Projet d'un Établissement , à fonder Au Vésinet, A. Pallu, 1876

(suite)

Contribution de O. Roux, ancien directeur de l'Ecole normale spéciale de Cluny

ETUDE PEDAGOGIQUE

CHAPITRE 1er

CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES

Parmi les questions sur lesquelles doit se porter actuellement l'attention de la France, celle qui a pour objet la réforme de l'instruction publique est une des plus importantes. Il ne faut pas perdre de vue que c'est l'ignorance et la présomption qui, qui nous ont rendus inhabiles à soutenir le choc de l'invasion étrangère et nous ont précipités dans les horribles folies de la guerre civile. Cette vérité semble maintenant généralement comprise. Seulement, habitués depuis longtemps à nous sentir gouvernés par une autorité fortement constituée, s'étendant du centre aux extrémités, nous nous y abandonnons trop volontiers, attendant toujours qu'elle nous donne la solution à toutes les questions destinées à assurer bien-être physique et développement intellectuel et moral de la jeunesse.
Les réformes que nous regardons comme nécessaires dépassent certainement la portée de celles que l'on peut attendre, de l'initiative ministérielle, parce qu'elle est obligée de compter sérieusement avec les faits accomplis, les positions acquises et les exigences des traditions, contre lesquelles une adrninistration quelle que résolue quelle soit, ne peut essayer de lutter sans rencontrer des obstacles souvent insurmontables. Tout ce que nous pouvons espérer du gouvernement, c'est qu'il profite, dans l'intérêt général, des exemples que lui donne le zèle des particuliers. C'est ainsi que nous avons vu accepter et généraliser avec sollicitude l'établissement des caisses d'épargne, fondées par la philanthropie privée et prendre sous sa protection immédiate, en les rattachant au système administratif de l'instruction primaire les salles d'asile, créées d'abord par la haute prévoyance et les généreux efforts des meilleurs citoyens.

Nous croyons qu'il en sera de même pour les améliorations qu'exige l'Education nationale. Vingt ouvrages écrits sur cette matière ne produiront pas autant de résultats que les écoles fondées sur des plans nouveaux. Que ces écoles-types, que ces fermes expérimentales de l'intelligence, s'il nous est permis d'employer cette expression, réussissent et prospèrent, qu'elles soient appuyées par l'opinion publique, et bientôt le gouvernement s'empressera de faire, dans ses établissements, l'application des nouvelles méthodes; et alors, dans l'intérêt du pays et de l'humanité, sera accompli un progrès auprès duquel bien des réformes sollicitées par les hommes politiques n'ont qu'une valeur secondaire. De nos jours, lorsqu'un père de famille veut faire élever ses enfants, il les envoie dans un lycée ou quelque établissement scolaire du même genre. Il s'adresse au directeur et lui confie ce dépôt sacré: un enfant dont celui-ci consent à se charger pour en faire un homme. Ce directeur est d'habitude une personne de mérite, ayant obtenu la position qu'il occupe en récompense de ses talents et de es services. Il prend le nom de l'enfant qui lui est confié; il en a plusieurs centaines, quelquefois près d'un millier sous sa direction; il indique la classe dans laquelle il conviendra de le faire entrer et le père de famille s'en va satisfait et plein de confiance, en se disant: "Mon fils est placé dans une des maisons d'éducation les plus en vogue; il se trouvera là dans les meilleures conditions possibles. Voyons donc si les conditions dans lesquelles est placé cet enfant constituent une éducation véritable, propre à développer ses forces physiques, morales et intellectuelles.

CHAPITRE II

ÉDUCATION

§ I. — Éducation physique

En ce qui concerne son développement physique, bornons-nous à esquisser rapidement, après M. Victor Laprade, le tableau d'une des journées de cet écolier. Levé à cinq heures du matin en été, à cinq heures et demie en hiver, l'élève, après une courte toilette et la prière d'usage, est enclavé entre un banc et une table pour deux heures environ.
De sept heures et demie à huit heures, le déjeuner laisse quelques minutes à la récréation, si on peut appeler ainsi un temps trop court pour entreprendre aucun jeu, aucun exercice réparateur.
De huit heures à midi, sous divers noms, quatre heures et demi d'étude, coupées par le passage d'une salle à l'autre; qui se fait en rang et en silence. 
A midi le repas. Après la demi-heure de réfectoire (silencieux comme l'étude), on se rend pour la première fois du jour à l'air libre. C'est pour la plupart des établissements, tous placés dans les villes, une cour rarement vaste, entourée de bâtiments à plusieurs étages, dont le soleil ne visite les recoins que lorsqu'il est brûlant et d'aplomb, que l'air ne balaye que lorsqu'il est glacé, en un mot une cour de prison. Là, nos élèves de quinze et quelquefois de sept ans ont enfin la permission de secouer de leurs jeunes têtes le poids de la réflexion, de tendre et détendre leurs muscles perclus d'immobilité, et de tirer de leurs poitrines quelques-unes de ces joyeuses clameurs, un des besoins de l'enfance. Mais le tambour ou la cloche, après trois quarts d'heure, une heure au plus, de mouvement, de grand air et de repos d'esprit, ramène encore trois heures d'immobilité et de silence à quatre heures ou quatre heures et demie, après le goûter, la même promenade, aussi variée que celle de l'écureuil dans sa cage, recommence pour une heure environ avec les mêmes incidents. C'est la récréation la plus longue de la journée, la plus grande concession faite aux besoins de la vie musculaire. Après ce moment, tout est dit pour le repos de l'esprit et l'exercice des membres; l'étude qui suit va rejoindre le souper, puis la prière, puis le sommeil. En tout, onze heures d'immobilité, de silence et même d'attention, commandée sinon obtenue. Or, il s'agit d'enfants de sept, de dix, de quatorze, de dix-huit ans; de jeunes garçons, à l'âge où l'action physique, l'exubérance de la vitalité, tous les exercices violents sont d'une nécessité impérieuse pour le développement de l'homme. Onze heures d'immobilité, de travail et de contention d'esprit imposées à des garçons de quinze ans! Ces onze heures ne sont encore pour l'écolier que le temps le plus court de sa captivité quotidienne. Les pensums, les retenues, les punitions infligées à l'étourderie, à la paresse, au manque de sagacité et de mémoire, augmentent d'une heure ou deux la part de l'inertie musculaire pour un quart, un cinquième au moins d'élève. De plus, si l'on cherche, dans les cours de récréation, l'apparence de quelque exercice corporel, celle d'un jeu, d'un divertissement quelconque, on voit le plus souvent des groupes de promeneurs où, de temps en temps, un éclat de voix, un bond subit, une course de quelques secondes, suivie d'une bousculade entre deux causeurs opiniâtres, rappellent encore qu'on est dans une cour de récréation. Un pareil système d'éducation n'a d'autre effet, on le comprend, que de soutirer aux muscles des enfants, à tous leurs organes, la vitalité et la force, pour les porter exclusivement sur le cerveau.
C'est ce qui faisait dire aux maîtres anglais qu'avec onze à douze heures par jour de classes et d'études, pendant lesquelles nos élèves restent sans mouvement, cloués sur leurs bancs et obligés à une application impossible, nous perdons considérablement pour la force physique sans gagner beaucoup pour l‘intelligence.
Nous n'aimons-pas, ajoutent MM. Demogeot et Montucci, ces promenades paisibles d'écoliers tournant gravement sur leur piste et moins encore ces groupes de causeurs indolents qui s'abstiennent même de marcher. Si les jeux ont peu d'attrait pour nos élèves, qu'on les pousse au gymnase, à la salle d'escrime, au manège, à l'école de peloton. Que chacun choisisse à son gré mais que tous soient actifs et se fatiguent; la santé, la moralité, l'étude même est à ce prix."

