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Paradis artificiels : l'éthéromane du Vésinet

Au début de l'été 1913, une villa située au 80, boulevard Carnot, et avenue du Grand-Lac, au Vésinet, « superbe propriété entourée de grands arbres », « une élégante villa peinte en blanc, en retrait et au milieu des arbres, discrète et entourée d'un petit jardin très soigné » était louée par une dame Suzanne Dardelle domiciliée rue Marbeau, à Paris. La villa fut alors somptueusement meublée et reçut de très nombreux hôtes, jeunes femmes élégantes, riches sportsmen et gens du grand et du demi-monde.
Au Vésinet, nul ne connaissait les nouveaux hôtes de la villa ; on avait seulement remarqué leurs rentrées fort tardives. « Ce sont des artistes », disait-on, et cela suffisait pour que nul ne s'inquiétât d'eux. Aussi, la nouvelle du décès de Pierrette Fleury et les conséquences de cette mort ont-elles beaucoup surpris la population. Mais bien vite, on se souvint que cette discrète villa avait été le théâtre d'un autre drame, la fin tragique des sœurs Cuvelier (1889). Reprenant l'expression des habitants du voisinage, les journalistes désignèrent alors la villa comme « la maison des trois brûlées vives » expression mal choisie si on se rapporte aux faits.
Parmi les commensaux de la propriété, on dit avoir remarquer « dès les premiers jours » une jeune femme, une blonde personne, d'une grande beauté. Très connue dans les milieux montmartrois sous le nom de Pierrette Fleury, celle-ci jouissait d'une renommée particulière dans le monde où l'on s'amuse : elle était « une fervente de l'opium, de la cocaïne et se grisait d'éther. » [1]

Descente de justice au Vésinet

Dans la nuit du lundi 22 au mardi 23 septembre, quelques hôtes de la villa, rentrant du théâtre en automobile vers deux heures du matin, trouvèrent Pierrette Fleury sous l'empire de l'enivrante drogue. Ils ne la dérangèrent pas. Vers trois heures, l'ami de Pierrette, le baron Colona C*** rentrait à son tour à la villa du boulevard Carnot. la jeune femme avait complètement perdu connaissance. Sans plus s'en inquiéter, tant la chose était courante, il passa la nuit dans une chambre voisine et lorsque vers dix heures du matin il quitta la villa, elle était encore sous influence de la drogue.
Cependant, vers midi, Mme Dardelle fut avisée par la femme de chambre, Louise Auffray, que Pierrette Fleury ne se réveillait pas. L'hôtesse alla à la chambre de la jeune femme ; sur le lit saccagé, Pierrette Fleury était étendue, serrant encore dans ses mains déjà glacées un litre ayant contenu de l'éther. Les draps, encore imprégnés du poison, cachaient aux trois quarts le corps de la jeune femme.
Quand le désordre de la pièce eut été réparé, la mairie fut avisée et le médecin de l'état-civil, le docteur Maison, invité à constater le décès. Le praticien eut vite compris. D'ailleurs, on ne songea nullement à lui cacher que Pierrette Fleury abusait étrangement des stupéfiants : opium, cocaïne, éther. Dans ces conditions, il refusa le permis d'inhumer et avisa M. van Langhenhoven, commissaire de police du Vésinet [2]. Celui-ci, d'ailleurs, connaissait la villa. Il savait que des personnes « appartenant certes au meilleur monde, de riches étrangers, des notabilités du monde des sports, de la finance y fréquentaient ». La veille même, des inspecteurs de la sûreté générale étaient venus aux abords de la propriété, chargés de continuer certaine surveillance commencée à Paris et relative au commerce des stupéfiants. Cela aussi, le magistrat le savait. Les réserves du docteur Maison ne surprirent donc guère M. van Langhenhoven, qui adressa par express, mardi soir, un rapport très circonstancié au procureur de la République à Versailles. Les termes de ce rapport étaient tels que le parquet décida une descente immédiate à la villa du boulevard Carnot.
Et voilà pourquoi, le matin du 24 septembre, à dix heures, très mystérieusement, MM. Thorpe, substitut du procureur de la République, Fougery, juge d'instruction, Pronier, greffier, et le docteur Fleury, médecin légiste, entraient dans la villa où venait de mourir Pierrette Fleury.
Quand le parquet effectua sa descente à la villa Dardelle, il s'y trouvait une douzaine de personnes amies. Elles furent interrogées ainsi que d'autres visiteurs survenus dans la journée. Les interrogatoires ne prirent fin qu'à dix heures un quart ! Les magistrats repartirent en automobile.

