D'après Le Vésinet, revue municipale, n°63, mars 1983.

Histoire d'une propriété : Le Palais rose

Le Palais Rose en 1998

Le 25 novembre 1899, l'ingénieur Arthur Schweitzer et son épouse achetèrent un terrain idéalement situé à l'angle d'une allée tranquille (future allée des Fêtes) et de la rue des Marguerites (qui deviendra la rue Diderot), bénéficiant d'une vue privilégiée sur le lac des Ibis et la Grande Pelouse. Un an plus tard, ils agrandirent leur propriété par l'acquisition d'un second terrain.
C'est donc probablement vers 1900 qu'ils firent élever le "Palais Rose" – qui ne se nommait pas encore ainsi –, d'une architecture évoquant celle du Grand Trianon de Versailles, source d'inspiration alors très en vogue dont l'exemple le plus célèbre fut l'autre "Palais Rose", construit à Paris, avenue du Bois (avenue Foch) en 1896 par l'architecte Ernest Sanson pour le dandy Boni de Castellane et qui fut détruit au début des années 1970.
On ne connaît pas avec certitude l'identité de l'auteur [1] de ce pastiche sans doute moins spectaculaire que le "Palais Rose" de l'avenue Foch mais beaucoup plus fidèle au modèle, du moins en ce qui concerne la façade principale (Est) donnant sur le lac: même plan rectangulaire avec deux avancées latérales, même nombre de marches pour conduire aux neuf portes cintrées séparées par des pilastres d'ordre ionique en marbre rose (jumelés aux extrémités), même entablement surmonté d'une balustrade de pierre. Cette façade principale, à un seul niveau, est élevée sur un étage de soubassement formant rez-de-chaussée bas sur la face postérieure (Ouest). L'étage bas, invisible depuis la grille d'honneur, abritait à l'origine les espaces réservés au service (cuisines, lingerie, chaufferie, chambres de domestiques...); le rez-de-chaussée haut comprenait quant à lui les pièces d'apparat, donnant sur le lac -du Sud vers le Nord: grand salon, petit salon, galerie (hall), salle à manger, bibliothèque. La partie Nord contenait l'appartement privé du propriétaire: chambre, boudoir ou antichambre, salle de bains. A l'Ouest, vers le jardin, de chaque côté du hall situé au centre de la composition, avaient été aménagés deux petits espaces entresolés (chambres), offrant un dégagement à l'appartement Nord et abritant les escaliers reliant les niveaux bas et haut (côté Sud) et le niveau haut aux combles (côté Nord).
La façade Ouest, elle, n'a rien à voir avec le Grand Trianon; elle est percée de grandes baies rectangulaires moins hautes que les arcades cintrées de la face antérieure, ce qui a permis la création d'un attique, occupé par des ouvertures en trompe-l'oeil remplies d'un motif de guirlandes de fleurs (cette disposition était semble-t-il différente à l'origine, au moins pour les trois baies Sud de la partie centrale, percées de fenêtres éclairant l'entresol).

Le Palais Rose (face ouest) et l'Ermitage

Les époux Schweitzer ne profitèrent que peu de temps de leur palais. Ruiné, l'ingénieur vit ses biens saisis et la propriété fut vendue aux enchères le 19 juillet 1906 au profit d'un riche homme d'affaires, le milliardaire parsi Ratanji Jamsetji Tata, qui s'en porta acquéreur, d'après la légende, contre trois perles et une émeraude.

Robert de Montesquiou peint par RP BlancheDeux ans plus tard, il s'en dessaisit d'ailleurs sans difficulté à la demande expresse du comte Robert de Montesquiou qui, séduit dès sa première visite, se serait aussitôt écrié: "Si cette maison, qui n'est pas à vendre, et que d'ailleurs mes moyens modestes ne semblent guère me mettre en état d'acquérir, si cette maison improbable, impossible, et pourtant réelle, n'est pas à moi demain, je meurs!"

Robert de Montesquiou

peint par R.P. Blanche

La vente eut lieu le 29 octobre 1908 et le comte s'installa aussitôt au Vésinet. Le poète agrandit sa propriété par l'achat, en 1912, à la Société d'Anterroches - qui avait succédé MM. Pallu & Cie - d'un terrain boisé contigu. Il fit dessiner le parc où il installa de nombreux vases et statues. Il fit construire une rotonde, baptisée Temple de l'amour, abritant la vasque qui avait été la "baignoire" de marbre de l'appartement de Madame de Montespan à Versailles. Un bâtiment appelé l'Ermitage fut édifié pour loger sa très riche bibliothèque.

