Jean-Paul Debeaupuis, Société d'Histoire du Vésinet, 2016.

La villa Beaulieu, route de la Croix

La propriété apparaît dans les archives lorsque le 26 juillet 1862, Joseph Olive, et son épouse Clémence Patenotte vendent au baron Trotter une « maison de campagne située au Vésinet, rue de la Croix, devant le lac de Croissy, comprenant le 30e lot, et partie du 27e et du 28e lots, ancien de l'îlot n°12 de la division du parc du Vésinet. Elle tient par devant à la route de la Croix, au fond au 25e lot, et au 26e lot de l'ilot n°12, d'un côté au 31e lot, auquel se trouve réuni le surplus du 27e lot, d'autre côté au 29e lot du même îlot, auquel se trouve réuni le surplus du 28e lot. »
Une gravure d'Emile Bourdelin, en 1860 représente cette propriété mais de façon plutôt fantaisiste car la maison de la gravure était alors en construction à trois cents mètres de là. Joseph Olive, architecte est auprès du Comte de Choulot, le principal artisan de l'aménagement de la Ville-Parc. Sans que le fait soit établi, on peut penser qu'il fut l'architecte de la maison que les documents notariés décrivent ainsi : « ...construite en briques et pierres, avec balcon et tourelles, est élevée sur cave d'un rez-de-chaussée, d'un premier étage, et d'un second étage, couverte en zinc et ardoises ; elle comprend vestibule avec perron, salle à manger, boudoir, quatre chambres de domestiques, closets, cuisine, cave. Les dépendances consistent en deux pavillons séparés, disposés pour logement de concierge et de jardinier, et pour écurie et remise ou salle de billard. Jardin dessiné et planté à l'anglaise ; pièce d'eau et réservoir. Cette propriété de la contenance superficielle de trois mille cent quatre mètres soixante-dix huit centimètres, est close sur les côtés et au fond, partie en mur et partie en treillage, et sur le devant par des murs d'appui cimentés avec grille et facade de quarante-sept mètres sur la route de la Croix. »[1]
Trente ans plus tard, selon l'annuaire de 1892 [2], la baronne Trotter devenue veuve était toujours domiciliée au 3, route de la Croix.

La villa du docteur Jennings, 3 route de la Croix au Vésinet

La maison du Dr Jennings

Dans les dernières années du XIXe siècle, la propriété passe aux mains d'un médecin anglais, le docteur Oscar Jennings (1851-1914), neurologue de réputation internationale qui va faire de la villa un établissement de soins.
Après des études au Guy's Hospital, de Londres où il avait obtenu le Membership of the Royal College of Surgeon (MRCS) en 1873, Jennings soutint à Paris, une thèse pour le doctorat français en médecine en 1878. Pendant de nombreuses années il pratiqua à Paris, et se constitua une réputation considérable par ses écrits sur le traitement des pathologies affectant la moelle épinière. Promoteur de l'exercice physique, il venta les bienfaits de la pratique du cyclisme, du tricycle et de l'usage de l'ancêtre du vélo d'appartement. [3] Il exerça pendant quelque temps comme électrothérapeute à l'asile Ste-Anne.
Mais on le connaît surtout pour la façon, révolutionnaire et controversée à l'époque, dont il traitait la morphinomanie. Membre de la Bibliographical Society, de la Société d'Histoire de la Médecine et de la Société médico-historique de Paris, il fut durant de nombreuses années, le correspondant à Paris de la revue The Lancet. [4]
Il avait fait de la propriété du 3, route de la Croix, où il habitait avec sa famille, un établissement spécialisé dans le traitement des addictions.
A cette époque, on considère encore le morphinomane comme « un vicieux qui recherche des jouissances nouvelles » et l'on n'a pour lui que du mépris. Jennings aborde la morphinomanie (ainsi que d'autres addictions) comme une maladie, la plus tenace, puisqu'elle s'attaque à la volonté et à l'être physique tout entier. « Contre elle, on n'a employé, pendant de longues années, qu'un seul moyen : la violence. Arracher le malade à sa famille, à ses habitudes, l'enfermer dans une maison de santé, le priver brusquement, brutalement du poison et le laisser se débattre, souffrir, crier. Ce moyen, outre les dangers qu'il présente, est inutilement barbare ; c'est, comme on l'a dit, un souvenir du temps où l'on soignait les fous en les enchaînant. »
De nombreuses publications médicales mentionnent la Maison du docteur Jennings au Vésinet et un article illustré de la revue l'Illustration la représente [5].

