D'après "La Chanson de Roland, poème de Théroulde", texte critique accompagné d'une traduction, d'une introduction et de notes,
F. Génin, Paris, Imprimerie impériale, 1850.

GANELON
Une trahison peut en cacher une autre...

Le nom de Ganelon, évoque un célèbre personnage des épopées carlovingiennes où il personnifie le traître.
Mais dans l'Histoire, c'était un archevêque de Sens, accusé de trahison par Charles-le-Chauve, puis réconcilié avec ce monarque. Comment la légende a-t-elle à ce point transposé les époques, défiguré les caractères, qu'elle a fait d'un archevêque un paladin, compagnon de Roland, puis un traître qui livre l'arrière-garde franque à Roncevaux ?
C'est ce qu'il est curieux d'examiner.
Si l'on se reporte aux textes historiques, il est hors de doute que le traître envers Charlemagne dans cette affaire de Roncevaux, ce fut le duc de Gascogne, Lope, "un vrai loup de fait comme de nom", dit une charte de Charles-le-Chauve, datée des calendes de février 845. Le petit-fils de Charlemagne, faisant mention de ce "désastre de son aïeul", ajoute un détail qu'Eginhard nous laissait ignorer, à savoir, que "Lope fait prisonnier, finit misérablement ses jours au bout d'une corde". La trahison ne resta donc pas impunie. Au lieu de cette potence, qui, apparemment, ne satisfaisait pas encore l'indignation populaire, la légende fait périr Ganelon écartelé.
Mais pourquoi ce nom de Ganelon substitué à celui du vrai coupable? Qui était Ganelon?
D'abord simple clerc de la chapelle royale, Ganelon [connu aujourd'hui sous le nom de Wénilon] fut élevé par Charles-le-Chauve à l'épiscopat. Ce fut lui qui, le Siège de Reims étant vacant, sacra le monarque dans la cathédrale privilégiée. Nous le voyons ensuite tout-puissant dans les conseils du roi, comblé de richesses et d'honneurs.
En 853, Charles-le-Chauve nomme trois missi dominici pour le pays de Sens: Odon, Donat et Ganelon. La même année, Ganelon assiste au concile de Verberie. Tout à coup, en 859, Ganelon se sépare de Charles-le-Chauve et embrasse ouvertement le parti de Louis-le-Germanique. Un concile est assemblé à Savonnières, près de Toul, auquel l'empereur adresse une dénonciation contre l'évèque de Sens. Il joint à sa lettre un acte officiel où ses griefs sont formulés en seize articles:

Art. 1er. Ganelon me servait comme clerc de ma chapelle: il m'avait juré fidélité; je l'ai fait archevêque de Sens.
Art. 2. Lors du partage du royaume
[842], Ganelon a signé le contrat entre mes frères et moi.
Art. 3. Ganelon m'a sacré dans la cathédrale de Reims
Art. 4. Lorsque la sédition commença de lever la tête dans mon royaume, je fis une proclamation ; Ganelon la signa.
Art. 5. Quand j'ai marché contre les païens retranchés dans l'île d'Oissel, Ganelon, sous prétexte de ses infirmités, est resté chez lui. Mon frère Louis, profitant de mon absence, fit irruption dans mon royaume. Seul de tous mes évêques, Ganelon eut avec lui des conférences que je n'avais point autorisées et dont le but était de me renverser.
Art. 6. Quand j'ai marché contre mondit frère et les ennemis tant de l'Eglise que du royaume, Ganelon m'a refusé l'assistance qu'il me devait, et cela malgré mes prières instantes.
Art. 7. Lorsque mondit frère m'eut pris mon neveu, mes sujets, eut opprimé mon royaume, Ganelon passa de son côté pour faire à lui tout le bien, à moi tout le mal en son pouvoir. Dans mon palais d'Attigny, dans la paroisse et la province d'un autre archevêque resté fidèle à mes intérêts, Ganelon célébra la messe aux séditieux excommuniés. Il assistait au concile où, par artifice et mensonges, l'on détacha de moi mon neveu Lothaire.
Art. 8. Ganelon prit part à tous les conseils, soit publics, soit privés, où mon frère cherchait les moyens de me ravir ma part du royaume dont lui-même, Ganelon, m'avait sacré roi.» ...

Les autres articles parlent des récompenses dont Louis-le-Germanique avait payé la trahison de Ganelon. Ainsi, Ganelon avait obtenu l'évêché de Bayeux pour un sien parent, nommé Tortolde, "si mauvais sujet que le concile fut obligé de le chasser de son siège".
Ici l'affaire s'arrête, les pièces manquent, et nous n'apprenons le dénoùment que par ces quatre lignes de l'annaliste de Saint-Bertin (859). "L'évèque de Sens, Ganelon, sans avoir comparu devant les évèques du synode, se réconcilie avec le roi Charles"... II mourut en 865.

denier d'argent Charles-le-Chauve (840-877)Denier d'Argent Charles-le-Chauve (840-877)
Deniers d'argent, Charles-le-Chauve (840-877)

"Tel est l'homme qu'une tradition vague, venue jusqu'à nous, désigne comme l'original du Ganelon des légendes carlovingiennes. Le prince trahi par Ganelon, soit par clémence, soit par faiblesse, lui pardonna; mais le peuple fit justice de l'évèque de Sens, en attachant aux souvenirs les plus douloureux pour la France son nom, devenu désormais synonyme de traître envers son prince et envers son pays. Cette identité est un point très important, car elle servirait à démontrer que la légende de Roncevaux s'est formée, au plus tôt, vers la fin du IXe siècle ou au commencement du Xe."

François Génin (1803-1856).

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