Pierrette Fleury

Les journaux firent de Pierrette Fleury un portrait plus ou moins influencé par la sensibilité ciblée par la ligne éditoriale. Jeune fille fragile et vulnérable victime d'un monde sans pitié, une jeune femme veule et sans scrupule, pervertie dans le monde de débauche que devait être à l'époque la Butte Montmartre, une sorte de détraquée que l'usage de l'éther avait rendue à moitié folle.
Très superficiels et vite oubliés, ces portraits peuvent se résumer ainsi :
Pierrette Fleury, de son vrai nom Jeanne Marie Angèle Paoletti, est née à Paris (IIIe) le 3 janvier 1892, d'un père Corse, et d'une mère parisienne. Cette « élégante demi-mondaine que l'abus des stupéfiants conduisit à une fin tragique et prématurée », était une sentimentale. Après une liaison avec un « riche financier », que tout le monde semble connaître mais qu'on ne citera jamais, elle aima un jeune Brésilien qui s'était, lui aussi, fort épris d'elle. Aussi quand, en 1911, les parents de ce dernier, qui avaient appris l'aventure et s'en étaient alarmés, le rappelèrent au Brésil, la jeune femme en ressentit une profonde tristesse. Un moment, elle voulut mourir, et c'est alors que désespérée, elle s'adonna aux stupéfiants, pensant trouver dans cette « nouvelle passion l'oubli d'un amour qui lui avait brisé le cœur ».
C'est en somme à ce chagrin d'amour qu'on doit attribuer la chute de cette malheureuse jusqu'à la catastrophe finale. Peu à peu, les effets des funestes poisons qu'elle absorbait avec excès, avec frénésie même, se firent sentir. Sa santé rapidement ruinée ne pouvait résister longtemps. En juillet 1913, elle eut, dans le petit rez-de-chaussée « de 2.700 francs » 11, avenue Mercedes, qu'elle habitait depuis quatre mois, une crise qui faillit l'emporter. Ce fut au point que son ancien amant, le riche industriel, qui l'avait quittée depuis quatre ans, lui rendit visite, installa une infirmière à son chevet et lui laissa un chèque de 10.000 francs.
Elle se rétablit grâce aux soins empressés qui lui furent prodigués. La malheureuse aurait dû tenir compte de cet avertissement. Il n'en fut rien. C'était sa domestique qui, le plus souvent, l'approvisionnait d'éther et de stupéfiants. Il lui arriva de demander à sa concierge (c'est elle qui témoigne) de lui en procurer, mais celle-ci, toujours, refusa.
Le 17 août, Pierrette Fleury quittait l'avenue Mercedes pour se rendre au Vésinet auprès de son amie Mme Dardelle. Elle resta une vingtaine de jours sans reparaître à son appartement. Quand sa concierge la revit, elle demeura stupéfaite du changement qui s'était opéré en elle. « La drogue absorbée à hautes doses avait ravagé le pur et gracieux visage » de la demi-mondaine.
Bonne fille, Pierrette aimait à faire des confidences. La concierge, dont elle avait fait son amie, n'ignorait plus rien de ses affaires. C'est ainsi qu'elle lui conta qu'elle toucherait 100.000 francs lorsqu'elle aurait atteint sa quarantième année. Ainsi en avait, parait-il, décidé son ancien et généreux amant.
Selon le journal humoristique Le rire, l'ancien amant en question n'était autre que le baron James de Rothschild, présent aux funérailles. Le journal précise: « Sur son bras droit, elle portait, finement tatoué, un chat avec cette devise: "J'appartiens à James." Rien de plus sentimental, n'est-ce pas? il est vrai que lorsqu'il délaissa ce chat, James lui fit une rente annuelle de 25.000 francs. A ce prix, que de chats consentiraient à faire patte de velours! ...» [3]