Gabriel Mourey, dans un article daté de 1913 dans la "Gazette illustrée des amateurs de jardins" décrit ainsi la propriété:

    "Une demeure unique, aussi unique dans son genre que l'était dans le sien le Pavillon des Muses [...].
    Sans doute avait-elle été construite pour lui
    [Montesquiou] par la main des bonnes fées qui ont toujours veillé sur sa vie. Non loin de la gare du Pecq, dans la partie la plus silencieuse et la plus verdoyante de la plaine qui s'étend de Paris à Saint-Germain, c'était, développant ses terrasses et ouvrant entre des pilastres de marbre rose les fenêtres à plein cintre de son ample façade sur le miroir d'eau d'un lac, un palais d'un seul étage et rappelant, dans ses grandes lignes autant que par les détails de son ornementation, le Grand Trianon. C'était, ou plutôt, ce devint le Palais rose.
    Du côté du lac, le terrain, entièrement découvert et montant en pente douce jusqu'au large perron, forme un triangle à la pointe abattue qu'entoure, dissimulant les grilles qui lui servent de clôture, une épaisse haie d'arbustes; tandis que par derrière, communiquant à la terrasse par des degrés aux rampes de balustres flanqués de vases, s'étend, de plain-pied, le parc séparé, d'un côté, de la terrasse par un groupe de pins dont le port sauvage contraste étrangement et délicieusement avec le caractère raffiné de l'architecture. Une allée ombreuse en fait le tour; des pelouses plantées d'arbres aux troncs habillés de lierre ou de rosiers grimpants y sont disposés symétriquement, étalant sur le sol comme une suite de carpettes de velours vert d'où les murs blancs du palais et des communs, les piliers couverts de rosiers de la véranda, les socles de pierre ou de porcelaine des vases disposés ici et là avec un sens exquis de l'effet décoratif, surgissent baignés d'ombre ou de soleil.
    Mais le trait dominant des jardins du Palais rose, ce qui leur donne leur charme et leur séduction, ce sont les deux larges allées qui les traversent, se croisant à angle droit et à la jonction desquelles s'élève le temple octogonal formé de colonnes et de piliers carrés, tous cannelés, sous le dôme duquel est placée la célèbre vasque qui faisait naguère, moins décorativement et moins magnifiquement, il faut bien le dire, l'orgueil du Pavillon des Muses. L'adorable décor de jardin ! Si évocateur des splendeurs et des grâces du passé ! De tous les points du parc, on l'aperçoit... on le devine; mais c'est, lorsque, en droite ligne, on le voit de l'extrémité des allées qui y conduisent et qui, avec leurs murs de charmilles bien taillés et le tapis vert, tout uni, qui en occupe le centre entre deux chemins soigneusement gravillonnés, que l'impression est la plus enchanteresse.
    Est-il rien qui se puisse harmoniser mieux avec les verdures que des colonnes blanches ?
    Si l'on s'approche l'on distingue mieux, peu à peu, l'ordonnance de celles qui composent le Temple de la Vasque. La lumière se joue avec tendresse au bord des cannelures, sur les méplats et sous les moulures de l'entablement où se lit cette inscription FONS VOLUPTATIS FUIT. Au faîte alors du dôme à huit côtés, que ses arêtes très adoucies font ressembler à une coupe renversée, l'on discerne un vase, ou plutôt un brûle-parfums, où tremble sans jamais se consumer une flamme de pierre.
    Entre les colonnes, se creuse, entre la ceinture de ses puissantes moulurations, la vasque "la plus belle baignoire du monde", dit son heureux possesseur et qui représente la baignoire, l'unique baignoire du Palais de Versailles au temps du Roi Soleil et de Louis le Bien-Aimé. Elle se trouvait placée dans l'appartement des Bains, c'est-à-dire au rez-de-chaussée, au-dessous de la Galerie des Glaces, dans la pièce à gauche de celle de l'angle quand on regarde le Parterre d'Eau. Taillée et fouillée dans un bloc de marbre rose de douze mille kilogrammes et qui en devait bien peser une quarantaine de mille avant d'être creusé, elle servit à Madame de Montespan; puis sous le règne de Louis XV, une fois transportée à l'Ermitage, peut-être à Madame de Pompadour qui l'avait transformée en bassin. Du moins, on se plaît à l'imaginer.