 

§ II. — Éducation morale

Si de l'Education physique nous passons à l'éducation morale, nous voyons que ce devoir ardu et, sans contredit, le plus difficile pour la formation de l'enfant, est presque exclusivement confié aux maîtres d'études. Ce n'est pas, en effet, le professeur qui pourra s'en charger malgré la Iongue et consciencieuse préparation qui l'a rendu digne de la chaire qu'il occupe, malgré le titre qu'il a le plus souvent de père de famille lui-même. (Certes, nous ne voulons pas dire qu'un professeur, dans le labeur propre qu'il accomplit, ne puisse et ne doive exercer une influence utile sur l'éducation des élèves, et que par son esprit il ne puisse et ne doive aller jusqu'à leur coeur. Mais enfin, la plus grande et la plus large part de l'éducation, ce n'est pas lui qui en est chargé. Voulût-il s'en occuper, il ne le pourrait qu'imparfaitement. L'éducation est une oeuvre d'intérieur, et le professeur vit au dehors; il ne vient qu'à des heures réglées. L'éducation est une oeuvre individuelle, et le professeur ne voit ses élèves qu'en masse. D'ailleurs, l'instruction, qui est son but, est un domaine assez vaste pour qu'il aime à s'y retrancher. Dira-t-on que l'oeuvre de l'éducation est plus particulièrement celle des supérieurs auxquels appartient la direction suprême de l'établissement ? Non! Ces personnages éminents surveillent, encouragent, réprimandent; ils donnent de bons avis; ils contribuent singulièrement, par l'ordre et le respect dont ils maintiennent les droits, à rendre l'oeuvre de l'éducation possible. Mais, leur rang même, la multiplicité et la variété de leurs occupations, rendent peut-être leur part dans l'éducation des élèves moins considérable que celle du professeur. Ainsi, pour ne citer que les lycées, le proviseur se montre et parIe dans les grands jours; c'est un événement quand un élève est appelé chez lui, et le censeur n'apparait guère que comme le moniteur sévère de la discipline, la liste des punitions à la main.
Le maitre d'étude. Voilà l'homme de tous les jours et de tous les instants. Il suit les élèves partout, au dortoir, à la récréation, à la salle d'études; il veille sur leur sommeil, sur leur décence; il préside à leurs repas, à leurs jeux; il est le témoin de leurs altercations, de leurs amitiés ou de leurs antipathies; il est appelé vingt fois par jour à les avertir, à les réprimander, à punir leur légèreté ou leurs vices naissants; il connaît à fond leurs caractères, leurs moeurs, les détails les plus intimes de leur vie, les sentiments qu'ils ont dans le coeur pour leurs camarades et pour leurs maitres. Le maître d'étude est donc celui de tous les maîtres qui retrace le mieux l'image du père de famille, puisqu'il ne se sépare point de l'enfant, et qu'il le suit et le surveille dans tous les moments; c'est lui qui, mieux que tous les autres, peut agir sur l'âme, sur le coeur des élèves, et former leur caractère.