Pierrette Fleury

Le Petit Parisien, 26 septembre 1913

Les obsèques reportées

Dès que la mort de Pierrette Fleury fut connue, un défilé ininterrompu d'amies et d'amis venus aux nouvelles fut observé par le voisinage. Parmi les visiteurs on cite des noms très connus dans la société parisienne : « des financiers, des industriels, des jeunes gens de familles riches et habitant à Paris les quartiers luxueux de l'Etoile ou de la plaine Monceau, des étrangers, un fabricant de cigarettes russe, des Argentins, un aviateur, le directeur d'un établissement de nuit montmartrois où fréquentait beaucoup Pierrette Fleury », qui y était souvent appelée du nom d'une « très notoire personnalité parisienne, dont elle portait le prénom tatoué sur le bras à côté d'une tête de chat ». Les personnes interrogées sur leur fréquentation continue de la villa Dardelle donnèrent des raisons vagues et diverses de leur présence dans la maison mais apparemment satisfaisantes. [1]
La visite des magistrats eut pour première conséquence de faire différer les obsèques de Pierrette, fixées le 26 septembre à onze heures du matin. Tous les amis de la défunte, toutes les personnes avec qui elle était en relations et qui venaient au Vésinet pour suivre son convoi se heurtèrent donc à une porte close. Les fleurs apportées, il y en avait un monceau, et l'on remarquait surtout une couronne d'orchidées « payée cinquante louis chez une fleuriste à la mode par un ancien et richissime ami de la défunte » s'entassèrent dans le jardin de la villa et fanèrent sur place.
L'autopsie, pratiquée sur place par le légiste, le docteur Fleury venu de Paris, ne révéla nulle trace de violence ; la cause de la mort apparut nettement quand les poumons eurent été examinés. Une congestion, causée par l'abus de l'éther, avait « emporté dans sa vingt-deuxième année cette belle fille qui avait été tant aimée. » Le permis d'inhumer fut accordé et les funérailles furent célébrées le lendemain matin 27 septembre à 9 heures. Une foule de curieux stationnaient aux abords de la villa dont l'accès était interdit, sauf pour les intimes. Toutes les persiennes de la maison étaient closes. Le cercueil fut placé sur un corbillard surchargé de couronnes et le cortège se dirigea vers l'église. Le deuil était conduit par le grand-père de la défunte et par son cousin, soldat au 28e de ligne. Un grand char, chargé de fort belles couronnes et timbré des initiales de la défunte, douze messieurs et quatorze dames, tel fut le cortège funèbre. Vingt-six personnes qui marchaient derrière le convoi [4], le grand-père de la morte, le cousin soldat, quelques amis, Mme Dardelle, la mère de Pierrette, la gouvernante Mme Roudier, la bonne Louise Auffray, et quelques dames en somptueuses toilettes de deuil. Après le service religieux, que troubla seulement l'évanouissement de la mère de Pierrette, le cercueil fut chargé sur un fourgon automobile qui le transporta à la gare de Paris-Austerlitz
, pour être ensuite dirigé sur Bourges et de là, à Ivoy-le-Pré où aurait lieu l'inhumation.