    ... Parmi les savants qui sont à la tête de ce mouvement, un surtout est arrivé à des résultats absolument merveilleux, c'est le docteur Oscar Jennings, qui, un des premiers, appliqua ce traitement avec succès dans sa villa du Vésinet, aux environs de Paris. Nous extrayons ces quelques principes d'un de ses rapports. « Le fond du traitement est la suppression de la morphine, sans souffrance, rendue possible au malade par sa propre volonté, grâce à la suppression du besoin. » [...]
    Ce savant, jadis, eut à souffrir de la morphine, et depuis, connaissant mieux que tout autre les souffrances qu'elle occasionne, il s'est exclusivement consacré à son traitement. Très doux, très calme, il parle avec assurance, sait convaincre son malade; il l'aide dans sa lutte, soutient sa volonté, soulage ses malaises. Sa coquette villa du Vésinet est admirablement installée ; rien n'y sent la maison de santé, et, en réalité, ce n'en est pas une. C'est un asile où, dans le calme, loin des bruits de Paris, dans un grand parc fleuri, les victimes du terrible poison refont l'éducation de leur volonté qui n'a plus à lutter que contre elle-même, puisque toutes les souffrances physiques sont, non seulement guéries, mais prévenues par les soins intelligents du docteur.


Le parc de la villa du Dr Jennings
L'illustration, 1904

Oscar Jenning meurt le 23 novembre 1914, à Ramsgate, où il avait l'habitude de se rendre en villégiature. Il avait regagné l'Angleterre à la déclaration de guerre. Après sa mort et la fermeture de son établissement, ses méthodes seront reprises à la Villa des Pages du Dr Raffegeau où le traitement des addictions deviendra une des principales activités.

La Villa « Beaulieu »

Délaissée durant la première guerre mondiale, la propriété sera reconvertie dans les années vingt en pension de jeunes filles de bonne famille. Plus qu'un établissement d'enseignement c'est un lieu où les parents fortunés placent leurs filles trop jeunes à marier, qui peuvent y acquérir ou entretenir leurs bonnes manières. Divers documents publicitaires illustrés vantant les mérites de l'établissement donnent une idée du décor au milieu duquel ces jeunes filles vivaient. Certains de ces documents ont été publiés [6]. C'est à cette époque que le nom de Beaulieu apparaît, sans doute choisi pour sa connotation de chic international. Les hôtels, pensions et autres résidences portant ce nom à travers le monde sont innombrables.
Enfin, dans les années trente, l'établissement s'ouvre à une plus large clientèle en devenant un Family Home qui, dans ses publicités, valorise son restaurant en plein air, sa bonne cuisine, sa cure d'air, son parc, ses tennis et dans son élan s'attribue son lac (le lac de Croissy tout proche). On peut y organiser des réunions de week-end, des parties, des teas, et autres cérémonies, communions, mariages, banquets, le tout à prix honnête !


La Villa Beaulieu à la veille de la Seconde Guerre mondiale

Selon de nombreux biographes du général de Gaulle, c'est dans cette villa que le chef nouvellement nommé de la 4e division cuirassée de réserve s'installe le 12 mai 1940, rencontre le lendemain ses officiers d'état-major, puis le surlendemain la plupart des cadres de sa division. Un jour encore et tout le monde sera parti pour le front.
Il semble que pendant l'occupation la maison n'ait pas été réquisitionnée, mais peut-être endommagée par le bombardement de mars 1942.


Beaulieu au XXe siècle

La maison sera profondément modifiée après la guerre. Perdant son second étage, ses tourelles et son toit pentu en ardoise avec son orgueilleuse faîtière à épis, le tout remplacé par un toit en terrasse, elle est redevenue de nos jours une une habitation.

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    Notes et sources :

    [1] Acte de vente par M & Mme Olive à M le Baron Trotter, MMe Chardon & Roquebert, le 26 juillet 1862.

    [2] Le Vésinet et ses environs, D. Thibault & G. Deloison, Histoire, Administration, Commerces, 1892.

    [3] Publications d'Oscar Jennings : - La santé par le tricycle, Librairie Universelle, 1889 - On the cure of the morphia habit, Baillière, Tindall & Cox, London, 1890 - La guérison de la morphinomanie sans souffrance, Maloine, 1902 - Morphinisme et morphinomanie, Vigot Frères, 1910.

    [4] British Medical Journal, 19 2(2816), 19 décembre 1914.

    [5] Une nouvelle méthode de guérison de la morphinomanie, L'Illustration, 1904.

    [6] Michèle Courbis, Le Vésinet (Tome II) Mémoires en image, Alan Sutton, 2012.


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