Or, qu'exige-t-on de ceux qui aspirent à cette position importante? On doit assurément leur demander, plus encore qu'aux professeur mêmes, une haute culture de l'esprit, afin qu'ils aient des idées d'autant plus justes et un tact d'autant plus délicat. On doit les choisir parmi les hommes les plus distingués de sentiments et de moeurs, vouloir avant tout qu'ils soient pénétrés de la grandeur de la mission à laquelle ils se vouent, et qu'ils se soient préparés à la remplir par une direction d'idées et par des études toutes spéciales. On doit enfin, pour attirer et retenir dans les établissements une classe de maîtres capables de satisfaire à des devoirs aussi difficiles qu'importants, se montrer généreux à leur égard, ne pas marchander leurs services, et les placer, par le traitement affecté à leur emploi, sur la ligne des fonctionnaires les plus considérés, les plus utiles; enfin les rehausser aux yeux de tous, et à leurs propres yeux, par des marques de considération et par les perspectives favorables qu'on ouvre devant eux pour leur avenir.
Malheureusement, tout cela n'est que le contre-pied de la réalité et la satire la plus amère de ce qui se passe. Les maîtres d'études peuvent se partager en deux classes: L'une se compose d'hommes d'une éducation commune, sans avenir, forcés par les nécessités de la vie de prendre, faute de mieux, cet emploi qui leur assure, au prix des plus pénibles soins, un abri, des vêtements et du pain. Ils sont entrés dans une maison d'éducation comme ils seraient entrés dans l'octroi ou dans la police des marchés, parce qu'il faut qu'ils vivent. L'autre classe est formée de jeunes gens instruits, mais sans fortune, quelquefois doués d'une énergie très louable, qui, ne pouvant suffire, sans gagner quelque argent, aux dépenses qu'exigent des études préparatoires, ont pris un jour une grande résolution; ils se sont condamnés à traverser pendant trois ou quatre ans la vie la plus semée de dégoûts, afin d'être en mesure plus tard d'aborder une des carrières libérales, peut-être même de s'ouvrir par les concours de l'agrégation celle de l'enseignement. De quels secours peuvent être pour l'éducation morale des hommes attirés dans les établissements par de tels mobiles ?
Ceux qui arrivent pourvus d'un certain savoir, et avec la résolution de traverser le plus rapidement possible leurs pénibles fonctions, pour parvenir à un but plus en harmonie avec leurs goûts et leur capacité, ceux-là d'ordinaire détestent leur position; ils en sentent toutes les amertumes et s'y résignent tristement, comme on se résigne au malheur.
Aigris par la nécessité qu'ils subissent, ils ne sauraient se pénétrer de cet esprit doux et affectueux que les soins de l'éducation réclament; ils sont le plus souvent, dans leurs rapports à leurs élèves, d'une humeur sèche, d'une sévérité chagrine.
Ceux qui, sans distinction aucune dans les habitudes et dans l'esprit, ont choisi cet état pour y user leur vie, comme ils l'auraient usée dans des emplois tout matériels, ceux-là se font un caractère et adoptent un rôle; — tantôt ils en viennent à une insouciance routinière, qui, s'accommodant de tout, leur épargne de sentir trop vivement tant d'ennuis et de déboires qu'ils ont à supporter; — ou bien ils contractent l'habitude d'un ton grondeur et des manières brusques par lesquelles ils se plaisent à intimider les enfants, et qui semblent parfois des réminiscences de la caserne ou de la prison. Il n'est pas là question, remarquez-le bien de confiance ni d'attachement; l'éducation y est remplacée par la discipline, et l'action du maître sur l'élève est simplement réduite à un système de récompenses et de punitions. Or, à chaque instant, cette discipline est en contradiction avec les principes les plus simples d'une éducation rationnelle. Un élève a-t-il besoin des avertissements et des exhortations de la famille, à cause de sa mauvaise conduite, on le prive de sortie.
S'agit-il de stimuler les paresseux ? On leur donne des pensums qui allongent encore le nombre déjà excessif des heures de travail et qui achèvent d'étouffer le peu de zèle qu'ils peuvent avoir gardé. Les fautes n'y sont, pour ainsi dire, jamais jugées en elles-mêmes, mais d'après la nécessité de maintenir l'ordre, d'après leur influence sur la masse; d'après le besoin de faire des exemples.
Il existe, dit M. Bréal (et cette idée est le fondement dc toute éducation), un art d'évoquer les forces qui dorment en chacun de nous et de les diriger vers le bien; mais le système pratiqué y reste, pour ainsi dire, étranger. Voyez cet élève qui, mené par un domestique, descend de prison ou regardez cette bande qui, revenant de la retenue, se répand bruyamment dans là cour, aux derniers moments de la récréation. Aucune bonne parole ne leur a été adressée. Une fois la punition subie, la tache de l'éducateur eût été de les ramener au bien par quelques mots de réconciliation et d'espérance. Mais comment s'adresser à ce qu'il y a de plus intime dans l'homme, quand on se trouve en présence de groupes épais où figurent des vétérans de la retonue? Le grand nombre glace l'effet des paroles affectueuses comme il diminue l'amertume et la honte du châtiment.
Le grand nombre! Voilà bien l'un des plus graves inconvénients de l'éducation publique actuelle. Cette réunion d'une multitude d'élèves d'âges, de caractères, de conditions d'éducation première, de pays, même si différents, dans un même local, soumis à une même règle, à un même régime, à une même direction est, en effet un véritable contre-sens. Ce n'est pas la réunion d'éléments si divers, en elle-même, qui est funeste à l'éducation, puisqu'il est impossible qu'il en soit autrement dans l'éducation publique; mais c'est surtout cette uniformité toute mécanique avec laquelle les élève sont conduits, qui ne parle pas à leur intelligence, et encore moins à leur coeur, parce que la règle, dans son application, ne tient aucun compte de la différence des esprits où des caractères, et a rarement égard aux motifs et aux intentions. Nous savons bien que toutes les apparences sont régulières dans un établissement bien organisé; mais les nécessités mêmes de cette règle banale appliquée à tant d'esprits divers ne font-elles pas tort à l'éducation? Le fond n'est-il pas emporté par la forme, et cette régularité dans les mouvements ne fait-elle pas illusion sur cette autre règle intérieure, celle des âmes, qui ne s'apprend pas par des manoeuvres?
Le beau idéal de l'éducation n'est pas qu'un bataillon de jeunes enfants observe dans tous ses exercices une précision militaire. S'il est nécessaire d'éviter par là, dans les mouvements matériels, le désordre et la confusion, on peut douter cependant que les évolutions d'une discipline uniforme et rigide s'appliquent avec le même succès au développement de l'intelligence. Un simple mot de commandement peut bien ébranler des masses, rompre et former les rangs etc. mais la nature a-t-elle fait aussi cette variété d'esprits pour qu'ils soient soumis tous ensemble aux détails mathématiques d'une loi inflexible, pour que, du matin au soir, on ordonne, montre en main, tout ce que l'enfant doit penser et vouloir ?
Que serait-ce si, passant de cette direction des esprits qui, malgré leurs nuances comportent encore cependant, dans une certaine mesure, une discipline commune et une moyenne quelconque d'instruction, nous en venions à chercher la place que peut occuper dans ces arrangements des heures où rien ne reste à déterminer, la partie la plus importante de l'éducation, celle du coeur et des sentiments, celle qui résulte, dans nos familles, de l'exemple journalier des parents et de leurs bonnes paroles appliquées à propos. Comme la discipline n'est qu'extérieure, sa vertu est, pour ainsi dire, toute négative. C'est un frein qui arrête et réprime, mais ce n'est pas une puissance qui réforme et améliore; c'est une compression morale qui peut enrayer pour un temps l'expansion de quelques vices, mais qui n'en détruit pas les germes.
Elle est bonne tout au plus à faire plier sous les ordres de ses maîtres la volonté de l'enfant, dont le plus grand mérite est d'obéir, mais elle est impuissante à créer les motifs d'honorables déterminations; et elle laisse le coeur des jeunes gens dans un dénûment déplorable de sentiments et de principes propres à régler leur vie.
La responsabilité n'existe pas pour eux, le collège s'étant fait leur tuteur pour toute chose. Aussi ne faut-il pas s'étonner si, une fois sortis du collège, beaucoup d'enfants, comme des chevaux échappés, se lancent en aveugles à travers la vie, se heurtent à toutes les bornes, et quelquefois s'y brisent. Ce n'est pas tout: on a dit depuis longtemps que les hommes, dans les grandes assemblées, ne mettaient pas seulement en commun leurs vertus et leurs bonnes qualités, mais surtout leurs défauts et leurs passions. Cela est encore plus vrai pour les enfants qui se considèrent comme en pays ennemi dans nos établissements. Ils se soutiennent, s'encouragent mutuellement, s'excitent, se coalisent, et conspirent contre tout ce qui les contraint; ils se passent secrètement les conseils, le mot d'ordre ou de ralliement; agissent sourdement pour mettre en défaut la surveillance et la pénétration de leurs maîtres, évitant ainsi habituellement, non d'être fautifs, mais d'être découverts ou punis, et quelquefois cependant, bravant toute espèce de considération, et allant jusqu'à la révolte. S'il faut définir le sentiment qui relie entre eux les élèves d'un collège, c'est le besoin de faire opposition à l'autorité. Dix ans de ce régime, pendant lesquels les enfants règlent tous leurs actes sur un règlement qui a tout prévu, et qui ne laisse à leur activité d'autre exercice que celui d'une obéissance passive; ou bien s'habituent à la lutte entre ce règlement et leur volonté, par une guerre secrète dans laquelle l'enfant redouble de ruse à mesure que le maître multiplie ses précautions. Dix ans de ce régime ne nous expliquent-ils pas suffisamment l'hypocrisie servile ou la haine sourde contre l'autorité, l'esprit de critique et l'esprit de révolte que nous voyons trop souvent jusque chez des hommes d'une instruction supérieure? Des individus qui s'abandonnent ou se révoltent à l'excès, telle est certainement un des résultats psychologiques produit par notre système d'éducation.
Que ceux qui ne sentent pas les inconvénients d'un pareil système nous désapprouvent et nous combattent, nous n'avons rien à leur dire; mais s'il en est d'autres dont les sentiments soient différents, qui déplorent le mal et cherchent un remède, que ceux-là veuillent bien nous venir en aide de tout leur pouvoir. *

* les inconvénients de l'internat sont reconnus même par les membres du corps enseignant qui, comme nous, ne croient pas attaquer l'Université, cette vieille institution française, ni contester ses glorieux services, alors qu'ils tentent de l'entrainer dans la voie du progrès. (A. P.)