Une « édifiante » perquisition

Quand le docteur Fleury eut terminé sa lugubre opération, les magistrats, qui connaissaient la passion de Pierrette pour les drogues, procédèrent dans la villa à une minutieuse perquisition. Dans les balayures qui emplissaient les cheminées, ils trouvèrent de l'opium, de la cocaïne. Dans une remise, sous des copeaux, ils découvrirent des litres d'éther et des flacons vides ayant contenu cette substance.
Examinant les bibelots qui garnissaient les cheminées et les meubles du salon, ils y remarquèrent d'innombrables taches brunes. L'odeur n'en était pas encore évaporée ; c'était de l'opium. Les coussins des salons étaient maculées de ces mêmes taches. Était-ce donc une fumerie d'opium que cette villa ?
Pour éclaircir ce côté mystérieux de l'affaire, les magistrats entendirent successivement tous les hôtes de la villa. Mme Suzanne Dardelle se montra peu disposée à donner des renseignements aux magistrats trop curieux. Elle n'a pas nié avoir fumé de l'opium elle-même autrefois ; elle n'a pas caché qu'on fumait chez elle, au Vésinet comme à Paris, dans son appartement de la rue Marbeau, mais « chacun pour soi » et non pas comme dans une fumerie organisée. Elle affirme également qu'elle ne fumait plus pour sa part et que les fragments d'opium trouvés chez elle ainsi que la lampe et les quelques ustensiles découverts appartenaient en propre à Pierrette Fleury.
La gouvernante de la maison, Mme Roudier, âgée de trente-huit ans, ne lâcha qu'à regret quelques renseignements assez vagues. Elle reconnut ensuite avoir caché sur le conseil d'un des premiers médecins appelés, les quelques ustensiles découverts dans l'écurie, sous la paille. La femme de chambre, Louise Auffray, esquiva des questions trop précises en se trouvant mal. [5]

Pourtant, en dépit de cette discrétion, et des réserves des jeunes gens également entendus, les magistrats purent savoir que Pierrette abusait de la cocaïne, qu'elle se procurait par l'intermédiaire de chasseurs de restaurants montmartrois de l'opium, qu'un droguiste lui vendait de l'éther qu'elle achetait au litre et qu'elle buvait et respirait presque sans interruption du soir au matin. Cet usage des poisons faisait de Pierrette Fleury « une étrange fille qui plaisait beaucoup aux riches étrangers », fréquentant les endroits où l'on s'amuse ; ainsi s explique son succès dans les établissements de nuit de Montmartre.
« Des noms furent prononcés, hier après midi à la villa du boulevard Carnot ; les magistrats les notèrent, mais ne les communiquèrent point. Quelques-uns de ces noms surprendraient fort s'ils étaient publiés ». Cette sorte d'annonces abondamment reprise et répétée assura le succès de l'affaire mais ne fut jamais étayée.
Après avoir fait déposer au poste de police les quelques objets saisis : une table de salon, des bibelots, des bouteilles, des cigarettes fortement opiacées, une lampe pour préparer l'opium, des coussins sentant la drogue, etc. les magistrats ne procédèrent à aucune arrestation et se montrèrent très réservés sur leurs conclusions. Trois inculpations seront prononcées le lendemain contre Mme Dardelle, Mlle Aufray, et Mme Roudier, visant l'homicide par imprudence et la détention de substances vénéneuses. Le juge Fougery précisa toutefois qu'il n'interrogerait pas les inculpées, laissées en liberté, avant le 5 octobre. L'avalanche de lettres anonymes reçues par courrier au Tribunal de Versailles explique peut-être ce zèle tardif mais circonspect. [6]

Non-lieu et polémiques : l'Affaire des Poisons du Vésinet

On peut s'étonner que ce fait-divers se soit trouvé à la Une de plusieurs journaux nationaux, à celle de plusieurs de leurs confères de province, et y tienne une place durant des jours ! Sans la localisation « dans une superbe villa du Vésinet » (qui ne l'était pas vraiment) déjà chargée d'un passé trouble de « maison des trois brûlées vives » mais déjà estompé dans la mémoire collective, maison que l'on disait accueillir de très nombreux hôtes, jeunes femmes élégantes, riches sportsmen et gens du grand et ... du demi-monde.  « Un jeune homme a même déclaré qu'on y écoutait le phonographe [sic]. D'après d'autres renseignements, on y dansait le tango et d'autres danses dans des toilettes extrêmement sommaires. Les jeunes gens qui ont été interrogés ont de vingt à vingt-cinq ans. Ils se disent tous rentiers à Paris. Ce sont deux Français, deux Turcs, deux Brésiliens et un Argentin ». [7]
Peut-être est-ce aussi pour cette raison que les magistrats prononcèrent des inculpations, très discutées par la presse et finalement abandonnées.
Un des rares articles plus analytique que soucieux de nourrir la rumeur émane du Journal des Débats, article dont la teneur donne la mesure de l'évolution de l'époque à nos jours. [8] :

