D'après Les auteurs de ma vie, Edmond Buchet, 1969 . Notes et illustrations de la SHV.

L'ermitage d'Edmond Buchet au Vésinet

Edmond Buchet (1902-1997) a repris dans les années 1930, avec Jean Chastel, les Éditions Corrêa, fondées au début des années 1920, qui sont devenues Buchet/Chastel. Il en a été le dirigeant et l'éditeur de 1935 à 1969. Il obtint le prix Goncourt avec Charles Plisnier, le prix Interallié avec Roger Vailland. Il publia Vlaminck, Maria Le Hardouin, Maurice Sachs, Erskine Caldwell. Il accueillit dans ses « Pages immortelles » Romain Rolland, André Maurois, Thomas Mann, Stefan Zweig, André Gide, François Mauriac, Paul Valéry. Il découvrit entre autres Henry Miller, Lawrence Durrell, Carl Gustav Jung, lança avec succès Jean Bernard, et créa la collection « Musique » qui fait aujourd'hui autorité.
Il a tiré de son journal tenu au cours de cette période un livre intitulé les auteurs de ma vie. Ce livre, écrit avec passion, est aussi un document sur l'extraordinaire et peu connu métier de l'éditeur, qui prospecte les talents, spécule sur les hommes autant que sur les œuvres, souhaite être Partisan de leur gloire, et qui est, en quelque sorte, l'auteur de ses auteurs. [1]
De façon certes anecdotique, ce livre nous parle occasionnellement du Vésinet.

La maison d'Edmond Buchet, au Vésinet,

Construite sur une vaste parcelle boisée et paysagée (4500 m²), photographiée au début du XXe siècle.

Edmond Buchet s'installe au Vésinet au cours de la seconde guerre mondiale, au 59 avenue des Courlis, dans le nord de la Commune, non loin des terres maraîchères de Chatou et Montesson, dans une grande bâtisse dont une carte postale d'avant 1914 nous rappelle le passé de villégiature sous le nom de L'Ermitage, un nom dont Buchet ne fait jamais usage. Le bâtiment à un étage avec toiture à deux versants de tuiles plates propose une façade à élévation tant-pleine-que-vide en mortier débris de pierre. Un subtil pilastre à jambe harpée et un avant corps très modeste scandent les six travées de chaque niveau en trois paires de baies. À l'étage les baies offrent des vantaux à petits carreaux et volets ajourés. Il résulte de l'ensemble une modénature élégante par sa simplicité marquée d'un ressaut original. [2]

La maison de nos jours (2018)

Sur une parcelle réduite (1600m²) mais toujours boisée.

    6 mai 1942. Nous sommes au Vésinet depuis le 10 avril, on ne peut dire installés car nous campons parmi les plâtres et les ouvriers, mais le jardin est charmant...

    Les bombardements de la R.A.F. se multiplient cependant. Une petite usine a été détruite à un kilomètre de chez nous, la gare du Pecq – notre gare – a été touchée plusieurs fois, une bombe est même tombée à une centaine de mètres de notre jardin.

Si le bombardement du 3 mars 1942, avant l'arrivée des Buchet, est bien documenté, le commandant Lambert, l'un des responsables de la Résistance au Vésinet, demeurant 36 route de Montesson, avait noté dans ses souvenirs qu'il y avait eu ensuite dans notre commune des alertes et des bombardements ponctuels en mars et avril 1942. On n'en a pas encore retrouvé les traces.
Au fil des pages, Edmond Buchet évoque quelques unes des célébrités vésigondines qu'il rencontre et avec lesquelles il entretiendra des relations personnelles et/ou professionnelles. Il n'est pas toujours tendre. A propos de Marcel Delannoy il note : « Sa musique ne vaut pas grand'chose ...».

    19 juin 1943. Roger Vailland et sa femme sont venus nous voir, après avoir déposé une plainte au Commissariat du Vésinet, leur maison ayant été pillée. Cependant, comme j'admirais sa voiture grand sport: « Oui, me dit-il, je l'ai prise en Allemagne. »

     

    10 mai 1949. Samedi dernier, Joséphine Baker, Jo Bouillon, les Marcel Sauvage, Léo Larguier, Mayotte Capecia et sa sœur, Maria Le Hardouin et son mari sont venus déjeuner au Vésinet. Mayotte et sa sœur nous avaient confectionné un plat antillais extrêmement compliqué. Elles ont fait des punchs délicieux et Joséphine, très en forme, mit beaucoup d'entrain.