Le Temple d'Amour
Le Temple d'Amour (vers 1923) et les biches de bronze de la Marquise Casati.
 ©  Ryersson & Yaccarino/The Casati Archives 

    Tel est le motif central, vers lequel tout converge, des jardins du Palais rose; ce qui ne veut pas dire qu'ici et là ne se rencontrent de plaisants détails, ingénieusement ordonnés et mis en oeuvre avec le goût si français du comte de Montesquiou par exemple, entre les piliers de la véranda, la cage de bois curieusement sculptée près de laquelle, parmi les chants de ses hôtes au divers plumage, Michelet écrivit l'Oiseau, et, entre deux arbres où grimpent des roses de France, le buste sur une gaine du plus immortel, du plus français des poètes français, en dépit de l'ironie de M. Paul Adam, Jean de La Fontaine. Je voudrais dire aussi l'intimité et l'élégance de certaines parties de ce décor d'arbres, de gazons et de fleurs, notamment la jolie cour des communs et la grande porte de bois d'où on y accède au jardin. J'aurais voulu, mais ce n'en est point ici le lieu, décrire, si brièvement que c'eût été, l'intérieur du Palais rose et de ses pavillons, où sont rassemblés tant d'oeuvres d'art choisies, précieuses, tant de souvenirs personnels, chacun portant la marque du goût le plus raffiné et le plus conscient, chacun à sa place, comme un mot dans une phrase, comme une phrase dans un discours, chacun donnant, dans toute sa mesure la notion d'élégance et d'ordre, de proportion et d'équilibre qui constitue cette chose si particulière et sans laquelle rien n'est rien: le style.


Le Palais rose en 1986

Dans ce décor de rêve, le poète, qui a inspiré le paon de "Chantecler" de Rostand et le baron de Charlus de Proust, donna de nombreuses réceptions où se côtoyaient Gabriele d'Annunzio, Ida Rubinstein, Claude Debussy, Maurice Rostand, Colette, Jean Cocteau, Cécile Sorel... Un pantalon à carreaux, une lavallière et une écharpe framboise permettaient de reconnaître aisément Montesquiou.
Mais il n'appréciait nullement les fêtes organisées par la municipalité. Dès son arrivée au Vésinet il se plaignit auprès du maire du bruit occasionné par la fête municipale annuelle qui se tenait sur la pelouse qui jouxtait sa propriété.
Le 10 juin 1912, dans une pétition adressée au maire, aux adjoints et aux membres du Conseil municipal par les propriétaires riverains de la pelouse des fêtes, le comte précisa qu'il s'associait avec plaisir à cette protestation amiable et qu'il avait "déjà pris pour son compte, les dispositions nécessaires, afin de se faire rendre justice sur ce point, d'une façon juridique, et faute d'avoir pu l'obtenir, de bon gré, au cours des trois années de patience, qu'il s'était fixées, pour cette obtention légitimement réclamée". Le 12 septembre 1912, à sa requête, la commune fut assignée devant le Tribunal civil de Versailles en vue de lui interdire l'organisation des fêtes foraines sur cette pelouse. Parmi les griefs exposés par Montesquiou on relevait que "les réjouissances publiques prolongées annuellement durant trois semaines consécutives de la belle saison, entrainaient autour et en bordure de la propriété du requérant l'édification de constructions et l'exploitation de commerces et métiers aussi bruyants que génants pour les propriétaires voisins".
La commune fut condamnée le 2 juillet 1913. Elle décida d'interjeter appel mais dans un but d'apaisement elle décida de déplacer pour cette année la fête sur les places de l'Eglise et du Marché. Cependant la sentence fut confirmée en appel le 15 juin 1914.
Le comte fit preuve d'une vigilance constante quant à l'application de ce jugement. Ainsi, en 1921, la municipalité ayant décidé d'organiser une fête patriotique sur la pelouse des fêtes, il prit contact avec le Maire par l'intermédiaire de son avoué. Ce dernier écrivait que puisqu'il s'agissait en l'occurrence d'une fête patriotique, le comte "n'entendait pas s'y opposer" mais qu'il était chargé par celui-ci de rappeler les termes du jugement et que le comte entendait réserver tous ses droits. Montesquiou confirma cette lettre quelques jours plus tard en faisant savoir que son avoué "n'aurait fait que mieux servir [sa] pensée en ajoutant après les mots "Monsieur de Montesquiou n'entend pas s'y opposer" les mots "pour cette fois" qui auraient dû suivre.
Mais le Vésinet était plus éloigné de la capitale que Neuilly et les amis du comte se lassèrent. Les fêtes et les réceptions s'espacèrent et, au début de l'année 1921, le comte, vieilli et malade, quitta son Palais Rose pour un séjour sur la Côte d'Azur dont il ne devait jamais revenir. A sa mort, survenue le 11 décembre 1921 à Menton, ses biens devinrent, selon les termes de son testament, la propriété de son secrétaire, Henry Pinard. Les meubles, objets précieux, tableaux, qui ornaient le Palais Rose furent mis en vente et bientôt la propriété elle-même.