Une jeune femme, très connue dans les Établissements où l'on s'amuse a succombé a une intoxication due à l'éther dont elle faisait abus. C'est un accident infiniment regrettable quant aux habitudes qu'il révèle, mais qui n'a rien de très extraordinaire ; il serait bien plus étonnant qu'une toxicomane eût vécu de longs jours sans rien craindre des conséquences naturelles de sa passion.
Cependant, on fait grand tapage autour de ce fait-divers pour la raison que la police a découvert dans la maison des objets suspects : cocaïne, éther et notes pharmaceutiques, ce que le décès de Mlle Fleury explique suffisamment et parce que la victime avait, raconte-t-on, de brillantes relations. Nous sommes des premiers à condamner l'abus des drogues dangereuses et à demander qu'on sévisse avec la dernière énergie contre les trafiquants qui exploitent les vices maladifs de dégénérés et ne méritent aucune pitié.
Mais, au Vesinet, le juge d'instruction a retenu tous les visiteurs venus apporter les condoléances ou des couronnes ; il les a longuement interrogés sur les motifs de leur présence, ne les a relâchés qu'une fois sa curiosité satisfaite, et en fin de compte, il a inculpé d'homicide par imprudence et complicité là propriétaire de la villa, une amie de la victime et sa femme de chambre. Cette justice, qui veut absolument trouver des coupables dans une mort trop explicable, nous paraît, un peu hâtive. Il serait bien invraisemblable que sa propriétaire, sa meilleure amie et sa femme de chambre se soient liguées pour contraindre Mlle Fleury à absorber de l'éther ; elle n'avait certainement pas besoin de consens pour ce faire.
Nous ne voyons pas comment le parquet pourrait justifier l'application de l'article 319 du Code pénal qui punit le fait de donner involontairement la mort, c'est-à-dire un fait positif et non un fait négatif.
Rien dans nos lois n'oblige autrui à venir au secours de qui veut se suicider à plus forte raison n'est-on pas tenu d'empêcher son voisin de s'intoxiquer avec une substance nocive. Mais ceci est de la discussion juridique dont un avocat comme M. le bâtonnier Henri Robert ne manquera pas de tirer parti. Ce qui nous préoccupe c'est l'entraînement où risquent de tomber certains juges d'instruction quand il s'agit d'une affaire dite sensationnelle. La publicité s'empare aussitôt de la victime, de ses parents, de ses amis et même du juge qui parfois se croit obligé de marcher pour alimenter la chronique et établir sa réputation. De tels errements pourraient nous mener loin. Il est certes lamentable que les gens s'intoxiquent, mais si l'on poursuit ceux qui ne s'opposent pas à leur manie, comment traiter ceux qui procurent le poison ? Chaque fois qu'un ivrogne succombera dans un cabaret à une crise de delirium il faudra traduire le cabaretier devant les tribunaux.
En réalité les interventions de la loi si contestables dans le domaine économique, ne sont pas appelées à plus de succès dans le domaine moral. L'Etat a d'autres devoirs que de relever les mœurs d'un monde spécial et le premier sans doute de ses devoirs est d'assurer le respect de la liberté des individus.

C'est un sujet qui, cent ans plus tard, n'est pas épuisé.
Dans les jours et les semaines qui suivirent la mort de l'éthéromane du Vésinet le débat se poursuivit autour du trafic des substances illicites, la culpabilité des trois inculpées déjà citées et la mise en cause plus ou moins allusive d'une concierge ici, d'un pharmacien là. Le tout entrecoupé d'entre-filets indignés qu'une telle place soit accordée à un sujet sensible au risque de faire éclore des vocations : Il est inconcevable qu'un semblable fait ait pu provoquer dans la presse parisienne les articles copieux qui lui ont été consacrés ; une pareille publicité ne pouvant produire que de déplorables résultats. [9]. D'autres le traitent avec dérision : C'est du nanan pour les amateurs, ce fait-divers ! il sent la parfumerie chère, l'eau de toilette, le Champagne et, naturellement, l'éther. Les magistrats se meuvent dans une atmosphère de boudoir et l'autopsie de la morte s'est faite sur un lit capitonné, habitué à d'autres gestes. On nous parle de mystère et d'arrestation sensationnelle ; celle d'un docteur en médecine qui aurait fourni trop de poison. Je crois que c'est là pure imagination. L'affaire est des plus banale. [10]

Mais cette agitation inhabituelle autour des questions de drogue a perduré plusieurs semaines, faisant ou non allusion à ce qui était devenu L'affaire des poisons du Vésinet.