     

    3 juin 1949. Joséphine se prête volontiers à des séances de signatures dans les librairies. Il y a toujours foule autour d'elle mais les gens aiment mieux la regarder que d'acheter ses mémoires qui viennent de paraître. Joséphine, prise d'un souci de respectabilité un peu ridicule, a obligé le pauvre Sauvage a supprimer tout ce qui était un peu léger. Sauvage se venge en me racontant les anecdotes pittoresques et salées.

    ...

    J'ai été voir [Joséphine] dans sa loge surchauffée des Folies-Bergères. Seule, elle a été charmante, mais quelques jours après, elle est venue aux éditions pour discuter les clauses du contrat et s'est alors montrée sous un tout autre jour. Bien entendu, elle n'écrit rien elle-même et la tâche de Sauvage n'est pas facile. Il doit noter, au hasard d'un pépiement sans queue ni tête, pendant les nombreux habillages et déshabillages de Joséphine, ce qui lui permettra de construire un récit...

     

    19 septembre 1952. Visite à Pierre Hamp qui se trouve être mon voisin au Vésinet et qui m'avait demandé d'aller le voir. Bien entendu, c'était pour me remettre un manuscrit. Mais la façon dont il m'a parlé de ses éditeurs (il est en procès avec Gallimard) ne m'encourage pas à traiter avec lui.

La villa du Vésinet voit défiler de nombreuses personnalités de la littérature, de la musique et plus largement du monde des arts et lettres. Julliard, Jouhandeau, les Ionesco, les Robbe-Grillet, Henry Miller, Raymond Abellio, Guy Schoeller et Bernard de Fallois, l'éditeur Feffer avec Pierre-Henri Simon et Claire Gallois, Jean Viala, Alejo Carpentier avec René Leibowitz et Maurice Nadeau, le professeur Jean Bernard, les Edgar Morin, Maurice Faure et Jean Paulhan... et beaucoup d'autres pour lesquels l'auteur ne prend pas la peine de situer la rencontre. Et puis « Y., qui est souvent venue au Vésinet, que nous connaissions — si l'on peut dire — depuis des années, avouerait être la seule auteur de la fameuse Histoire d'O. Je m'en doutais d'ailleurs, comme tout le monde. » Mais Buchet ne livrera que cette initiale mystérieuse ... [3]

Les Vailland (Roger et Elisabeth) sont devenus des familiers et l'on suit l'évolution du cancer qui emportera Roger.

    1er décembre 1964. Hier, les Vailland sont venus déjeuner. Roger se plaint d'être fatigué. Je l'ai trouvé vieilli, inquiet, bien qu'il soit décidé à partir en reportage pour le Mexique. Elisabeth dit à M. [4] qu'il est décidé à se tuer dès qu'il se sentira décliner. Il ne croit à rien et a horreur de la vieillesse...

     

    3 décembre. Elisabeth affolée téléphone à M. que la radio vient de révéler que Roger a un kyste au poumon. M. téléphone à Jean Bernard pour prendre rendez-vous avec un spécialiste. Cependant, Roger veut absolument partir dans huit jours pour le Mexique et le Venezuela. Ce qui l'attire, me disait-il dimanche, c'est l'île de Curaçao, non loin de Caracas, où il n'y aurait que des bordels avec des femmes de tous les pays du monde. Il pense toujours à la mort de Don César, la main sur le jeune sein d'une fille...

    Je comprends sa réaction. S'il ne part pas et s'il a vraiment un cancer — bien qu'il ne prononce pas le mot, il y pense sans doute — ce sera, avant une opération qui le tuera à moitié, le cycle infernal des examens et des hôpitaux. Sa réaction est celle d'un homme libre, encore vivant.

    De toute l'amitié que j'éprouve pour lui, j'espère qu'il pourra partir.

     

    29 janvier 1965. Toujours Roger. Il n'est pas parti, le cancer est déjà généralisé, l'opération impossible, les médecins ont averti Elisabeth qu'ils ne lui donnent guère plus d'un ou deux mois. Mais à lui, on cache tout. Il paraît qu'il ne se doute de rien. J'ai peine à le croire...

