Journal des débats politiques et littéraires - n° 176, 26 juin 1905.

Discours
pour la distribution des prix de l’Orphelinat du Vésinet
Œuvre des Alsaciens-Lorrains

    René Bazin, de l'Académie française
    25 juin 1905

  
Cet après-midi a eu lieu la distribution solennelle des prix à l'orphelinat des Alsaciens-Lorrains du Vésinet. Parmi les personnes présentes le comte d'Haussonville, membre de l'Académie française, président de la Société MM. Aron, trésorier, comte et comtesse de Maillé, comtesse d'Haussonville, comte et comtesse Le Marois, marquis et marquise de Bonneval, etc.
La fête a été des plus brillantes. Les élèves se sont fait applaudir dans une scène lyrique, les Refrains des grands-mères et une saynète, les Bouquetières. Puis on a entendu les Chardonnerets de Galilée de M. René Bazin et une poésie, le Passeport. Deux chœurs, le Moulin, le Rat de ville et le rat des champs, ont obtenu un vif succès. Enfin un boléro chanté, la Fête andalouse et un hymne patriotique En avant, ont clos la partie musicale et dramatique. Après les remerciements légitimes aux bienfaiteurs et le souvenir traditionnel aux chers disparus de l'Association, M. René Bazin a prononcé l'allocution suivante qui a été des plus applaudies.

Mes chères enfants,
La terre où plusieurs d'entre vous sont nées, où sont nés tous vos parents, et qui est donc la vôtre, n'a point cessé d'être une terre de contradiction. Chaque motte de guéret, chaque maison, chaque herbe y est aimée d'une autre façon que les mottes, les maisons et les herbes d'ailleurs avec une tendresse douloureuse pour ceux qui se souviennent âprement et jalousement par les maîtres nouveaux. Il n'en parait rien au dehors. Vos villages font le même travail que leurs voisins des plaines incontestées; ils fauchent, ils moissonnent, ils recommencent les semailles, ils poursuivent la vie éternelle des campagnes, et, sur leurs toits les mêmes cigognes qu'autrefois, ou leurs filles, arrivent encore le 23 février pour quitter le nid le jour de l'Assomption. Mais ce n'est là qu'une apparence. Dès que ces noms de villages qui devraient être obscurs et qui le furent longtemps, sont jetés à travers le monde, à d'infinies distances, les âmes s'émeuvent. Quelque chose de puissant a été touché en elles: l'idée d'un droit blessé. Et elles se troublent toutes, et s'arment, et s'assemblent en groupes opposés. Les soldats, les politiques et les politiciens, les romanciers, les poètes, et après eux tous ceux qui dépendent de la pensée des autres, élèvent la voix et crient « Voici ce qui est juste et voici ce qui est bien!» Les uns songent à la guerre; d'autres voudraient à prix d'argent ou de colonies, racheter ce morceau séparé de la France; d'autres demandent la neutralisation des provinces d'Alsace et de Lorraine; d'autres ne demandent qu'un prince et un parlement pour la terre d'empire; d'autres qui ne savent plus le sens des mots, se déclarent résignés et proposent ce qu'ils appellent l'oubli; d'autres, patriotes avisés, et qui n'ignorent point ce que le temps apporte de changement dans les deuils les plus rudes, célèbrent le courage des générations nouvelles, de ces fils de Français, nés en terre séparée, fidèles au sol natal et fidèles au souvenir, qui se défendent en demeurant et font germer la France dans les sillons conquis. Hier encore un écrivain de chez nous, avec sa belle intrépidité coutumière et des mots, admirables, a donné ce conseil d'énergie silencieuse.
Je ne contredis pas l'idée qu'il a exprimée. Il y entre trop de courage, en effet, et trop d'abnégation, trop de raison aussi pour qu'on puisse la combattre ou même ne pas l'approuver. Je crois seulement qu'il faut élargir ici l'expression de devoir et ne point la réserver pour ceux qui restent, mais l'étendre à ceux qui firent autrement et quittèrent leur foyer pour rentrer dans la patrie diminuée. Ceux-là obéissaient à l'une des inspirations multiples du même amour. Ils ont souffert une épreuve différente mais également redoutable. Ils ont été des centaines de mille, surgissant du peuple gardien de frontière et fournissant tout à coup, comme des gentilshommes, leur preuve de haute noblesse. Vos parents furent de ceux-là, mes enfants. Et je lisais ces jours-ci, dans le compte-rendu de l'assemblée générale de la Société de protection des Alsaciens-Lorrains, que l'année dernière, après tant d'années et tant d'événements, "plus de trois mille émigrants ont eu recours à la Société au moment où ils venaient de passer la frontière française, dans l'intention, pour la plupart, de prendre du service en France". En agissant ainsi, je ne sais pas s'ils firent le mieux, mais je suis sûr qu'ils firent bien, et que, d'ailleurs, presque tous, ils n'auraient pas pu faire autrement.
Je n'ai pas dit autre chose, dans un livre qui m'a fait beaucoup d'amis dans votre Alsace et dans votre Lorraine. Et comme il est de votre âge d'aimer les histoires, je veux vous raconter en peu de mots la suite de l'histoire de Jean Oberlé, qui fut un de ceux dont je viens de parler. Je vous la raconte et ne l'écrirai jamais, parce que c'est assez d'avoir mis une fois son cœur dans cette peine qu'il faut souffrir avec ses héros.
La première partie, celle que vous avez pu lire, peut se résumer en deux phrases. Il y avait un jour un jeune homme de sang français né au pied de là montagne de Sainte-Odile et que son père avait fait élever à l'allemande et parmi les Allemands mais le goût de la France germa tout seul dans l'âme de Jean Oberlé, et devint si fort que le jeune homme s'échappa de la caserne Nicolas, où il venait d'entrer, et traversa la frontière pour prendre du service dans le pays qu'il aimait sans l'avoir jamais vu. Il laissait, dans son village d'Alsheim, une jeune fille qui se nommait Odile Bastian, et la moitié de son chagrin, peut-être même un peu plus, était de l'avoir quittée.

