Les Faits - Divers Illustrés N°220 - 6 janvier 1910

Un monstre, ou la mort du ténor,

Au mois d'octobre. dernier, le ténor Godard [sic], de l'Opéra, se trouvait chez des amis, M. et Mme Doudieux, au Vésinet quand il fut pris de névralgies violentes. Il n'avait aucun remède sous la main; Mme Doudieux parla alors de certains paquets qu'elle avait reçus et qu'elle jugeait, d'après l'inscription devoir contenir de l'antipyrine. Le ténor demanda instamment qu'on lui donnât ces paquets. Il en absorba un. Le matin, il se réveillait en proie à d'affreuses souffrances. Au bout de quelques heures, il était mort.
On vient de découvrir qu'il avait absorbé du poison destiné à M. Doudieux. L'auteur présumé de l'assassinat est une femme, Marie Bourette. Elle est arrêtée. Voici quelques détails sur les causes de la haine que cette dernière avait voué aux époux Doudieux.
M. Doudieux avait été longtemps représentant d'une maison de meubles fort importante, ce qui l'avait amené à entretenir des relations d'affaires avec les grands magasins. C'est ainsi qu'il fit la connaissance de Mlle Marie Bourette, qui était alors vendeuse au rayon des jupons dans une grande maison de la rive droite.
Devenu à son tour chef de maison, M. Doudieux n'eut plus du tout l'occasion de faire la place dans les grands magasins et il n'eut que rarement celle de revoir Mlle Bourette. Bientôt, du reste, il se mariait et allait habiter avec sa femme au Vésinet. Dès lors il ne revit pas la vendeuse du rayon des jupons. Celle-ci cependant ne l'avait pas oublié. Peu de temps après son mariage, il reçut une lettre anonyme dans laquelle on insultait sa femme. Il ne fit pas autrement attention à cette lettre et n'en rechercha même pas l'auteur. Les lettres anonymes se succédèrent; il les jeta au panier, même avant de les lire. Toutefois sa femme en conserva quelques-unes.
L'ennemie inconnue se lassa enfin, et pendant vingt-deux mois, M Doudieux et sa femme ne reçurent plus de lettres. C'était, pensaient-ils une affaire finie, lorsque les hostilités se rouvrirent d'une façon imprévue par l'envoi de médicaments. A la fin du mois de septembre dernier, M. et Mme Doudieux rentrèrent de villégiature. Le jour même de leur arrivée au Vésinet, ils trouvèrent à la porte de leur maison, posé bien en évidence, un petit paquet rectangulaire. Une étiquette était posée sur la face supérieure. Cette étiquette portait cette inscription:

2 cachets d'antipyrine;
Des têtes de camomille;
Paquets de sels de Vichy-Etat

Nous avons dit comment l'infortuné ténor, souffrant d'une migraine, absorba les deux cachets. Puis M. et Mme Doudieux reçurent du chocolat et un panier de moules à l'arsenic. Ce dernier colis portait le nom d'un expéditeur, M. Larue, de Caen. M. Larue était un ancien associé de M. Doudieux avec lequel ceIui-ci s'était brouillé; il lui écrivit, et M. Larue répondit qu'il n'avait rien envoyé. Quelques jours après, M. Doudieux rencontra Marie Bourette, qui eut l'air très gênée et fut plutôt désagréable envers M. Doudieux. Le lendemain de cette rencontre, celui-ci pensait encore à l'étrange réception que lui avait faite l'employée, lorsqu'il reçut une lettre ainsi conçue :

Monsieur,
Je vous prie d'excuser le mouvement de vivacité que j'ai eu hier à votre endroit. J'étais vivement contrariée et très nerveuse. Pardonnez moi.
Mon meilleur souvenir.

Marie Bourette

A la vue de l'écriture, M. Doudieux eut un vague souvenir d'une écriture semblable, déjà lue par lui. II demanda à Mme Doudieux les lettres anonymes qu'elle avait conservées, fit la comparaison et constata que la lettre d'excuses de Marie Bourette était de la même main que les insultes à sa femme, et alors il prit la petite boîte de médicaments et lut l'étiquette; elle était aussi de la main de Marie Bourette, comme d'ailleurs l'adresse tracée sur la boîte de bonbons. Cette fois, M. Doudieux retourna au parquet avec la conviction qu'il tenait enfin sa persécutrice.
M. Monier, procureur de la République, chargea M. Boucard d'ouvrir une instruction et ce magistrat fit arrêter par M. Hamard, Mlle Bourette.



"Godard sucomba dans d'affreuses souffrances"
Couverture "évocatrice" de "Faits divers illustrés" (janvier 1910).

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Compléments

Une perquisition à son domicile éclairera d'un jour nouveau la personnalité de la tranquille ancienne vendeuse de jupons. Sous un calme apparent, Marie Bourette était d'une jalousie bouillonnante : ses camarades du magasin s'étaient mariées l'une après l'autre. Les plus jeunes fêtaient Sainte-Catherine, la patronne des modistes, en rêvant du mari de demain. Marie, elle, avait vieilli, s'était empâtée et avait appris à prendre du plaisir à faire souffrir les autres, dans l'anonymat. Boulevard Voltaire, au domicile de Marie, les policiers trouveront de l'arsenic et la strychnine, ainsi que des brouillons de lettres anonymes malveillantes. Une camarade doit se marier: elle écrit au fiancé des horreurs afin d'empêcher le mariage! Découvre-t-elle un fait-divers dans la presse, elle dénonce le futur beau-frère d'une autre comme l'assassin. "Sa joie est de brouiller les ménages, de troubler les familles", écrira lors de son procès qui se tint les 12 et 13 juillet 1910, Georges Claretie, le chroniqueur judiciaire du Figaro.
Car la célébrité montante du ténor, tué par méprise et exhumé afin de confondre sans appel (son corps contenait effectivement de l'arsenic) une empoisonneuse enfermée dans des dénégations ricanantes, vaudra à Marie Bourette un procès très médiatique et l'attention des plus grands experts de l'époque. Pour eux, l'empoisonneuse est avant tout une "hystérique" et les hystériques vivent dans une sorte de quiétude absurde, se croyant tout permis et toujours à l'abri du soupçon. "L'empoisonneuse, disait le professeur Brouardel en parlant de La Brinvillier est une amorale infantile".
"L'opinion, la société d'alors n'était pas tendre avec les vieilles filles, forcément originellement coupables de n'avoir pas trouvé de mari ni d'avoir eu d'enfant. Marie Bourette, avec ses chapeaux ridicules et son rire sonore intarissable, sera difficile à défendre, en dépit du talent de son avocat, un ténor du barreau de Paris, Me Henri-Robert. Les journaux donneront le verdict: les travaux forcés à perpétuité et 100 000 francs de dommages-intérêts à la veuve du chanteur. Et ils ne parleront plus jamais d'elle, emmenée par des gardes municipaux, riant à gorge déployée" conclut Pascale Sauvage, dans la série "les empoisonneurs" parue dans Le Figaro [juillet 2007].

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Lire aussi:

  • Une mystérieuse affaire d'empoisonnement Le Petit Journal, supplément illustré, N°999, 9 janvier 1910
  • Marie Bourette, la mortelle jalousie d'une vieille fille, dans la série "Les empoisonneurs", le figaro, 31 juillet 2007.

 


Société d'Histoire du Vésinet, 2007 - www.histoire-vesinet.org