D'après René Lara, Le Figaro, 4 février 1909

Javotte

C'était un après-midi de juillet, il y a une dizaine d'années. Camille Saint-Saëns habitait alors à Saint-Germain [en Laye] une petite propriété qu'il avait louée pour la saison. Chaque dimanche, il invitait quelques amis à venir goûter la fraîcheur de ses ombrages ; il leur montrait avec fierté un magnifique cèdre du Liban, transplanté là on ne sait comment, et qui lui rappelait les pays d'Orient il leur présentait avec ravissement ses corbeilles de fleurs qu'il surveillait avec un soin jaloux, et l'éblouissant causeur mettait autant de charme et de grâce à conter l'histoire des roses et des papillons que d'esprit et de verve, lorsqu'en de fréquentes diversions, il évoquait des souvenirs personnels ou narrait quelque savoureuse anecdote.
Ce dimanche-là, ses convives, Gabriel Fauré, si je me souviens bien Périlhou [1], l'éminent organiste de Saint-Séverin, J. L. Croze [2] et le signataire de ces lignes, se disposaient, comme d'habitude, à passer au jardin après un joyeux déjeuner, lorsque, de sa voix claironnante, Saint-Saëns, interpellant Croze, lui dit en souriant:

    – Vous savez, ça y est j'ai écrit la dernière mesure ce matin !

Croze était radieux, et aussitôt :

    – Alors, mon cher maitre, si j'osais ?

    – L'entendre.

    – Justement.

    – Mais notre promenade ? Y renoncer, jamais !

    – Nous la ferons plus tard.

    – Soit. Allons au salon.

L'illustre compositeur nous devançant se dirigea vers le piano, prit un paquet de feuillets à musique, s'assit devant le clavier et se tournant vers nous :

    – Ceci, mes amis, vous représente un ballet, un ballet que je viens de terminer et dont Croze a écrit le livret. N'allez pas croire surtout que ce soit une "grande machine". Pas du tout, c'est une idylle fantaisiste, un "amusement" qui m'a follement diverti à composer. Il me semble que j'ai été musicalement faire un tour aux champs.

Saint-Saëns nous emmena avec lui faire ce "tour inattendu". Tout de suite, nous avions été conquis et charmés. C'était sans doute là, comme il le disait lui-même, un amusement mais un amusement rare et exquis, où se découvrait un des côtés les plus curieux de cette complexe individualité le côté d'espièglerie gamine et de bonhomie souriante qui s'exprimait avec une étincelante verve et une merveilleuse maîtrise.

Argument :

Javotte une jeune Nivernaise, aime Jean et comme c’est fête au village, elle va rejoindre son amoureux pour danser avec lui. Ses parents, inquiets, viennent, accompagnés du garde champêtre pour la chercher et la forcent à rentrer à la maison. Voilà Javotte captive : elle enrage, mais son amoureux escalade la fenêtre et l’entraîne à la fête. Son père et sa mère s’aperçoivent de la fuite de Javotte, ils arrivent au montent où leur fille obtient le premier prix de danse et est couronnée par le seigneur du village. Inutile de vous dire que les parents pardonnent et que Javotte épouse Jean. [3]

 

Dessin de M. Parys publié dans le Monde Illustré pour la représentation de Javotte,

Ballet de Camille Saint-Saëns et J.-L. Croze, à l'Opéra Comique (4 novembre 1899)

Telle fut la première audition de Javotte.
Depuis lors, vous connaissez son heureuse fortune, sa brillante carrière. Applaudie d'abord à l'Opéra-Comique, sollicitée par toutes les grandes scènes de province et de l'étranger, un beau soir, elle ne sut plus résister. elle coiffa son coquet petit bonnet rose, chaussa ses mignons sabots et s'en alla promener à travers la France et l'Europe sa jeunesse, sa grâce et sa gaieté. On eut souvent de ses nouvelles on apprit qu'elle triomphait successivement à Toulouse, à Lyon, à Bordeaux, à Marseille, à Bruxelles, à Vienne, à Barcelone et à Berlin ; partout le succès s'affirmait, grandissait, s'imposait. Lorsqu'il l'accueillit à l'Opéra de Berlin, Richard Strauss, dérogeant à toutes les coutumes et notamment à la règle qu'il s'était faite de ne jamais diriger de partitions de ballet, voulut conduire lui-même cet ouvrage qu'il proclamait un pur chef-d'œuvre de l'art musical.

Dix ans ont passé et voici que Javotte nous revient. Le délicat musicien qu'est Messager, le fin dilettante qu'est Broussan ont compris que Javotte avait sa place marquée au répertoire de l'Opéra et lui ont, avec un louable empressement, ouvert les portes de notre Académie nationale de musique mieux encore, dans une pensée touchante et qui leur fait honneur, ils ont voulu que le retour de cette enfant prodigue fût l'occasion d'un festival en l'honneur de notre, illustre compositeur. Ils l'ont inscrite au programme de demain soir à côté de Samson et Dalila.
Le voisinage est piquant, mais il nous permettra d'apprécier et d'admirer sous ses deux aspects les plus opposés le prodigieux génie qui est aujourd'hui la gloire et l'honneur de l'école française. Cependant, dira-t-on, une fantaisie champêtre dans le vaste cadre de l'Opéra, n'est-ce point un anachronisme? Nullement. Javotte est une idylle naïve, il est vrai, comme en représentent ces images coloriées que l'on aperçoit dans les fermes entre la pendule et l'armoire de chêne. Elle raconte l'amour au village avec ses péripéties joyeuses et dramatiques. Elle se termine, comme tous les amours de bergers et de bergères, par un baiser et un mariage, mais cette « paysannerie », présentée sous une forme alerte et spirituelle par l'habile librettiste doublé d'un poète, est remplie d'imprévu, de mouvement et de vie; elle se prête au déploiement de la magnifique mise en scène que lui a donnée l'Opéra elle se pare ici de la fantaisie si personnelle que lui apporte Mlle Zambelli, une idéale Javotte de la grâce de notre corps de ballet au grand complet; de cette musique, enfin, étincelante, caressante, familière de cette musique qui rit, chante, raille s'attendrit, empruntant parfois au vieil Haydn ses claires et suaves sonorités, évoquant ça et là la naïveté si jolie des anciens airs populaires, se risquant avec une malice discrète en des farces de trombones, esquissant des fugues inattendues, se développant à travers une éblouissante trame symphonique musique mélodique et expressive s'il en fut, orchestrée avec une incomparable maîtrise et qui, dans le vaste vaisseau de l'Opéra, acquiert toute son ampleur.
Ou je me trompe fort, ou Javotte fera demain une rentrée triomphale sous son petit bonnet neuf.

    Croze signe toutes ses œuvres de son patronyme précédé des seules initiales J. L. qui peuvent correspondre à ses deux premiers prénoms Joseph et Léopold.

    Certains articles ou notices consacrés à l'auteur, au critique ou au créateur du cinéma aux armées mentionnent parfois "Jean-Louis Croze" sans justification.

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    Notes et sources

    [1] Albert Périlhou (1846-1936) compositeur, organiste et pianiste français fut élève de Louis Niedermeyer, Gustave Lefèvre et Camille Saint-Saëns et fit sa scolarité en même temps que Gabriel Fauré.

    [2] Croze (J.-L.) auteur dramatique, 4, faubourg Poissonnière et villa Javotte, Le Vésinet, Seine-et-Oise. [Annuaire des gens de Lettres, 1905]

    [3] D'après Gaston Lemaire, La Politique coloniale, 25 octobre 1899.

Société d'Histoire du Vésinet, 2020 • www.histoire-vesinet.org