Et maintenant, voici la fin de l'histoire.
Quand il eut vécu quelque temps en France, Jean Oberlé fut désenchanté, et un doute, le plus cruel de tous, s'établit dans son esprit. Il crut découvrir, il pensa que la réalité différait trop de son rêve, et que le dur sacrifice qu'il avait fait, il l'avait fait en vain. Après dix-huit mois, dont une année passée au régiment et six mois au milieu des ouvriers, dans l'industrie où il avait repris sa carrière, malheureux, presque désespéré, il voulait revoir Odile. Il partit donc, et, sachant qu'il risquait sa liberté dans ce voyage, il traversa les forêts des Vosges à pied, pendant la nuit, et arriva, avant même que le matin fût clair, devant la vieille maison au toit de tuiles débordant. Alors, s'étant baissé, il ramassa un caillou, et le jeta contre le volet d'une fenêtre. Et voyez cette merveille à peine la pierre eût-elle touché le bois, qu'une tête jeune et blonde apparut, et pâlit, et fit un signe, mais Odile Bastian ne parla pas, et ni la surprise ni la joie ne purent prendre en défaut sa tendresse qui veillait. Un moment après, elle ouvrait la porte de la maison, et, faisant entrer Jean Oberlé dans la grande salle d'en bas, elle demandait, déjà reprise par la crainte:
 – Quelle imprudence vous avez faite! Qu'y a-t-il donc?
 – Il y a, répondit Jean Oberlé, que j'ai tout sacrifié à une France qui n'est pas celle que je croyais. Voilà des mois que je vis au milieu des Français, ils sont bien divisés; plusieurs ont oublié notre petite patrie d'Alsace; plusieurs même parlent mal de la grande et la renient tout haut; plusieurs ont un amour de la paix qui ressemble à autre chose, et beaucoup ne me portent pas plus d'intérêt que si j'étais né à Cette ou à Cherbourg. En vérité, Odile, l'Alsace n'est pas aimée, autant qu'elle aime.
 – Je ferai ce que vous me conseillerez. Que pensez-vous ?
La jeune fille répondit aussitôt:
 – Je pense donc que la France a besoin de vous. Retournez-y !
Elle ajouta:
 – Peut-être ne la connaissez-vous pas bien.
Jean Oberlé repartit. Et, à peine avait-il quitté la maison du vieux Bastian, que la police se présenta pour arrêter le déserteur. Deux années nouvelles passèrent. Jean Oberlé travailla, voyagea, et étudia la France. Il avait mûri. Il commençait de comprendre qu'à côté de ceux qui font tant de bruit, il y a tous ceux qui se taisent et qui soutiennent le pays de leur effort quotidien, il y a la réserve de la vie obscure, laborieuse, croyante, familiale et dévouée. L'espérance renaissait en lui. Et après ces deux années, il voulut encore revoir Odile, mais, cette fois, pour la ramener en France avec lui. Et il reprit le chemin d'Alsheim.
Plusieurs lettres l'avaient précédé en terre allemande. Dans l'une d'elles il disait à son ancien camarade d'Université, Wilhelm von Farnow, capitaine dans la garde impériale: "Je retourne en Alsace pour demander la main d'Odile Bastian. Comme il est probable que je serai reconnu, je vous confie ce projet que rien ne changera: le 20 juin, trois Alsaciens, dont je serai l'un, passeront la frontière à l'endroit que vous connaissez et où, vous vous en souvenez, j'ai failli mourir. Ce soir-là, selon que vous m'aurez dénoncé ou protégé, je coucherai dans les prisons d'Allemagne, ou bien, fiancé d'Odile Bastian, je regagnerai librement la France, ma patrie."
Quand il fut en présence du vieux Bastian et d'Odile, dans la grande salle - car la mère ne vivait plus– il dit à la jeune fille :
 – Vous avez eu raison contre moi. Si elle n'était pas ce que j'avais rêvé, et ce que vous n'avez cessé de croire, la France n'aurait pas résisté à tant de maux. Je la connais maintenant, je suis sans illusion, et je l'aime mieux qu'autrefois. Elle n'était pas indigne de ce que j'ai fait.
 – Je vous suivrai donc répondit l'Alsacienne.
Le même soir, dans les sapinières qui dévalent vers les prés, au delà des Minières, trois personnes marchaient plus vite que des promeneurs ordinaires, et plus silencieusement. Elles se séparèrent à quelque distance de la ligne frontière, et les deux hommes prirent les devants, afin que, s'il y avait un danger, ils y fussent seuls exposés. Mais les bois paraissaient déserts. Quand M. Bastian et Jean Oberlé furent en terre française, ils se retournèrent vers la jeune fille qui était demeurée en Alsace, et qui, anxieuse encore, les regardait.
 – Venez! dit Jean Oberlé.
Et elle vint, dans le sentier en pente, ayant au front, tantôt un rayon du jour qui déclinait vers l'Occident, tantôt le reflet de la forêt immense et muette autour d'elle. Deux ou trois fois, elle s'arrêta pour voir encore ce qu'elle quittait à jamais. Elle pleurait de joie et de regret. Et, au moment où elle allait entrer dans la terre inconnue, où la vie l'appelait, Jean Oberlé et son compagnon crurent voir au loin, sur la colline, la silhouette fine et fière d'un homme, d'un soldat qui la saluait avec l'épée. Peut-être était-ce une illusion. Mais Jean Oberlé se découvrit et dit:
 – C'est l'honneur qui salue.

