D'après la chronique de Léandre Vaillat [1] Le Temps, n°27932, mercredi 2 mars 1938.

Le décor de la vie : Le Vésinet

Ce n'est pas dans un très ancien village d'Ile-de-France que je conduirai aujourd'hui le lecteur, mais dans une petite cité résidentielle, créée de toutes pièces à l'époque du second Empire. La commune du Vésinet occupe l'emplacement d'une forêt, qui n'était elle-même qu'une faible partie de la vaste forêt d'Yveline. Les Normands firent beaucoup de dégâts en un lieu situé au bord du fleuve, sur leur passage. Ils furent combattus par le roi Charles le Chauve, qui confirma la possession des terres voisines à l'abbaye d'Aupec, aujourd'hui le Pecq. A une époque plus récente et relativement plus paisible apparaissent les bourgades de Chatou, Croissy, Montesson.
Sous Philippe le Bel, la partie centrale de la forêt fut rattachée à la capitainerie de Saint-Germain et tenue en tutelle jusqu'à la Révolution.
La traversée n'en était pas de tout repos, si l'on en juge par le nom d'« Echauffour » qu'on lui donna parfois. A la fin du quinzième siècle, elle appartenait à l'abbé de Saint-Wandrille.

Lorsque Henri IV eut bâti la partie du château de Saint-Germain qui est devenue le pavillon Henri IV, il fit construire au bas de la côte du Pecq le pont de Paris, que prolongeait la route de Paris. Le bois devint alors lieu de chasse et de promenade. D'un point qu'on peut situer au carrefour actuel du Pecq, s'élancèrent des avenues aboutissant aux extrémités de la forêt. Louis XIV y chassait le milan noir et les courlis, qui depuis ont abandonné la contrée, trop civilisée pour eux. Louis XV y entretenait une faisanderie et une garenne. Quelques parcelles en furent distraites par Louis XVI, puis défrichées pour la culture du tabac. Le reste constitua une dotation du comte d'Artois : il y eut un rendez-vous de chasse.
Depuis son émigration jusqu'en 1856, la forêt fut la propriété de l'Etat. Le 20 novembre 1856 le ministre de la maison de l'empereur l'échangeait avec M. Pallu contre une superficie à peu près équivalente de terres et de bois destinés à relier la forêt de Saint-Germain à celle de Marly. Comme les anciens rois, Napoléon III se montrait rassembleur de la terre française, que notre époque disperse comme à plaisir.

On peut vraiment dire qu'Alphonse Pallu a été le fondateur du Vésinet. Il tira parti de l'ancienne forêt. Alors que les lotisseurs de notre temps s'acharnent contre les arbres, il s'ingénia, lui, à les conserver, à en planter d'autres. La souplesse du plan adopté par lui tient sans doute à l'influence du jardin anglais que Napoléon III, pendant son séjour en Angleterre, avait pris en dilection marquée. Elle tient aussi au désir de conserver des arbres. Près de la gare du Pecq, un petit bois rabougri et envahi par le lierre demeure comme un témoin de la chasse royale dont, çà et là, nous parle encore un chêne crispé, chargé de légende. [2]
Pallu profita de la ligne du chemin de fer de Paris à Saint-Germain, qui traverse le territoire du Vésinet dans sa plus grande longueur et y est actuellement desservie par deux gares, celle du Vésinet et celle du Pecq. Il eut surtout un mérite immense : celui d'aimer la nature. Pour la mettre en valeur, il appela des collaborateurs qui, avec le recul des années, se sont révélés excellents: le comte de Choulot, qui dessina le parc, Olive, architecte paysagiste, Petit, ingénieur des ponts et chaussées, Dufrayer, chef du service des eaux de Versailles, Lepant, conducteur des travaux. L'artiste, l'homme de goût se révèle à la disposition générale aussi bien qu'à chacune des parties, avenues, rivières, qui relient cinq lacs.

Projet de Colonisation — Vue perspective du parc du Vésinet

Comte de Choulot - Pierre Joseph Olive, 1858.