    Il passe par des alternatives : tantôt il crâne, tantôt il ne peut dissimuler son inquiétude. En ce moment, il est dans une agitation pénible, ne laisse pas dormir Elisabeth, la réveille pour lui dire qu'il va la tuer et, lorsqu'elle répond enfin : « Eh bien, tue-moi! », déclare : « Pas encore, cela te ferait trop plaisir. »

    Apprenant que nous aurons après-demain Jean Bernard à déjeuner, Roger s'est invité, en nous prévenant pour que nous ne nous étonnions pas trop qu'il s'était rasé la tête à la Yul Brinner, par rigolade, pour se déguiser.

     

    19 février. Roger est donc venu avec Elisabeth à ce déjeuner de quatorze personnes. Trop fatigué pour conduire sa Jaguar, il s'était fait véhiculer par Etienne Lalou. Il s'est rasé la tête parce que ses cheveux tombent par grandes raies, ce qui est l'effet d'un remède, paraît-il. Son changement physique, en quelques semaines, est impressionnant, mais davantage encore le changement de son expression. Il nous épie afin de surprendre sur nos visages, dans nos regards, l'effet qu'il produit. Ses gestes sont de plus en plus saccadés, sa démarche de plus en plus raide. D'instinct, les gens s'écartent de lui. Je l'ai aperçu tout à coup, à l'heure de l'apéritif, assis tout seul dans un coin de la bibliothèque. Il avait l'air traqué. Je suis allé à lui, mais impossible de lui montrer la moindre pitié, la moindre commisération, ce serait lui faire la pire injure. Le moindre geste de sympathie lui paraîtrait suspect. Parlant d'une photo de lui récemment parue dans Paris-Presse, il dit : « Elle me plaît parce que j'ai l'air méchant. »

    Elisabeth pensait, puisque Roger a tenu malgré son état et les offres de ses amis à conduire lui-même sa Jaguar pour rentrer à Meillonnas, qu'il provoquerait un accident et qu'ils se tueraient tous les deux. Mais ils sont quand même arrivés, bien qu'on ne puisse dire, hélas, sains et saufs. J'ai déjà reçu deux lettres de Roger. Dans la dernière, il me dit brièvement : « Mon corps va « comme ci, comme ça » (comme disent les Américains), avec des coups de fatigue. »

     

    5 mars. Un message téléphoné de l'hôtel Pont-Royal nous informe que Roger est passé à Paris pour consulter son médecin mais qu'il est reparti pour Meillonnas sans voir personne. Que dire ? La tragédie suit son cours. Nous nous taisons, le cœur serré.[5]

En février 1956, un incendie détruit en partie la maison du Vésinet. Edmond Buchet interrompt son Journal qu'il reprendra plusieurs mois plus tard lorsqu'enfin, il aura retrouvé son logis.

    12 juin. Abandonné ce journal depuis plusieurs mois. Gros coup avec l'incendie de notre maison, mais c'est l'occasion de constater une fois de plus mon détachement des choses matérielles. Si certains estiment que je suis dur en affaires, âpre au gain, ils se trompent. Ce n'est pas le gain qui m'attire, mais le jeu. Pendant le long trajet de mon bureau au Vésinet, après que M. m'eût téléphoné : « Viens vite, la maison brûle », pendant les arrêts causés par les embouteillages inévitables, je constatais comme pendant la guerre mon détachement. Sentiment que la maison, les meubles n'étaient pas l'essentiel et que leur perte ne me diminuerait guère. Heureux de constater cela. Par contre, le lendemain, dans cette maison sans toit, brûlée beaucoup plus gravement qu'on ne le pensait tout d'abord...Le visage de M. ... Par bonheur aujourd'hui le visage a repris ses traits, sa forme...

Henry Miller au Vésinet

    Il faut considérer à part le séjour d'Henry Miller, le romancier américain, qui a logé chez Buchet, au Vésinet, du 10 au 24 janvier 1953 puis en 1959, 1960, 1962 pour de brefs passages. De cette intimité, naitra une amitié partagée et féconde.

    10 janvier 1953. Rentrant d'un bref séjour en Suisse, j'ai trouvé ici Henry Miller et une jeune femme d'une trentaine d'années qui s'appelle véritablement Eve [6]; il a l'intention de l'épouser dès qu'il sera divorcé de sa femme précédente. Certes Miller ressemble à ses photographies, mais il est cependant plus fin, plus délicat, plus faible aussi sans doute. Arrivé le 31 décembre, peu avant minuit, par une tempête de neige, il a logé jusqu'ici chez Nadeau ; cependant, transporté brusquement des solitudes de Big Sur dans un appartement parisien, il souffre du manque d'air. Il viendra loger chez nous, au Vésinet, à partir d'aujourd'hui.