Enfants qui m'écoutez, je vous salue à mon tour, comme autant de petites filles, vous dont les parents suivirent la même route et vinrent jusqu'à nous. Je ne les ai pas connus, mais l'acte qu'ils firent ce jour-là est de ceux qui, éternellement, éveilleront le respect et l'émotion des hommes. Il vous sera rappelé tout le long de votre vie. Orphelines d'Alsace ou de Lorraine, liées entre vous comme les ailes du même nœud de ruban noir, partout ou vous irez, quelque chose d'infiniment touchant vous suivra le nom d'une patrie. effacée sur les cartes et vivante dans les âmes. 

René Bazin (1853-1932)

Né à Angers, le 26 décembre 1853.

Plusieurs fois lauréat de l'Académie, professeur de droit à la Faculté libre d'Angers, il a publié des romans, des livres de voyages, et collaboré à la Revue des Deux Mondes et à divers journaux.
Il a été élu à l'Académie, après le succès de son livre Les Oberlé, le 18 juin 1903, en remplacement d'Ernest Legouvé, au troisième tour de scrutin par 21 voix contre 8 à Larroumet et 7 à Émile Gebhart. Il a été reçu le 28 avril 1904 par Ferdinand Brunetière.

Mort le 20 juillet 1932.

(Source: Académie française)

 


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