§ III. — Régime tutorial.

Pour obvier aux dangers et aux vices que nous venons d'exposer en partie sur l'internat nombreux et conserver en méme temps certaines qualités que nous sommes loin de lui contester, vous vous proposez, Monsieur Pallu, de fonder à la campagne, aux portes de Paris, un grand établissement dans lequel l'internat sera supprimé, remplacé par des familles écolières établies en agréables villas, et composées d'un nombre restreint d'élèves sous la direction d'un tuteur qui pourra s'occuper alors utilement de tous, et n'en négliger aucun.
Mandataire direct, représentant du père de famille, ce tuteur qui participera à la vie commune, qui se mêlera à la vie intime des enfants, apprendra bientôt, en effet, par lui-même, à connaître leurs tendances, leurs caractères, et saura parler à chacun, soit en public, soit dans le secret de son cabinet, le langage qu'il aura jugé le plus propre à le ramener. Comme il vivra au milieu des enfants confiés à ses soins, il pourra, dans les mille occasions qu'offre à chaque instant cette vie en commun, saisir les nuances des caractères, rectifier des erreurs, réprimer des écarts, prévenir des fautes, étouffer les mauvais sentiments dans leur germe, éveiller les bons et faire éclore les pensées utiles et généreuses, en un mot, faire l'éducation de l'âme et du caractère.
Dans ces familles écolières, les enfants ignoreront les contrariétés et les assujettissements de la discipline; la rigueur n'y sera employée que pour les cas extrêmes; elle n'y sera pas nécessaire car les enfants, suivis dans le détail par des regards de père, sauront ouvrir leurs coeurs et seront dociles à des influences dont ils sentiront les effets bienveillants; et comme, on leur parlera au nom de Dieu et de leurs parents, ils aimeront parce qu'ils se sentiront aimés.
Aux heures des classes, les élèves des diverses familles écolières se rassembleront au bâtiment central qui sera doté des moyens matériels d'instruction les plus perfectionnés, et là, ils se subdiviseront sous leurs professeurs respectifs.

Après la leçon, chacun quittera de nouveau l'école pour se rendre dans la maison où il résidera, où il trouvera le couvert, la table, l'étude, la direction intellectuelle et morale. L'école étant placée en dehors de Paris, au milieu d'une riante campagne où les élèves respireront un air pur, dans un site agréable, vous éviterez cet étroit casernement qu'impose le séjour d'une ville populeuse. De plus, par votre système de pensions annexées à l'école, vous réaliserez le bienfait inappréciable d'offrir aux élèves les avantages du foyer paternel combinés avec ceux de la communauté; vous assurerez à chacun d'eux pendant toute la durée des études un protecteur, qui restera ensuite leur ami et leur conseiller. L'enfant ne sera pas au foyer paternel, il est vrai, mais il sera dans un autre foyer, image de celui qu'il aura quitté; il vivra dans les habitudes d'une seconde famille et il y recevra ces mêmes enseignements de respect et de dignité, il y prendra le goût de l'initiative et de la responsabilité. La vie de famille telle que vous l'entendez facilitera d'ailleurs le rapports des parents avec leurs enfants. Elle n'exclura pas en outre la présence des camarades et les amitiés étrangères; elle, permettra au contraire que les relations s'établissent entre les élèves d'autres familles écolières, très suffisantes pour éprouver les caractères par le frottement des personnalités et pour engendrer des sympathies qui deviendront des amitiés véritables. Seulement, ces amitiés seront bien mieux choisies et bien autrement surveillées que les liaisons imposées dans les murs du collège, par les nécessités de la salle d'étude, du dortoir ou par les autres fatalités de l'internat. Les avantages d'un pareil système d'éducation dépendent, il est vrai, du caractère personnel des maîtres de ces familles écolières, du nombre de leurs pensionnaires et du temps absorbé par leurs travaux. C'est dire que tout le monde ne doit pas pouvoir tenir les pensions dont nous parlons.
A cet égard, ce sont les autorités de l'école qui devront en décider. Il faut, en effet, que l'on soit très circonspect pour ce genre d'autorisation et qu'elle ne soit accordée que lorsqu'on sera certain que ces pensions seront un asile salutaire pour les élèves et qu'ils y trouveront comme un autre foyer domestique, un sanctuaire de la famille.
Education distinguée dans laquelle la culture aura poli les dehors, délicatesse et pureté de sentiments, caractère grave, bienveillant et sociable, dignité de moeurs, ce n'est qu'à ces conditions que vos élèves pourront recevoir l'empreinte de Ieurs tuteurs et sortir de leurs mains d'autres hommes que s'ils eussent été élevés sous la discipline inintelligente d'un maître d'études n'aspirant qu'aux qualités d'un bon gardien.
Les sujets ne manqueront pas pour la tenue et la direction de ces familles écolières. D'abord, les professeurs de l'école qui prendront le sage parti d'être des maîtres, dans toute la force du terme, et d'avoir chez eux, à leur table, dans leur intimité, un certain nombre d'élèves ou plutôt de pupilles. Ensuite, bon nombre d'anciens membres de l'enseignement qui seront bien aises de remplir, comme complément de leur éméritat, les fonctions de tuteurs. Tout à fait maîtres de leur temps, plus expérimentés, plus paternels, grâce à leur âge, ils seront certainement encore très aptes à cette espèce de direction. Enfin, des ministres des différents cultes, des membres de congrégations ou de communautés religieuses, des familles particulières pourront être aussi très heureuses de s'associer à une oeuvre si importante et si conforme aux besoins de l'éducation de la jeunesse.
Sans nuire au régime tutorial et pour faciliter aux familles qui habitent Paris ou les environs du Vésinet, le moyen d'envoyer leurs enfants à votre école, tout en vivant avec eux, vous ferez bien de placer dans l'établissement un réfectoire qui permettra à vos élèves de rester à l'école depuis huit heures du matin jusqu'à quatre heures et demie et d'y trouver les repas qu'ils auraient faits chez eux pendant ce temps de la journée.

CHAPITRE III

INSTRUCTION

§ I. — Inconvénients du système actuel et des modifications à y apporter.