     

    13 janvier. Miller est malade depuis hier. Il s'est levé cependant pour déjeuner, car j'avais ramené André Rousseaux. « Miller, dit Rousseaux, est mon vice secret. » On le lui reproche; il y tient comme à une faiblesse. Somme toute, la rencontre fut assez décevante. Miller, grippé, n'étant pas en possession de tous ses moyens.

     

    14 janvier. Mauvaise journée, hier, pour Miller. N'ayant jamais été malade, il ne veut pas prendre sa température... c'est-à-dire qu'il préfère ne pas savoir s'il en a. Il se laisse pourtant entortiller le cou par M. et avale sagement les cuillerées de sirop qu'elle lui donne. Eve, elle, ne fait pas grand'chose, si ce n'est de continuer à dormir dans ses bras. J'insiste pour lui donner un autre lit, sinon une autre chambre, mais elle ne veut pas et Miller non plus. Il possède des facultés de sommeil extraordinaires. Je l'ai vu, avant-hier soir, dans son lit, serrant une bouillotte sur sa poitrine, un sourire de Bouddha sur les lèvres. Aucun souffle perceptible. Eve nous raconte que la première fois qu'elle l'a vu dormir ainsi (vingt-six heures d'affilée) elle a cru qu'il était dans le coma. Maintenant, elle ne s'effraie plus. Cependant, hier matin, comme elle ne pouvait le réveiller, on dut appeler Jean Bernard (Miller ayant joué à la pétanque avec lui dimanche, ne voulant voir personne d'autre). Ce dernier diagnostiqua une simple grippe. Néanmoins, nous avons dû en toute dernière heure renvoyer d'une semaine la réception des éditions qui devait avoir lieu aujourd'hui... Miller s'en faisait beaucoup de souci, ce qui aggravait son état. Autant, en effet, il est avide de vrais contacts, individuels, personnels, autant il redoute la foule et tout spécialement la foule des journalistes.

    Même à Big Sur, il n'est pas tranquille. Ses admirateurs et ses admiratrices (il entretient avec celles-ci surtout une correspondance monumentale qui lui coûte dix mille francs de timbres par mois) [7] entreprennent fréquemment des pèlerinages pour aller le voir. Il s'en présente parfois vingt par jour, les uns après les autres. Lui les fuit, les renvoie. Ils demandent à Eve de pouvoir au moins toucher quelque chose que Miller a touché. Elle leur donne alors des morceaux de vieux mouchoirs et ils s'en vont contents. Cependant, lorsque Miller a de gros travaux à exécuter dans le jardin, il les fait faire à ces pèlerins. Actuellement, il en a laissé un là-bas pour garder sa maison et entretenir le jardin. Il raconte cela avec un demi-sourire. Il craint toujours de paraître prétentieux. Mais lui-même possède cette ferveur naïve à l'égard de ceux qu'il estime des maîtres. Je me souviens des pages de Plexus où il raconte qu'il prie devant un portrait de Dostoïevski exposé dans la vitrine d'un libraire. Dimanche matin, il m'a demandé de le conduire devant le pavillon d'Utrillo. Après que je lui eusse raconté dans quel état se trouvait le pauvre homme, il n'a pas voulu le voir mais il s'est recueilli longuement devant la grille. « Je me souviendrai toujours, m'a-t-il dit, de l'impression que m'a faite le livre de Carco sur Utrillo. J'étais assis sur un banc, je n'avais point d'argent, il pleuvait et je pleurais. »

    L'impression, la sensation, est toute-puissante sur lui. La pensée, surtout logique, n'est pas son fort. Il se sent très attiré par le Tibet, par les méthodes yogis, par l'approche directe des sources, la méditation, le bouddhisme Zen. Dans ma bibliothèque, c'est le Commentaire sur l'Évangile de Lanza del Vasto qu'il a repéré. Il ne peut tendre qu'à une vérité mystique ; cependant, loin de devenir ascète, il reste gourmand, paresseux, paillard. Je ne sais si ce dernier mot est tout à fait juste. Il ne boit pas et, en paroles il est pudique, bref un tout autre homme que celui qu'il décrit dans Sexus ou les Tropiques. Il n'en reste pas moins que la présence d'Eve, à côté de lui, est éloquente. Elle (qui a au moins trente ans de moins que lui) dit qu'il possède encore une tremendous vitality. Avant sa grippe, il se retirait avec elle dans sa chambre une ou deux fois par jour, et je crois, ma foi, qu'il faisait honneur à sa signature.