[...] Le drame du Vésinet est encore trop récent pour qu'on ne reconnaisse pas l'urgence qu'il y a à entamer une lutte sans merci contre ceux qui empoisonnent et tuent leurs semblables. Les anesthésiques sont devenus depuis plusieurs années l'objet d'un commerce qui — quoique clandestin — n'en est pas moins des plus développés, ce qui montre que les victimes des paradis artificiels augmentent du même fait chaque jour. L'intoxication par les opiacés, dont l'opium, la morphine et l'éther sont les plus traîtres et les plus redoutables agents, a fait des progrès effrayants. Il n'y a pas de jour où ne se produise quelque drame du genre de celui du Vésinet. Combien de malheureux succombent à des affections cardiaques pour s'être adonnés à la « drogue ». [11]

M. Fougery, juge d'instruction, ayant rendu une ordonnance de non-lieu en faveur des trois inculpés, à Versailles le 5 novembre suivant, l'affaire aurait pu sombrer dans l'oubli si différentes péripéties juridiques et financières n'avaient encore trouvé un écho auprès des medias. D'abord Mlle Louise Auffray, la femme de chambre assignant devant le juge des référés, les parents de sa maîtresse, M. et Mme Paoletti. Elle demandait qu'on mit sous séquestre le mobilier, le collier, les perles et les sommes d'argent ayant appartenu à Mlle Pierrette Fleury. Le président, après explications des défenseurs des parties, nomma un séquestre.
Une vente aux enchères fut organisée à l'hôtel Drouot, le 22 décembre 1913, où Me Marcel Walter dispersa les bijoux, les meubles, l'argenterie, la lingerie, etc. les divers objets ou souvenirs qui constituaient la succession de Pierrette Fleury. « Une foule considérable était venue, comme à l'ordinaire, flairer ces fourrures, ces dentelles, renifler l'odeur du drame. Et l'on a donné 50,000 francs d'un collier de perles, à fermoir en platine orné d'un brillant solitaire. » [12]

Un jeu de bagues

On vendait hier les bijoux de cette jeune femme qui, un matin, dans une villa du Vésinet, fut trouvée morte d'éther et de morphine. Elle se nommait Pierrette Fleury, et avec ce joli nom elle avait un joli visage. La vieille sagesse des nations prétend que pierre qui roule n'amasse pas mousse. Mais cela n'est pas vrai, paraît-il, pour les simples pierrettes. Et celle-là, dans ses coffrets et ses tiroirs a laissé des colliers, des sautoirs, des bracelets, des bagues dont l'enchère a pu brillamment se réjouir.

Que de bagues surtout ! De quoi illustrer le plus beau jeu.

Si les pierres ont un langage comme les fleurs, les pierres de ces bagues innombrables, à cette frêle disparue ont dû parler longuement. On voudrait savoir ce que lui disait cette turquoise rare, pendant que la même main qui s'en embellissait maniait la pravaz tragique.

Lui disait-elle, en pâlissant elle aussi déjà, qu'il faut mourir?

Mais dans leurs feux, les brillants de toute taille pouvaient la rassurer sur son propre éclat. Et les rubis, les émeraudes, les saphirs, les opales même dont elle aimait à alourdir ses doigts fragiles, accompagnaient délicieusement ses gestes. Et de bagues, tour à tour, pour le jour et la nuit, elle changeait selon son caprice et les circonstances, la couleur de sa robe ou celle de son rêve. Et rarement, paraît-il, autant de bagues n'ont été rassemblées pour deux petites mains.