Tel est le programme général que vous devez vous tracer, ce nous semble, au point de vue de l'éducation proprement dite. Nous venons de signaler les inconvénients des internats nombreux, nous avons montré comment vous pouvez vous proposer d'y obvier, il nous reste à indiquer maintenant, les réformes partielles que vous devez compter apporter dans le système actuel de l'instruction publique.
Ce système a été depuis longtemps l'objet des plus vives attaques; successivement, les plus diverses critiques ont été formulées et contre l'esprit dans lequel il a été établi et contre son agencement partiel. Sans vouloir les rappeler ici, nous dirons de suite, qu'au lieu de ne donner l'enseignement secondaire spécial qu'à ceux seulement qui se destinent aux mille branches du commerce, de l'industrie et de l'agriculture, on devrait être bien plus soucieux de doter de cet enseignement, que nous appellerons plus volontiers, dans ce cas, enseignement intermédiaire, ceux qui possèdent les qualités natives qui s'imposent aux autres et les placent à leur tête pour les diriger. L'enseignement intermédiaire et l'enseignement classique sont, à notre avis, deux cycles d'études qui doivent être envisagés ensemble, parce que le dernier n'est, pour ainsi dire, que le prolongement du premier. Cette connexion intime des deux genres d'études est commandée surtout pour ceux que la double condition des esprits d'élite et de l'aisance oblige de s'instruire afin de fournir à la nation des têtes de colonnes aussi éclairées que possible. Donner satisfaction à la fois à ceux qui tiennent à ne pas voir descendre le niveau de ces hautes études, qui ont fait et qui font encore la gloire de l'esprit humain, et à ceux qui veulent que les générations modernes ne demeurent pas étrangères aux conquêtes de la science dans le domaine des réalités physiques, tel est le but que vous devez vous proposer dans votre votre plan d'études.
Ce but, vous pourrez l'atteindre au moyen d'un plan général formant une sorte d'échelle ascendante et continue, dont chaque degré, faisant suite à celui qui le précède, conduit à celui qui le suit. Sur cette échelle se coordonneront l'enseignement primaire, indispensable à tous; L'enseignement spécial ou intermédiaire, nécessaire au plus grand nombre; L'enseignement secondaire ou classique, qui ne convient qu'à certaines classes de la Société.

Chacun de ces degrés forme un tout complet que les élèves seront obligés de parcourir successivement s'ils veulent aller jusqu'au bout. Seulement, les uns pourront s'arrêter à un certain point du chemin parcouru; les autres, en plus petit nombre, à un point plus éloigné; les autres, en nombre encore plus restreint, atteindront le sommet et les dernières limites; mais à chaque fois, ils posséderont un cours complet d'instruction, quoique limité et proportionné, soit à l'âge des enfants, soit aux nécessités sociales qui les forceraient à s'en contenter.
Ce système diffère de celui qui a été pratiqué jusqu'à ce jqur en France, en ce qu'au lieu d'ouvrir aux élèves à leur sortie de l'enseignement primaire plusieurs routes parallèles nous retardons le moment où, ayant parcouru ensemble un certain cercle d'études communes, ils doivent se séparer pour recevoir un enseignement plus approprié à leurs carrières futures.
De même que la géométrie se fâcherait de voir dans une figure deux lignes destinées à être dans le prolongement l'une de l'autre et qui seraient menées parallèles entre elles, de même nous considérons comme un tort de continuer à laisser l'enseignement spécial ou intermédiaire marcher parallèlement avec le vieil enseignement classique.
Nous savons par expérience tous les tiraillements qui existent entre ces deux voisins, tous les sujets de dissentiments qui divisent ces deux frères. L'aîné a toujours la crainte de perdre, et le plus jeune celle de ne pas gagner assez. Par ce système gradué d'études, destiné aussi bien aux jeunes gens qui aspirent aux professions libérales qu'à ceux qui se préparent à entrer dans les carrières industrielles, vous parerez à tous ces inconvénients.
En effet, vos élèves, après leur enseignement primaire, c'est-à-dire à partir de l'âge de dix à onze ans jusqu'à quatorze ou quinze, recevront une instruction basée, avec des modifications jugées nécessaires, sur les programmes de l'enseignement secondaire spécial, en sorte que ceux qui, à cette époque, abandonneront l'établissement, après des examens de sortie, seront pourvus de connaissances réelles et immédiatement applicables. Tandis que les autres, continuant leurs études jusqu'à la fin, recevront cette forte et complèle instruction que couronneront les diplômes de bachelier ès-lettres, de bachelier ès-sciences ou l'admission aux écoles spéciales du gouvernement.
Dans le premier degré de cet enseignement vraiment secondaire, on n'aura pas à se plaindre de voir sacrifier au profit du grec et du latin cette étude de la langue maternelle, des langues vivantes, des mathématiques, des sciences physiques et naturelles, de ce que nous appelons, en un mot, les réalités du monde, et l'on pourra sans inconvénient donner, dans le degré supérieur, tout le déveleppement possible à cet enseignement classique dont nous sommes loin de révoquer en doute la nécessité et l'importance. Comme ce n'est pas sur l'étendue des programmes, auxquels la réalité ne répond pas toujours, que l'on doit apprécier un système d'études, mais bien sur la méthode rationelle avec laquelle on les applique, nous allons essayer d'en marquer les principaux traits.

§ II. — Religion et morale.

Il est impossible, au début de tout système d'instruction, de ne point placer  l'idée religieuse. — Il faut parler de Dieu aux enfants, non-seulement pour le leur expliquer, mais surtout pour le leur faire aimer.—Vous devrez donc inspirer à tous un suprême respect pour le créateur de l'univers, un amour profond pour Celui dont émane la vie. Vous vous garderez de soulever devant eux aucune question dogmatique, ce sera l'affaire des ministres du culte auxquels les parents les confieront. Quant à la morale, c'est l'oeuvre patiente de tous les instants; l'apprentissage des devoirs que nous tous à remplir commence, en effet, pour l'homme, dès que les premières lueurs de la raison apparaissent en lui, pour se prolonger durant toute l'éducation et même pendant toute la vie. Nous ne concevons donc pas un maître ayant le sentiment de sa mission véritable qui ne doive consacrer ses soins à développer dans l'âme de l'élève le sens moral et l'amour de Dieu source de tout bien. Après avoir assuré pour vos élèves les principes religieux et moraux que nous considérons comme le fondement de toute bonne éducation, passons à votre système général des études.

§ III. — Instruction primaire.

Votre enseignement comprendra l'instruction morale et religieuse. (C'est dans les familles écolières que se donnera l'instruction religieuse, comme il est expliqué p. 21, 3e §. A. P.)

  • La lecture,
  • L'écriture,
  • La grammaire,
  • Les langues vivantes: l'allemand ou l'anglais,
  • L'arithmétique et le système métrique,
  • L'histoire et la géographie de la France,
  • Les leçons de choses (*),
  • Le dessin,
  • Le chant,
  • La gymnastique. 

     

*  Les leçons de choses consistent dans un genre d'enseignement oral qui s'élève graduellement des notions les plus simples aux connaissances les plus importantes. Le professeur montre un objet à ses élèves; il leur demande d'en examiner les différents aspects, d'en observer tous les détails, d'en dire les propriétés, les usages. Il rectifie les réponses, les complète, les généralise, montre comment elles peuvent s'appliquer aux objets analogues. Ces leçons qu'on ne  saurait trop répandre dans nos écoles permettent de commencer de très bonne heure l'instruction générale de I'enfance; elles développent l'attention, l'esprit d'observation, la réflexion et le raisonnement, en même temps qu'elles enrichissent le langage de l'élève d'une foule de mots qui sont autant de faits acquis par sa mémoire et de materiaux de connaissances utiles sur lesquelles peut s'exercer son jugement.