De larges percées font pénétrer partout l'air et la lumière, assurant la salubrité, déterminant des paysages. Les voies ont été calculées de manière à faire apparaître à chaque pas un accent nouveau. La « colonie » du Vésinet, comme l'appelait Pallu, méritait d'être érigée en commune: elle le fut en 1875. Enfin, pour sauvegarder sa physionomie voulue, on rédigea un cahier des charges, qui passe pour un modèle du genre. De partout, on en demande la communication. Si jamais ces lignes tombent sous les yeux d'un édile inquiet de ces sortes de choses, je lui conseille vivement une curiosité semblable. On me pardonnera de prévenir sa question en le priant de s'adresser, pour en avoir connaissance, à M. Jean Schiffer, secrétaire général du syndicat d'initiative du Vésinet. Vraiment, si la « colonie » du Vésinet est demeurée telle que l'avait voulue son fondateur, si elle a gardé son caractère résidentiel, très paradoxal au regard du reste de la banlieue parisienne, si elle est désormais protégée contre les entreprises hasardeuses de la démagogie par les stipulations du plan d'aménagement communal, d'ores et déjà établi, approuvé en plein accord avec le plan général de la région parisienne, c'est bien à M. Jean Schiffer, à son intelligence de l'urbanisme, à sa vigilance quotidienne, qu'elle le doit. Il est d'ailleurs pleinement approuvé par M. Jarry, président du Syndicat, et par le conseil municipal. [3]

L'article 1er est relatif aux chemins. Le Vésinet n'en compte pas moins de 90 kilomètres, dont 60 à la charge de la commune, 30 à celle de l'Etat ou du département. A qui voudrait avoir quelque idée de leur développement, je conseille de suivre la route de Chatou à Saint-Germain. Pendant la traversée du Vésinet, elle s'appelle avenue Carnot. Par parenthèse, je me demande pourquoi, au lieu de ce nom honorable, mais « standard », on n'inscrit pas sur la plaque de l'avenue qui sert d'axe à la commune et la traverse de part en part le nom de son principal artisan, le bon roi Henri IV, qui la fit ouvrir à travers bois. En un point de cette avenue, un écriteau vert à lettres blanches invite de passant à visiter le Vésinet. En suivant les flèches qui guident son parcours, il s'abandonne au charme des routes tracées et exécutées de 1858 à 1863 par les hommes de l'art de la compagnie Pallu. Ce sont des routes circulaires. A l'origine, on leur a donné des noms topographiques, de manière à faciliter la circulation : boulevard du Midi, du Nord, de l'Est et de l'Ouest ; depuis la guerre, on dit boulevard d'Angleterre, de Belgique, d'Italie, des États-Unis, en souvenir des pays qui furent nos alliés. L'onomastique standard a prévalu sur l'onomastique raisonnable.
Le tracé sinueux de ces voies contraste avec la rectitude des routes qui rayonnent en éventail du rond-point du Pecq et dés transversales qui les coupent. Celles-ci sont conformes au plan dessiné en septembre 1772 par Benjamin Cordier, arpenteur de la maîtrise des eaux et, forêts à Saint-Germain-en-Laye. Sagement, on leur a laissé leur appellation d'origine : route de Croissy, de Montesson, de Sartrouville, avenue du Grand-Veneur, avenue des Pages, route des Merlettes, des Courlis, allée de la Meute, route de la Faisanderie, de la Princesse ; ces noms ont trait à la destination ou rappellent le moment que ce lieu était chasse royale.
Celui de la Princesse fait allusion à la princesse de Conti, qui avait ici un pavillon, aujourd'hui disparu [4]. Il est axé sur l'asile national de convalescence fondé par l'impératrice Eugénie, au lendemain de son mariage avec Napoléon III. Dans sa pensée, cet asile devait faire pendant à l'asile de Vincennes, destiné aux hommes. Les femmes, à leur sortie des hôpitaux de Paris, pourraient y prendre trois semaines de repos complet avant de rentrer dans un logis souvent exigu et peu salubre. A preuve que le climat de la région était jugé sain par les médecins d'alors. Un domaine de 35 hectares, et par conséquent suffisant à cinq cents femmes, fut à cet effet détaché du bois du Vésinet, appartenant à la couronne. L'asile se trouve à la limite de la commune, aux confins de Croissy, qui le sépare de la Seine. Aucun inconvénient ne peut résulter de ce voisinage pour le Vésinet. Le parc de l'établissement, quoique muré, est prolongé en quelque sorte par une vaste étendue de terrains maraîchers qui s'allongent le long du fleuve. Çà et là s'égaillent de petites bâtisses, où les cultivateurs remisent leurs outils et s'abritent quand ils sont surpris par le mauvais temps. La forme do ces bâtisses rappelle un peu celle des maisons bretonnes : un toit à double pente, couvert de petites tuiles, et s'appuyant sur deux pignons nus. Leur apparition dans la brume matinale donne à la plaine on ne sait quel air de lande bretonne.

Le Vésinet depuis les coteaux de Louveciennes (dessin de Dosso; détail)

... cà et là s'égaillent de petites bâtisses, où les cultivateurs remisent leurs outils et s'abritent quand ils sont surpris par le mauvais temps ...