Je ne dirai pas ce qu'une telle abondance suggère de pensées. Mais devant cette splendeur, si facilement heureuse, je ne peux m'empêcher de songer à d'autres mains, tant de mains, elles aussi blanches et belles, et pourtant si loin d'un luxe dont elles seraient plus dignes. Et quand je songe à celles-là, je comprends avec quel respect, quelle émotion, quelle impression de haute noblesse on peut parfois baiser une main simplement nue.[13]

Le roman de Pierrette Fleury

Pierrette Fleury, héroïne de ce fait-divers tragique, aurait été l'inspiratrice d'une trilogie célèbre : Pierrette en pension (1904), Pierrette s'amuse (1906) et Pierrette amoureuse (1908) et peu de temps avant sa mort, elle colportait avec orgueil que c'était elle qui avait posé pour les illustrations qui ornaient ces romans. C'est elle aussi qui fournit à l'auteur Antonin Reschal [14], les documents sur le milieu où elle connut les "paradis artificiels". Hommage ou effet d'aubaine, une campagne de promotion des dits ouvrages fut lancée dans les semaines qui suivirent le drame. [15]

    [...] Antonin Reschal, le peintre de nos mœurs modernes a rassemblé dans ses trois romans, des impressions vécues s'il en fut. Lire les faits et gestes de Sylvia (Pierrette Fleury) intéressera tous ceux qui aiment les études prises sur le vif, implacables procès-verbaux des mœurs d'une époque. Trois volumes illustrés, chacun 3,50 frs franco. Albin Michel, éditeur, 22, rue Huyghens, Paris.

Antonin Reschal s'en expliqua dans Paris-midi « le seul journal quotidien paraissant à midi » dans une chronique intitulée « le livre dont on parle ».

    Pierrette en pension, première étape d'une existence de jeune fille, est l'œuvre revue et mitigée d'une jolie petite brune éveillée, que l'école induisit au mal. C'est le journal sincère d'une parisienne précoce, initiée, presque inconsciemment, aux habitudes pernicieuses de modernes Bilitis. Malheureusement, la plupart des pensionnats voisins des grandes villes fourmillent de Pierrettes abandonnées comme elle, par leur famille. Privées de caresses maternelles, ces enfants sont condamnées fatalement à subir l'emprise des mœurs claustrales. Plus tard, leur jeunesse déflorée, elles deviennent de folles amoureuses qui changent d'amants comme de toilettes ou — ce qui est pire — des épouses capricieuses qui trompent leurs maris. Et cela parce que, intoxiquées, par ce vice déprimant, elles ne peuvent plus remonter vers la source des pures joies et des plaisirs permis.

    En signalant aux pères et mères de familles les dangers auxquels se trouvent exposées les jeunes filles vierges, trop négligées par leurs parents et sevrées d'une affection tutélaire, je crois faire œuvre morale et bonne.

    Et, afin que le lecteur ne se méprenne pas sur mes intentions, je le prie de bien remarquer que la Pierrette de ce livre n'est pas une corrompue, mais une chaste enfant caressante, délaissée par son père et livrée comme une proie facile à toutes les déréglées qui l'entourent. Elle s'offre aux attouchements charmeurs de ses compagnes, parce que c'est une forme nouvelle de la caresse, et que sa mère n'est pas là pour lui donner les baisers dont elle a soif, et que son père faible ou indifférent l'oublie ; mieux, parce que sa nature tendre la pousse à aimer et à être aimée et que pour elle, comme pour nous tous, le baiser, sous tous ses aspects, est le symbole de l'amour.

    Si j'avais poétisé les rites d'une religion réprouvable, enjolivé certains détails que, quand même, blâmeront quelques esprits pudibonds, pourrait-on m'accuser d'immoralité. Volontairement, j'ai tenu à ne rien dissimuler, à montrer la plaie avec « exactisme », formule d'art que j'ai adoptée, dès mon premier roman et que je crois être la seule recevable — la vérité, immortelle Phryné, ne pouvant être impudique.