L'ensemble de ces études primaires se trouvera partagé en trois grandes divisions ou degrés : division élémentaire, division moyenne, division supérieure, les programmes des cours de chacune d'elle s'étendant et s'élevant progressivement, en sorte que chaque division soit la préparation immédiate de la division suivante. De ce que les matières de cet enseignement sont partagées en trois degrés, il ne s'ensuit pas que tous les élèves devront franchir ces trois degrés en trois années; cela dépendra de leur intelligence et de leur assiduité.

§ IV. — Instruction intermédiaire.

Votre enseignement intermédiaire comprendra l'instruction morale et religieuse, la langue et la littérature française, les langues vivantes, l'histoire et la géographie, les mathématiques appliquées, la physique, la mécanique, la chimie, l'histoire naturelle avec leurs applications usuelles, le dessin linéaire et d'imitation, la comptabilité, la musique vocale, la gymnastique.
Il pourra comprendre, en outre, dans les deux dernières années, les premiers éléments du latin pour ceux qui désirent  poursuivre les cours de l'enseignement classique.
Des notions usuelles de législation et d'économie rurale et industrielle, et d'hygiène.
Des travaux d'atelier pour se faire l'éducation de la main, comme on se fait par la musique l'éducation de l'oreille, par le dessin celle des yeux, par la gymnastique celle du corps tout entier.
Ces diverses connaissances, qui embrasseront quatre années, seront classées et graduées dans l'ordre le plus naturel et le plus logique. On ne présentera d'abord aux enfants que les éléments les plus simples, ceux qu'ils peuvent comprendre, puis on élèvera la portée des leçons de classe en classe à mesure que l'âge, le travail et les connaissances déjà acquises développeront leur intelligence. Pendant toute la durée de cet enseignement, les professeurs devront diriger constamment l'attention des élèves sur les réalités de la vie, les habituer à ne jamais regarder sans voir, les obliger à se rendre compte des phénomènes qui s'accomplissent autour d'eux, et leur faire gouter si bien le plaisir de comprendre, que ce plaisir devienne un besoin pour eux, ils devront, en un mot, développer dans l'enfant, l'esprit d'observation et le jugement.

§ -V. — Instruction secondaire

Votre enseignement secondaire doit embrasser, comme complément de votre enseignement intermédiaire, toutes les connaissances nécessaires pour mettre les jeunes gens en état, soit de recevoir les premiers grades dan les lettres et dans les sciences et de suivre les cours des facultés, soit de se présenter au écoles spéciales du gouvernement, soit enfin de fournir à ceux qui désireront s'adonner à l'agriculture, à l'industrie, aux arts, au commerce, l'instruction la plus appropriée à leurs visées.
De là, trois sections : la section littéraire, la section scientifique et la section commerciale, industrielle ou agricole. Les élèves qui arrivent dans ces sections ont fait dans l'enseignement intermédiaire quatre ans d'une première série d'études, de dix à quatorze ans, pendant lésquclies la maturité relative n commencé pour eux; les pre » niières assises ont été posés et ils ont déjà certainement acquis une instruction assez étendue sur les matières qu'il importe le plus de connaître.

SECTION LITTÉRAIRE

Dans ces conditions, les élèves qui aborderont la section littéraire pourront facilement, avec les connaissances qu'ils ont acquises de la langue latine pendant les deux dernières années de l'enseignement intermédiaire, voir en quatre autres années, tant pour le grec et le latin que pour toutes les autres facultés, les matières exigées pour le baccalauréat ès-lettres, la dernière de ces quatre années appartenant à la philosophie
Nous avons toujours pensé qu'il n'était pas nécessaire d'employer sept ans à l'étude du grec et neuf ans à l'étude du latin. L'expérience qui a été faite à Cluny, celle que l'a poursuivie avec un si grand succès au lycée de Mont-de Marsan et dans les autres établissements du même genre; sont venues confirmer nos prévisions et prouver que cinq ans suffisent pour l'enseignement de l'un et de l'autre. Seulement, au lieu de faire commencer ces études dès l'âge de neuf à dix ans, il faut attendre que l'élève y ait été préparé par un enseignement plus conforme à sa nature, à ses aptitudes et à ses goûts. L'esprit des enfants est éminemment porté à l'observation. Ils sont curieux d'apprendre et retiennent avec extrême facilité ce qu'on leur enseigne, surtout lorsqu'on a soin d'avance de piquer leur curiosite et d'éveiller leur intérêt. — Ce sont ces qualités que vous commencerez d'abord par mettre à profit, et ce n'est que vers l'âge de douze ou treize ans, lorsqu'ils sont déjà habitués à l'étude, que leur intelligence a été suffisamment développée, leur mémoire exercée, leur jugement mûri, que vous ferez entrer vos élèves dans le courant des grandes études classiques.

SECTION SCIENTIFIQUE

En ce qui concerne les élèves de la section scientifique, le programme de leurs études est suffisamment tracé par celui des classes de mathématiques élémentaires et de mathématiques spéciales.

SECTION AGRICOLE, INDUSTRIELLE ET COMMERCIALE

Enfin, la section industrielle, agricole et commerciale est une section dans laquelle seront admis les élèves qui, après avoir suivi votre enseignement intermédiaire et ne se destinant point aux carrières auxquelles on arrive par les baccalauréats et les grades des facultés, désireront se préparer à l'industrie, au commerce ou à l'agriculture par un enseignement plus complet et plus varié. Dans cet enseignement, on s'efforcera de combiner, dans une juste et sage mesure, les sciences et les lettres, et dans les sciences elles-mêmes, on veillera à ce que la théorie reçoive toujours la consécration des épreuves pratiques. D'après ce système général d'études, l'enfant qui vous sera confié à l'âge de sept à huit ans pourra, dès neuf à dix ans être prêt à suivre les cours de l'enseignement classique tel qu'il est pratiqué dans les lycées, ou bien entrer dans vos cours d'enseignement intermédiaire. Après vos quatre années d'enseignement intermédiaire, c'est-à-dire vers l'âge de treize à quatorze ans; l'élève possèdera les connaissances nécessaires qui dans les bureaux font un employé utile et peuvent même lui permettre d'être admis à l'école des mines de Saint-Etienne, à celle des arts et métiers et à divers services administratifs, tels que ceux des ponts-et-chaussés, des agents-voyers, des chemins de fer, de la télégraphie. Il aura pu s'y préparer aussi pour suivre votre enseignement secondaire qui, avec quatre ans de plus d'étude, c'est-à-dire à l'âge de dix-sept à dix-huit ans, l'aura suffisamment préparé pour les épreuves du baccalauréat ès-lettres.
S'il suit les cours de la section scientifique, il pourra, à seize ans, se présenter pour l'école navale, à dix-sept ou dix-huit ans, subir les épreuves du baccalauréat ès-sciences, de l'école militaire de Saint-Cyr, de l'école des eaux et forêts, et de dix-huit à vingt ans devenir candidat à l'école polytechnique, à l'école normale supérieure, à l'école centrale des arts et manufactures, à l'école des mines de Paris, etc.
Enfin, si, après vos quatre années d'enseignement intermédiaire, l'élève veut pousser plus loin ses connaissances préparatoires à l'industrie, au commerce ou à l'agriculture, il pourra dans deux ans au moins et trois ans au plus, c'est-à-dire de seize à dix-sept ans, acquérir par les cours complémentaires de votre troisième section une instruction théorique et pratique qui lui permettra d'obtenir promptement une supériorité marquée dans ces diverses carrières.