    Il paraît que la femme avec laquelle il est en instance de divorce est encore plus jeune qu'Eve. Lorsqu'il l'a épousée, elle avait vingt-deux ans et lui cinquante-trois ou cinquante-quatre. Si je comprends bien, c'est pour échapper aux scènes qu'elle lui faisait qu'il s'est envolé si soudainement pour l'Europe, « Elle me giflait tous les jours, dit-il, croyez-moi, cela n'était pas agréable. » Il avoue que, deux ou trois fois, elle l'a tellement exaspéré qu'il l'a battue. Mais il en a honte. « Vous ne pouvez vous imaginer combien je me sentais diminué après cela », dit-il à M.

    De cette femme polonaise (il se méfiera désormais de tous les Polonais), il a deux enfants qu'il adore, de cinq et sept ans. Il a aussi une fille de trente-cinq ans de sa première femme, mais il ne sait pas ce qu'elle est devenue et c'est un grand chagrin pour lui. Quant à la fameuse Mona des Tropiques et de Plexus, elle n'est pas morte comme je le croyais. Après un long silence, elle lui a écrit qu'elle se trouvait dans une profonde misère. Miller — ce n'est pas lui mais Ève qui le raconte — s'est mis à lui envoyer des mensualités. Un jour, il pria un de ses amis médecin d'aller la voir.

     

    16 janvier. Miller va beaucoup mieux, bien qu'il ne sorte pas encore. Il ne veut rien lire car il se sent en état de gestation, il pense que, la réception des éditions passée, il se mettra à écrire quelque chose, peut-être quelque chose du genre du Smile at the Foot of the Ladder, pour compléter cette nouvelle que j'aime beaucoup, mais qui, publiée seule, ferait un trop petit livre. Il ne sait jamais d'avance, sa création est toute instinctive, il faut qu'il soit en état de transe, comme il dit. J'ai toujours pensé que la création était un phénomène éminemment sexuel — ou mystique, ce qui n'est pas tellement l'opposé — mais chez lui c'est l'évidence même. Il reproduit en lui-même, instinctivement et presque simultanément, l'évolution de l'art qui va du sexuel au mystique. Rien ne lui est plus opposé que l'esprit cartésien.

    Cela ne va pas sans naïveté et même sans enfantillage. Je l'ai trouvé hier soir portant une chaîne autour du cou comme un huissier à laquelle était suspendue une plaque métallique gravée de caractères hébreux. Talisman, vieux de quatre cents ans, qui lui avait toujours porté bonheur, m'explique-t-il. Il pense avec satisfaction que la plaque a été usée par le contact de la peau de nombreux Arabes et il croit que c'est parce qu'il ne la portait pas ces jours derniers qu'il a attrapé la grippe.

     

    19 janvier. Samedi, nous avons été à Versailles, mais il faisait un tel brouillard que nous n'avons pas pu distinguer grand'chose. Miller, qui est de nature frileuse, grelottait, glissant sur le verglas en disant : « Maintenant, je comprends. Sade ne pouvait naître qu'en France ! » Hier, dimanche, comme Miller s'était enthousiasmé pour Napoléon, dont je lui avais fait lire quelques textes, nous l'avons emmené visiter la Malmaison. Puis, après un excellent déjeuner, nous avons été à Louveciennes où il a séjourné autrefois chez Anaïs Nin. Il y a retrouvé un déménageur qui lui a sauvé une malle pleine de manuscrits. Reconnaissant, il lui avait envoyé d'Amérique des vêtements pour lui et pour sa femme, des livres aussi, mais pas les siens de peur de choquer le brave vieux couple. Le dimanche, la femme du déménageur porte une robe bois de rose, cadeau de Miller, qui fait sensation à Louveciennes.

     

    20 janvier. Miller a très peur de se laisser entraîner à boire lors de la réception de demain. Il me parle de l'ivresse en connaissance de cause, « Cela n'en vaut pas la peine », conclut-il.

    Son père (qui s'appelait Muller, comme son grand-père venu d'Allemagne) possédait une grande boutique de tailleur dans la Cinquième Avenue de New York, mais il était un alcoolique invétéré. A plusieurs reprises, sur les instances de sa mère, Miller essaya de travailler avec lui afin de le contrôler un peu, mais sans succès. Il a une sœur qui est mentalement retardée et qui vit avec sa mère. Cette dernière sait que son fils écrit, mais elle n'a jamais demandé à lire ses livres et Miller me dit qu'il n'oserait jamais lui montrer les Tropiques.