    On reprochera à mon héroïne de succomber facilement, de se complaire dans la voie malsaine. C'est que Pierrette est une créature de sensibilité. Les secrets qu'on lui cache la troublent et l'incitent à se renseigner, à satisfaire cette curiosité nécessaire que mère Nature a mis en nous. Nul ne lui fait voir le péril de ses découvertes libertines, ni son père, ni ses maîtresses. Elle boit avidement aux sources impures, parce que ce breuvage est agréable, enivrant et qu'aucun des siens n'est là pour recevoir ses caresses, apaiser son besoin d'aimer. Pubère, elle subira les désirs impérieux de son sexe et prendra des amants. Des amants ? me dira-t-on encore, et pourquoi pas un mari ? Elle s'adonnera naturellement à l'union libre, comme elle se laissa glisser vers le mystère des liaisons de collège, parce que son naturel la pousse à préférer l'inconnu, à rechercher ce qu'on lui interdit sans raison plausible ; parce que les chansons, les journaux, les livres, le théâtre, exaltent ce que ses sens trop éveillés convoitent, et que dans les conversations chuchotées partout, il n'est guère question que d'amants et d'adultère, c'est-à-dire de fruits défendus.

    La Pierrette, de cette étude en trois parties, n'est pas un petit être compliqué et rêvé, comme beaucoup de lecteurs aimeraient le croire. Pierrette n'est la sœur, ni même la cousine, d'aucun personnage de romans contemporains ; mais, en revanche elle ressemble à des milliers de jeunes filles sorties depuis peu de l'école; elle est le modèle, hélas ! bien vivant, de la poupée issue d'un siècle morbide, à la recherche scientifique et morale d'une éducation nouvelle de la femme.

***

    Notes et sources :

    [1] Principales sources utilisées: Le Petit Parisien, 25-27 septembre 1913; L'Ouest Eclair, 26 septembre 1913; La Lanterne, 27 au 29 septembre 2013. Plusieurs journaux citent le nom de « maison des trois brûlées vives », utilisée au Vésinet depuis le drame de 1889 (L'Ouest Eclair, l'Express du Midi, Le Rappel, La Lanterne ...).

    [2] Un commissariat de police de 4e classe avait été ouvert au Vésinet en janvier 1913.

    [3] Le Rire, journal humoristique n°558, 11 octobre 1913.

    [4] Dénombrement publié par le Petit Parisien, 25-27 septembre 1913.

    [5] Selon les sources, ces précisions émanent tantôt de Mme Roudier, au service de Mme Dardelle, tantôt de Mlle Aufray, au service de Pierrette Fleury.

    [6] Les journaux épicent ces témoignages indirects par des confidences croustillantes et pleines de sous-entendus, nourrissant la rumeur d'une « fumerie d'opium » fréquentée par des « personnalités » qu'on ne soupçonnerait pas et qui « surprendraient fort s'ils étaient publiés ». Ils ne le seront jamais. Le Petit Parisien, 25 septembre 1913; L'Ouest Eclair, 26 septembre 1913; Le Gaulois, 26 septembre 1913; Le Rappel, 27 septembre 1913.

    [7] le non-lieu général fut prononcé le 5 novembre soit après six semaines d'instruction de ce qui était devenu « l'affaire des poisons du Vésinet » (Le Petit Parisien, 6 novembre 1913; Le Rappel, 8 novembre 1913).

    |8] Journal des débats politiques et littéraires, n°268, 27 septembre 1913.

    [9] L'Echo d'Alger, 26 septembre 1913.

    [10] La Lanterne, 30 septembre 1913.

    [11] Pierre Lefranc, Les Paradis Artificiels, La Lanterne, 2 octobre 1913.

    [12] Le Gaulois, 23 décembre 1913.

    [13] Alexandre Hepp, Le Gaulois, 24 décembre 1913. Un catalogue des bijoux, beau collier de perles, bagues, bracelets, pendentifs..., argenterie, fourrures, broderies, dentelles, garde-robe, meubles et objets d'ameublement, dépendant de la succession de mademoiselle P., dite Pierrette Fleury fut dressé par A. Reinach (1913), Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie.

    [14] Antonin Reschal, pseudonyme de Charles Eugène Marius Antonin Arnaud, est né le 12 mai 1874 à Pont-Saint-Esprit et mort le 29 septembre 1935 à Perpignan. C'est un écrivain, un homme de presse et un éditeur-imprimeur français, surtout connu pour ses romans érotiques.

    [15] Antonin Reschal, Paris-midi, 4 octobre 1913.

     


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