtra vingt ans plus tard, lors de la Révolution.

[2] Il s'agit plutôt d'un agent de change dont le nom exact serait Pinel.

[3] François de L'Averdy (1723-1793), Contrôleur général des Finances et Ministre d'Etat, devenu populaire grâce à sa lutte contre l'ordre des jésuites. Il ne connaissait rien aux finances et son ministère, qui dura cinq ans, fut un échec. Il tenta pourtant des réformes courageuses, en particulier celles concernant les fermiers généraux.
Arrêté sous la Terreur, on l'accusait encore d'avoir, sous son administration, contribué à l'établissement du pacte de famine. Cette assertion n'était pas entièrement fictive. Il est certain que L'Averdy avait, comme ministre, autorisé la trop fameuse société Malisset (1765-1767), mais sans prévoir sans doute l'usage cruel que les traitants allaient faire des privilèges qui leur étaient concédés. Quoi qu'il en soit, il fut condamné à mort par le tribunal révolutionnaire et décapité.

[4] Abbé Joseph-Marie Terray, Contrôleur général des Finances de Louis XV, protégé de la marquise de Pompadour. Le roi suivait avec le plus grand intérêt les variations du prix des grains; et plus d'une fois, les courtisans eux-mêmes baissèrent les yeux en voyant sur le secrétaire du roi des carnets où étaient inscrits jour par jour les prix du blé dans les divers marchés du royaume. Bien plus, impressionné par les énormes bénéfices réalisés par la société Malisset, Louis XV ne craignit pas de créer l'office de "Trésorier des grains au compte de Sa Majesté".

[5] L'implication de Philippe d'Orléans ou de son secrétaire des commandements Choderlos de Laclos, dans l'assassinat de Pinel, mentionnée par Georges Poisson dans la première édition de la Curieuse histoire du Vésinet et corrigée dans les suivantes, paraît sans fondement.

[6]  Le Pacte de famine par Elie de Berthet (1815-1891) publié dans la collection Les Romans du jour illustrés par Gavarni, J.-A. Beauce, Staal, H. Emy  chez G. Havard, Paris, 1850 puis repris dans le Siècle puis dans un recueil de nouvelles Nouvelles et romans choisis édité par les  bureaux du Siècle, Paris,  1859. Un drame historique en cinq actes, tiré de la nouvelle avec le concours de Paul Fouché (1857) n'eut pas le même succès.


Société d'Histoire du Vésinet, 2005 - www.histoire-vesinet.org