     

    21 janvier. En grande forme, hier soir, Miller nous raconte sa vie. A son talent de conteur s'ajoute un don de mime extraordinaire. Il se lève, s'anime, gesticule, grimace, change de voix.

    Contrairement à ce qu'a prétendu Eve l'autre jour, il affirme qu'aucun des faits rapportés dans ses livres n'est inventé. Il a bien été pendant quatre ans chef du personnel d'une compagnie privée, la « Compagnie Cosmococcyque » des Tropiques, qui se chargeait de porter les télégrammes. Il avait, dit-il, mille individus à diriger, mais une centaine désertait chaque jour de sorte que le trou était toujours à combler. Il a été engagé à ce poste, pour lequel il n'était nullement préparé, de la façon abracadabrante qu'il raconte dans Le Capricorne. Il a tout abandonné, subitement, comme il le raconte aussi. La vie avec Mona qu'il narre dans Plexus est aussi exacte. Une série complète de « Mezzotints » signés de Mona a pu être reconstituée et se trouve dans une bibliothèque de San Francisco.

    Et puis, il est parti pour l'Europe, seul, sans savoir un mot de français, sans aucune recommandation, ayant rompu avec ses amis et sa vie passée. Il voulait aller en Espagne, mais, après un bref séjour en Angleterre, il est arrivé à Paris et il y est resté. Comme il n'avait plus le sou, il a abandonné ses valises et ses vêtements — donnés par son père — pour payer les premiers hôtels dans lesquels il était descendu. Puis il a vécu de charité. Je lui demande s'il a couché sous les ponts. Oui, me dit-il, mais assez rarement. Il a été, le plus souvent, hébergé par des amis. Il ne parle pas des femmes, je remarque qu'il n'aime pas en parler. Il nous dit le sentiment de plénitude qu'il a d'abord éprouvé dans cet état de dénuement absolu. Je me souviens du début du Cancer : « Je n'ai pas d'argent, pas de ressources, pas d'espérances. Je suis le plus heureux des hommes au monde. »

    Mais il dit aussi la honte de mendier. La scène des bonbons dans Plexus est authentique et il assure qu'il ne l'oubliera jamais. En 1939, la guerre qui le surprit en Grèce le força à rentrer aux Etats-Unis. Il y arriva aussi fauché qu'il en était parti. Il descendit dans un hôtel à New York sans avoir un sou pour le payer et se mit aussitôt à téléphoner à des amis auxquels il n'avait pas donné de nouvelles depuis dix ans pour leur demander du secours. Naturellement — parce que le miracle est pour lui naturel — il en obtint, il trouva même un libraire juif qui lui donna une assez grosse somme, sous prétexte de lui acheter un manuscrit, mais en réalité parce qu'il était séduit par lui (dit-il lui-même en s'étonnant sincèrement). Enfin, après la guerre, vint de France, avec la publication des Tropiques, la gloire et, sinon la fortune, du moins une certaine aisance. Il tint alors à rembourser toutes les dettes qu'il avait contractées, même les plus petites, celles de deux ou trois dollars. Il remboursa la dernière le jour de ses soixante ans et alors, dit-il, il se sentit vraiment libéré.

    Il assure que pour rien au monde il ne voudrait recommencer ses expériences de clochard et de mendiant. Sa grande préoccupation est de conserver son argent. De peur de le perdre, il nous a remis une partie de celui qu'il a touché de Hoffman afin que nous le gardions pour lui. Il a des soucis de capitaliste, mais il fait tout de travers et n'est pas encore arrivé à comprendre les questions de change, par exemple. En même temps, il conserve son idéal de complète indépendance. A plusieurs reprises, il m'a parlé avec admiration d'un ancien pasteur qui, il y a quatre ans, à l'âge de cinquante-huit ans, a tout abandonné pour partir sur les routes sans un sou en poche. Ce pasteur avait longtemps séjourné à Big Sur, aidant Miller dans ses travaux de jardin, et puis, un beau jour, il est parti pour le Mexique à pied, faisant à l'occasion de l'auto-stop. Il paraît que son rayonnement était extraordinaire.

     

    22 janvier. Grande réussite de notre réception. Miller qui la redoutait a été enchanté. « Maintenant, je peux mourir », m'a-t-il déclaré en rentrant. Le clou de la soirée a été — pour la joie des photographes — sa rencontre avec Michel Simon. Le soir, Miller a mimé la conversation qu'il avait eue avec l'acteur d'une façon très drôle.