§ V — Conclusions

Tel est en gros, et dégagé des détails qui serviraient à en faire mieux prendre l'importance, le système général d'enseignement que nous vous proposons de suivre. Préoccupé des résultats des méthodes suivies chez les autres nations, nous croyons, tout en conservant les points pour lesquels la France peut encore servir de modèle, devoir leur emprunter tout ce qu'il y a de bon et qui peut s'adopter à notre caractère, à nos moeurs, à notre état social. Nous ne changeons rien au total des années depuis le début jusqu'au terme de l'éducation. Ceux de vos élèves qui doivent aborder les carrières dites libérales n'ont aucun intérêt à quitter l'école avant l'âge de dix-huit ans. S'ils vous arrivent à l'âge de sept ans, ils devront consacrer trois ans à leur instruction primaire, quatre ans à leur instruction intermédiaire, quatre ans à leur instruction secondaire, c'est-à-dire onze ans au plus à leur instruction de collège.
Vos classes seront en général .d'une heure, et celles dans lesquelles l'expérimentation joue un certain rôle dureront une heure et demie; cette durée est suffisante pour que l'attention des élèves reste constamment en éveil et pour qu'elle ne soit pas fatiguée.
En outre, chacune de vos classes doit être toujours suivie d'une récréation d'au moins dix minutes, ce qui donne aux élèves le temps de prendre un peu d'air et de se reposer. Par une plus sage répartition du travail dans les classes, vous pourrez gagner au moins une heure et demie par jour sur les classes et sur les devoirs qui doivent se faire en dehors d'elles. Cette économie d'une heure et demie profitera pour vos élèves au travail trop négligé chez nous du jeu et de l'exercice corporel. La gymnastique, les jeux, doivent, en effet, occuper une place importante dans votre système d'éducation, parce que si l'intelligence se tortille en s'exerçant, le corps ne peut se développer d'une manière normale qu'autant qu'on lui impose à certaines heures des exercices disciplinés. D'ailleurs, l'esprit lui-même gagne à ce que le corps accomplisse régulièrement ses fonctions. La gymnastique est donc un devoir en même temps qu'un délassement hygiénique. Votre installation sous ce rapport donne une idée de l'importance que vous attachez à cette branche de l'éducation. Sous la pression chaque jour plus forte de l'opinion publique et pour combler la lacune que tout le monde déplore à l'égard des langues vivantes, II vous faudra donner à cette étude toute l'attention qu'elle mérite. — C'est surtout dans le jeune âge, où les organes sont souples et dociles, où l'esprit d'imitation est si actif, que les langues vivantes s'apprennent avec le plus de facilité. Voilà pourquoi vous devez en faire commencer l'étude à vos élèves dès le début de leur éducation.
Pénétré de cette idée que les sciences physiques et naturelles ne peuvent être l'objet d'une étude sérieuse qu'à la condition non seulement de pratiquer devant les élèves toutes les expériences sur lesquelles se fonde la partie des sciences qu'il s'agit de leur enseigner, mais, en outre, de leur faire exécuter par eux-mêmes toutes les manipulations essentielles à leur intelligence, vous devrez doter l'école, mettre, pour ainsi dire, à la disposition des élèves des collections scientifiques de toute sorte, une bibliothèque, des cabinets de physique et d'histoire naturelle, des laboratoires aussi complets que possible, des portefeuilles garnis de dessins varié des ateliers pour l'exécution des modèles de l'école, de vastes jardins où ils pourront faire tout à la fois de la botanique et de la culture. En outre, grâce à la munificence d'un grand nombre d'industriels, il vous sera facile de fonder à l'Ecole un musée technologique, qui se composera des matières premières employées dans les arts et manufactures, des produits obtenus à l'aide de ces matières, et des échantillons caractéristiques des principales transformations qu'il y a lieu de signaler à l'attention. des élèves pendant la durée du travail pratiqué dans les usines.

CONCLUSION GÉNÉRALE

vue d'ensemble du projet de ville écolière centré sur l'emplacement actuel du Rond-Point Royal

Nous venons de voir, par tout ce qui précède, combien est urgente la réforme que j'ai le projet de réaliser en fondant l'Etablissement du Vésinet, et à quel point toutes les questions d'éducation et d'enseignement préoccupent les meilleurs esprits.
Cette urgence ressort de toutes les publications qui paraissent chaque jour dans des volumes, des brochures, des articles de journaux; et si je n'ai cité que les rapports officiels de M. Baudouin, de MM. Demogeot et Montucci, les ouvrages de M. Hippeau, la. brochure de M. Rohart, c'est que, forcé d'être court afin d'être lu par le plus grand nombre, j'ai dû restreindre mon cadre autant que possible.
Je ne puis toutefois, pour montrer à quel point sont mûres aujourd'hui toutes les questions qui touchent à l'enseignement, passer sous silence la réferme que poursuit, avec tant de succès depuis plusieurs années, M. Godart, dans son école Monge, à Paris, ainsi que l'association qui s'est formée autour de cette école pour l'étude permanente de tous les perfectionnements à apporter aux méthodes d'éducation.
Cette association, qui comprend des noms considérables dans l'enseignement, l'industrie et le commerce, rendra de grands services à notre pays et, l'Etablissement du Vésinet, naissant au milieu de toutes ces lumières, n'aura qu'à les approprier à la direction qu'elle entend donner à son enseignement.
Les moyens dont notre école disposera, lui permettront d'embrasser dans toute son étendue la culture de l'homme, jusques et y compris l'enseignement supérieur; aussi ai-je insisté sur la nécessité de donner au développement des qualités physiques et morales de l'enfant, une part prépondérante dans son éducation.
J'ai prouvé, je crois que les classes libérales devront désormais posséder à un égal degré les sciences, les lois de la production et les ‘humanités, sous peine de voir s'amoindrir chaque jour et disparaître leur influence.