Luisa Casati
Marquise Luisa Casati
(cliché Adolph de Meyer, 1912)
 ©  Ryersson & Yaccarino/The Casati Archives
 

Le 30 mai 1923, elle fut acquise par Luisa Amman, épouse séparée du marquis Camillo Casati. La marquise Luisa Casati, [2] personnage excentrique, vouait une passion pour les animaux, collectionnant oiseaux et serpents. Elle fit d'ailleurs aménager une grande cage à reptiles, chauffée, placée dans le jardin d'hiver situé à l'Ouest du grand salon. Adepte des tenues extravagantes et des fêtes tapageuses, la marquise donnait des réceptions grandioses; ce goût du luxe "tape-à-l'oeil", dont témoignent les auteurs contemporains, se reflète aujourd'hui encore dans certains aménagements décoratifs du rez-de-chaussée haut. Ainsi l'idée du soleil lumineux qui orne le centre du sol du grand salon -- déjà en place en 1936 comme le montrent les photographies prises à cette époque -- pourrait-il être attribué à la marquise, qui aimait, dit-on, organiser des dîners éclairés par les seules ampoules dont était constitué le collier qu'elle portait...
Après huit années tumultueuses passées au Vésinet, en 1932, couverte de dettes, la marquise dut vendre le Palais et s'enfuir en Angleterre, tandis que le mobilier était saisi par les créanciers.

Intérieur du Palais Rose vers 1923
L'intérieur du Palais Rose vers 1923  -  ©  Ryersson & Yaccarino/The Casati Archives 

Après diverses péripéties, la propriété fut adjugée en 1934 à Auguste-Eustache Leprévost – l'un des créanciers de la marquise, qui déclara avoir agi au nom de la "Société Civile du Palais Rose". Le musée de Versailles en profita pour racheter la baignoire de marbre. On dut démolir une partie du temple qui perdit sa coupole, pour extraire la baignoire, qui se trouve maintenant à l'Orangerie.
Commença alors le déclin: après avoir vainement tenté de vendre le Palais Rose à la Municipalité du Vésinet, les actionnaires de la société, ne parvenant pas à trouver un acquéreur pour l'ensemble, n'eurent plus que la solution de lotir. Le plan de lotissement fut autorisé par arrêté ministériel du 28 avril 1936. De la propriété du comte de Montesquiou, on fit huit lots. Le lot n°1 contenant le Palais Rose et l'Ermitage, fut acquis le 24 décembre 1936 par un industriel lillois Olivier Scrive et son épouse, qui s'évertuèrent à reformer une partie de la propriété originelle en rachetant successivement les lots n°2 et 8, puis 7 et 3.
En 1940, le colonel de Gaulle, qui venait d'être nommé à la tête de la IVe division cuirassée, installa son quartier général au Vésinet. Acceptant l'hospitalité de M. Scrive, il logea les quelques jours qu'il passa dans notre commune au pavillon de l'Ermitage.
En 1948, Olivier Scrive apporta le Palais Rose à la "Société Nouvelle du Palais Rose", dont il était l'actionnaire largement majoritaire, se réservant la jouissance de l'Ermitage. A sa mort, survenue en 1955, les biens restèrent dans l'indivision entre ses héritiers qui se séparèrent de l'Ermitage en 1972 au profit d'Arnaud d'Aboville. La Société Nouvelle du Palais Rose vendit quant à elle le Palais Rose, le 20 mai 1981, à Maurice Blumental et à son épouse, Geneviève Leroy.
Les époux Blumental entreprirent d'importantes transformations tant sur les façades Nord, Ouest et Sud du bâtiment qu'à l'intérieur de celui-ci. confiées à l'architecte parisien Jean-Louis Cardin.
Le 14 avril 1982, les époux Blumental se portèrent acquéreurs de l'Ermitage. En 1988, après l'inscription du Palais Rose sur l'inventaire Supplémentaire des Monuments Historiques, ils confièrent le réaménagement de la bibliothèque du comte de Montesquiou au même architecte, Jean-Louis Cardin, qui y créa l'avancée que l'on peut voir aujourd'hui sur le jardin. La distribution originelle, que l'on connaît notamment grâce aux photographies des manuscrits Montesquiou et de l'album Scrive, fut entièrement remodelée et les derniers vestiges de la Bibliothèque disparurent alors au profit d'appartements destinés aux enfants des propriétaires.
Dernière personnalité dont le nom apparaît, Joséphine Baker. Quelques temps avant sa mort, elle fit part de son désir d'acquérir le Palais Rose à Georges Poisson. Celui-ci, dans sa Curieuse histoire du Vésinet, écrit qu'elle disparut en nourrissant ce dernier rêve.

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    Notes SHV:

    [1] Il pourrait s'agir de l'architecte vésigondin Léopold Decron.

    [2] Lire à ce sujet La Casati, Ryersson & Yaccarino, Assouline, 2003.

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