    Hier, Girodias est venu le voir chez moi, pendant que j'étais à Paris. Il voudrait publier en Anglais Plexus et Le Monde du Sexe. Miller me raconte qu'il doit aux soldats américains ses premiers revenus substantiels. Maintenant, ce sont les touristes qui achètent à Paris les Miller interdits aux Etats-Unis. Je doute cependant que Plexus obtienne le même succès que les Tropiques.

     

    24 janvier. Henry et Eve sont partis hier pour Monte-Carlo. Nous les avons accompagnés à la gare aérienne des Invalides. Ils ont été des hôtes charmants, enrichissants, ils sont devenus de vrais amis. Oui, nous avions vraiment de la peine à nous quitter; au moment des adieux, comme Guy [8] avait les larmes aux yeux, Eve s'est précipitée hors de la pièce en sanglotant. Henry s'est levé, a pris Guy dans ses bras en lui disant : « Dites-moi ce que vous voulez, Guy, je vous le donnerai », mais Guy répétait : « Je n'ai besoin de rien, gardez votre argent, monsieur Miller, vous n'êtes pas si riche. »

Par la suite, Miller fera d'autres brefs séjours au Vésinet. En avril 1953, Edmond Buchet l'accueille et l'emmène rendre visite à Maurice de Vlaminck à Rueil-la-Gadelière. En avril 1959, Miller repasse par Le Vésinet – avec Eve et les enfants – mais l'ambiance a changé. Eve donne des signes de lassitude.

    25 avril 1959. Müler, ses enfants et Eve sont à Paris depuis huit jours. J'ai été les recevoir à Orly avec Nadeau et Belmont. Ils ont passé le dimanche au Vésinet et, pendant qu'Henry, très en forme, discourait, jouait au ping-pong et à divers jeux d'enfants, Mazars enregistrait un reportage qui vient de paraître dans le Figaro Littéraire.

     

    6 juin 1959. Henry, après avoir fait un voyage au Danemark et en Hollande avec ses enfants, est parti — toujours avec eux et sans Eve — pour la Drôme, chez Maillet. Je viens de lire Nexus. On ne sent pas le vieillissement. Il y a toujours un prodigieux mélange de comique et de pathétique. C'est, encore et toujours, l'histoire de Mona. Eve nous dit que Mona était une prostituée et que toutes les femmes de Miller ont été horribles. Quant à elle, elle l'a choisi après la lecture du Capricorne; elle est venue s'installer chez lui. Mais, actuellement, on la sent exaspérée. Elle ne manque pas une occasion de dire qu'elle a épousé un vieillard et nous avons l'impression qu'une fois de plus le pauvre Henry va se retrouver sans femme. Il fuit déjà, il est le dernier à s'imposer. Il souhaiterait, certes, qu'Eve retourne avec lui à Big Sur...mais je crois qu'il se rend compte de l'inévitable...

    Edmond Buchet (1902-1997)

En mai 1960, Miller revient en France comme membre du Jury du Festival de Cannes, mais sans Eve. La séparation est consommée. Marguerite, la femme d'Edmond Buchet restera en relation épistolaire avec elle et apprendra le divorce avant l'intéressé.
Au printemps 1962, Miller est de retour au Vésinet. Ce sera son dernier séjour au moins de ceux racontés dans la version publiée du Journal de Buchet.

    17 avril 1962. Miller est arrivé hier de Californie, via Londres. Nous avons dîné ensemble. Il souffre d'une décalcification de la hanche qui l'empêche de jouer au ping-pong, mais moralement il reste immuable. Il nous parle d'Eve qui est restée à Big Sur avec un de leurs voisins. Il nous parle de ses échecs conjugaux en avouant : « C'est ma faute. » Il nous parle de Val, sa fille, qui vient d'avoir seize ans et commence à courir les garçons. « C'est naturel, dit-il, j'ai seulement dit à sa mère que si elle ramenait un bébé, nous l'accueillerions avec bonheur. » Quant à lui, dit-il, il va toujours de l'avant. Naturellement, il ne veut pas de cocktails et le moins possible d'interviews. J'ai réussi cependant à lui en faire accepter une pour Express avec Madeleine Chapsal.