Exemples de "Chalets" de la ville écolière

L'étude pédagogique de ces questions capitales a démontré que ces résultats pouvaient être obtenus sans augmenter le nombre des années consacrées actuellement à suivre les classes des lycées et des collèges. Il restera à examiner, toutefois, si cette étude basée sur les programmes de l'enseignement spécial, ne devra pas subir quelques modifications dans son application, pour donner, dans l'intérêt des intelligences les mieux douées, dans celui de la société tout entière, une place plus large à l'étude des langues anciennes et des chefs-d'oeuvre de l'antiquité, car j'ai appris par ma propre pratique des hommes de science appliquées, que c'est encore parmi ceux qui ont fait leurs humanités qu'on trouve les-plus capables.
On a vu enfin combien l'éducation aurait à gagner par le système tutorial qui, en supprimant l'internat et sa discipline, délivrerait l'enfant d'une contrainte plus mécanique que morale.
Cette discipline militaire, qui est malheureusement une nécessité des internats nombreux, règle tout, même les consciences; aussi, obtient-elle à peine l'obéissance passive qui ne fait naître ni développer le sentiment du devoir et produit souvent l'effet tout opposé; sa suppression est donc une chose très désirable, car loin de faire des hommes elle ne peut qu'amoindrir et fausser les caractères.
C'est dans les familles écolières, comme je l'ai dit plus haut, que les parents choisiront en toute liberté, afin de ne confier la direction de leurs enfants qu'à des tuteurs dont les croyances et les idées seront en rapport avec les leurs, que se donnera l'instruction religieuse pour laquelle, dans l'organisation générale de l'école, chaque communion trouvera toutes les ressources qu'elle pourra désirer.
L'homme si faible par sa force physique, si puissant par sa force morale, doit posséder, pour donner à cette force toute son expansion: le respect de Dieu, de lui-même et des autres, le sentiment très prononcé du devoir et de la responsabilité, l'horreur du mensonge et de la duplicité qui sont la plaie de notre époque, le respect des lois de son pays, le culte de la famille, le savoir-vivre; il lui faut aussi la volonté, l'énergie, la tenacité, l'esprit d'observation, le savoir.
Pour cheminer dans la vie il a bien plus besoin de toutes ces qualités effectives et positives que de science; aussi l'éducation qui, tôt ou tard, devra tout primer chez nous à l'exemple de l'Angleterre et de l'Amérique, doit tendre constamment à les lui faire acquérir, et le système tutorial qui, sans exclure la règle, habitue l'enfant à la respecter, moins par la crainte du châtiment que par le sentiment du devoir et de la respousabilité, est incontestablement le plus propre à produire ce résultat; l'expérience est au surplus là pour le prouver.
Ce n'est donc pas sans raison que, plaçant l'art de faire des hommes au-dessus de l'art de les instruire, j'ai fait de l'éducation, ainsi que je ne saurais trop le répéter, la base de la réforme que j'ai en vue.
Pour accomplir cette réforme, l'Etablissement du Vésinet apportera dans le choix des tuteurs une très grande prudence et une clairvoyance toute particulière. Elle recherchera en eux les qualités qui doivent être exigées d'un éducateur et surtout, l'esprit d'apostolat sans lequel rien ne se fait complétement bien.

Projet de ville écolière - bâtiment principal

Ces hommes modestes, qui ne se sont voués à aucune spécialité, mais dont l'esprit philosophique s'est habitué à considérer les hommes et les choses dans les hautes généralités, ne sont pas toujours faciles à trouver, on les rencontre partout, mais ils ne se trouvent dans aucune catégorie déterminée, parce qu'ils n'appartiennent à aucun corps. Toutefois, ils se révèleront d'eux-mêmes, si on sait attacher à la fonction de tuteur, la considération et les avantages dus aux qualités qui doivent être exigées d'eux.
Demeurant étrangers à la pédagogie qui doit toujours rester l'oeuvre des professeurs, ils n'en devront pas moins participer à l'enseignement dans ses généralités, afin d'en signaler à leurs enfants les données économiques et philosophiques, et aussi afin de les habituer de bonne heure à bien voir et à bien réfléchir.
Cette sorte d'intervention des tuteurs dans l'enseignement est surtout, une oeuvre d'éducation, aussi devront-ils l'exercer sous toutes ses formes.
Ils devront entre autres, chaque fois qu'ils en trouveront l'occasion, faire visiter à leurs élèves et en les commentant, les merveilles artistiques, scientifiques et industrielles que renferme la capitale; leur faire connaître encore les nouvelles découvertes qu'enfante chaque jour l'esprit humain et leur en signaler la portée économique.
Cette action salutaire que les tuteurs exerceront sans cesse sur l'esprit de leurs pupilles, leur permettra d'étudier les aptitudes et de diriger les vocations de ces enfants.
Il est un côté de l'éducation qui s'en va chaque jour s'amoindrissant, je veux parler du savoir-vivre. Ce côté de l'éducation sera l'objet d'une attention toute particulière à l'établissement du Vésinet. On apprendra, dès le bas âge, aux enfants, le culte des bonnes manières, le respect des convenances. On leur fera comprendre que la politesse est l'art de vivre en bons rapports avec ses semblables, de rendre ces rapports faciles, agréables et dût-on ne la considérer que par son côté profitable, on leur apprendra qu'elle est dans le monde ce qui coûte le moins et ce qui rapporte le plus.

La vie de famille chez les tuteurs, favorisera cette partie de l'éducation, et l'établissement principal y contribuera dans une large part, en organisant lui-même de fréquentes réunions d'agrément auxquelles seront invités les familles écolières, les parents et les amis des élèves.
Ces réunions habitueront Les enfants aux bonnes manières que chacun doit apporter dans le monde, s'il veut être considéré comme un homme bien élevé. Elles auront lieu dans la salle de la gymnastique pouvant au besoin changer sa destination première pour servir, tantôt à une conférence, tantôt à un concert, tantôt à une représentation théâtrale, tantôt à une soirée.
En me déterminant à publier ces études, après plus d'une année de réflexion, à en tenter l'application à l'aide d'un établissement considérable qui exigera de grands capitaux, et dont les plans qui accompagnent cette brochure peuvent donner l'idée, je ne me suis pas dissimulé les difficultés de toute nature que j'aurais à surmonter. Je n'ai pas reculé, toutefois, devant cette énorme tâche, parce que ma conscience me dit que je dois poursuivre la réalisation d'une réforme que je crois devoir être éminemment utile, non-seulement à mon pays, mais encore aux nombreuses familles étrangères qui envoyent leurs enfants en France pour y faire ou y compléter leur éducation.
Je fais appel à tous les pères de famille, à tous les hommes qui se souviennent encore des inconvénients de l'internat et de sa discipline plus mécanique que paternelle, à tous ceux qui veulent, avant tout, faire des hommes au profit des familles et de la société tout entière, à tous ceux enfin que dirige l'amour du bien.

Si cet appel est entendu, comme me le font espérer les encouragements qui m'ont été prodigués par les nombreuses personnes éclairées qui ont lu la première édition de cette brochure, je ferai partie d'une légion qui accomplira une grande oeuvre; si surtout, comme cela ne parait pas douteux, j'ai le bonheur de voir venir à moi quelques grands esprits, comme il y en a tant en France, qui m'aideront de leurs lumières et de leurs encouragements.
Dans le cas contraire, je resterai avec le sentiment du devoir accompli et la consolation d'avoir doté mon pays d'un projet qui, tôt ou tard, se réalisera sous une forme ou sous une autre, car la France ne peut rester éternellement pliée sous le joug d'une éducation publique si incomplète et si contraire au développement de sa force et de sa prospérité.

    Le Vésinet (Seine-et-Oise)
    A. PALLU

     


© Société d'Histoire du Vésinet, 2003 – http://www.histoire-vesinet.org