     

    23 avril. Hier, dimanche de Pâques, les Ionesco et Miller sont venus passer la journée au Vésinet. Ping-pong avec Miller. Quant à Ionesco, il se plaint : il ne peut plus rien écrire, il se sent vidé, incapable de se renouveler. Il n'écrit plus par plaisir ; le miracle de La Cantatrice chauve ne se renouvellera pas. Le caractère d'autocritique de ses meilleures pièces me frappe. Je crois que Ionesco se moque autant de lui-même, sinon plus, que de la société. L'automatisme inhumain, la mesquinerie petite-bourgeoise qu'il flétrit, il en trouve, en lui-même, les germes et je ne pense pas que la représentation plus matérielle, objective et étrangère, qui est la représentation théâtrale, l'en ait débarrassé. D'où un certain pathétique clownesque, plus romantique que celui de Miller. En somme; et bien que Miller se soit déclaré content de cette rencontre qu'il avait souhaitée, je ne pense pas que les deux hommes se revoient souvent. Tous les deux doivent travailler pour moi ; mais, si Miller a écrit cent pages du deuxième volume de Nexus, Ionesco n'a pas commencé son Jarry malgré ses promesses, promesses qu'il me renouvelle cependant.

Les Auteurs de ma vie [9], le livre tiré des mémoires d'Edmond Buchet, s'achève en 1968, le 13 mai, alors que les « Evènements » font rage. C'est aussi le moment où l'auteur transmet à son fils Guy les commandes de la maison Buchet/Chastel. Son histoire au Vésinet se poursuivra encore près de trente ans mais sans transcription.
Edmond Buchet est mort à Genève, sa ville natale, le 8 avril 1997. Il fut un véritable découvreur de talents littéraires français (Blaise Cendrars, Maurice Sachs) et publia également des auteurs confirmés (André Gide, Paul Valéry, Colette). Avant-gardiste, il développa un important catalogue de littérature étrangère (Henry Miller, Lawrence Durrell, Malcolm Lowry). De 1970 à 1994, son fils adoptif Guy Buchet développa les collections non littéraires et lança une collection Spiritualité. La maison a intégré Libella en 2001. Depuis cette date, elle a conservé et développé sa dominante littéraire : fictions française et étrangère, essais et documents, musique, tout en s'ouvrant à d'autres domaines comme l'écologie.

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      Notes et sources

      [1] Edmond Buchet. Les auteurs de ma vie (1969) 4e de couverture.

      [2] Selon Christian Ramette pour la SHV.

      [3] Anne Cécile Desclos (1907-1998) dite Dominique Aury alias Pauline Réage. Pauline Réage, Dominique Aury, Anne Desclos : derrière ces trois noms se cache une femme secrète et singulière. Célèbre dans le monde entier comme auteur d’Histoire d’O, chef-d’œuvre de la littérature érotique publié en 1954, dissimulée sous le nom de Pauline Réage. Elle est plus connue sous celui de Dominique Aury dans sa carrière littéraire chez Gallimard et à la NRF, auprès de Jean Paulhan, nom dont elle usera jusqu’à la fin de sa vie. Mais son véritable nom de naissance est Anne Desclos. La plus grande passion de Dominique Aury était le secret et toute sa vie a été organisée autour de la clandestinité : l’usage du pseudonyme, les lettres cachées, les témoignages contradictoires. Encyclopedia Universalis.

      [4] Marguerite Robert, son épouse, qu'Edmond Buchet désigne toujours par sa seule initiale « M. »

      [5] Roger Vailland est mort à Meillonnas (Ain) le 12 mai 1965.

      [6] Eve McClure, de 37 ans sa cadette, qui sera en 1953 la quatrième épouse de Miller. Ils divorceront en 1960.

      [7] En 1953, l'affranchissement d'une lettre simple coutait 12 à 15 frs.

      [8] Guy Buchet (né Guy Strozik) fils adoptif d'Edmond et Marguerite Buchet. À la tête de la maison Buchet/Chastel de 1970 à 1994, il s'est attaché à développer, en parallèle du catalogue littérature, les collections non littéraires créées par son père. Décédé en 2017.

      [9] Dans ce titre, faut-il voir une allusion à un autre, Les livres de ma vie, publié par Henry Miller en 1957 ? Une autobiographie où le recensement de ses lectures est aussi, pour Miller, un prétexte à rechercher le temps perdu, à faire revivre ses années d'enfance et de jeunesse, la vie théâtrale à New York au cours des années 1900.


Société d'Histoire du Vésinet, 2019 • www.histoire-vesinet.org