Sagement le plan d'aménagement de la région parisienne a protégé l'aspect rural de ces champs en les classant comme « zone non affectée », c'est-à-dire comme zone où il ne peut y avoir plus d'une maison, de telle contenance, par 5.000 mètres carrés. Par malheur, elle avoisine des sablières dont la silhouette mécanique offense la nature, et deux ou trois usines, dont il faut bien respecter la situation acquise. Grâce au plan de la région parisienne, le dommage restera limité à ces quelques installations techniques, et ce sera tant mieux pour le paysage, qui, en cet endroit, a une grâce inimitable.
En suivant le bord de l'eau, en effet, on a des vues ravissantes sur le fleuve, sur ses îles animées de troupeaux, sur les coteaux boisés de Marly, de Bougival, de Louveciennes, de la Celle-Saint-Cloud, de Saint-Germain, dont le contour et les brèches échappent à celui qui suit, au contraire, la rive gauche de la Seine et ne les aperçoit que sous l'angle mort. Dans la fine lumière de cette matinée de février, le pavillon de la Du Barry, au sommet du coteau de Louveciennes, le meuble comme une « fabrique » en une composition classique. Quand le soleil, radiant à travers une brume légère, pose sur lui ses rayons pâles, il prend un air d'apparition. L'aménagement et la prolongation du chemin de halage depuis l'église de Chatou jusqu'au pont du Pecq rendrait accessible d'aussi délicates beautés. C'est là, je le répète, un incomparable belvédère de l'Ile-de-France.
Sous réserve de quelques points de détail, le voisinage de Croissy ne semble donc pas indésirable. Celui du Pecq le paraît davantage. Le bois du Vésinet, étant devenu propriété nationale, fut réparti, le 20 Frimaire an II, alias 10 décembre 1793, entre les communes voisines de Croissy, Chatou, Montesson, Le Pecq. Passe encore pour Croissy, Chatou, Montesson. Mais le Pecq ? C'est une faute considérable de la Révolution que d'avoir laissé se former une commune intermédiaire entre Saint-Germain-en-Laye et Le Vésinet, sur les deux rives de la Seine. Les conséquences fâcheuses n'en apparaissent que trop. Saint-Germain-en-Laye est dans l'impossibilité de faire respecter les premiers plans de la terrasse bâtie par Le Nôtre, puisque la terrasse, avec son droit d'échelle, appartient à Saint-Germain, mais que les habitants du Pecq sont libres de construire sur les terrains qui descendent du pied de la terrasse jusqu'à la Seine. Le Vésinet, dont les maisons, en vertu de son excellent cahier des charges [5], ne peuvent dépasser la hauteur de douze mètres, voit s'élever entre elles et la Seine, sur le territoire du Pecq, des immeubles à huit étages, dont l'effet paraît désastreux quand on les considère du haut de la terrasse. Le plan d'aménagement général de la région parisienne devrait stipuler la suppression de la commune du Pecq qui, sur la rive gauche de la Seine, pourrait être annexée à Saint-Germain-en-Laye et, sur la rive droite, au Vésinet. On doute que la préfecture de Seine-et-Oise, quelle que soit l'intelligence de M. Billecard [6] et de ses services, entre dans ces vues, si le ministre chargé de l'application du plan régional ne déclare les faire siennes. Mais la notion d'Etat est-elle assez forte, actuellement, pour inspirer à ceux qui en ont la charge l'autorité nécessaire à un remembrement de cette sorte ?

    Deuxième Partie [7]

Les terrains du Pecq qui, sur la rive gauche de la Seine, font suite à ceux de Croissy, sont occupés par les bâtiments de la Société Lyonnaise des Eaux, qui distribue de l'eau à beaucoup de communes de la banlieue nord-ouest de Paris. Cette société lyonnaise est l'héritière de la société d'Anterroches qui, à la mort de Pallu, en 1880, hérita elle-même de la société fondatrice. On voit encore l'usine des eaux construite par Pallu. Les murs de briques chaînées de pierres sont percées de hautes fenêtres cintrées, dans la manière du style versaillais second Empire.
Les bâtiments de la compagnie actuelle ne sont pas dépourvus de style. Au contraire. Soit le bâtiment principal de l'administration, beige et blanc, soit les édicules cubiques servant de station de pompage, soit la cité-jardins témoignent d'un sentiment très fin de l'architecture. J'ai particulièrement apprécié les maisons ouvrières à un étage, leurs toits en terrasses dont les lignes horizontales conviennent au regard de la terrasse de Saint-Germain, leurs fenêtres encadrées d'un châssis peint en blanc, dans la muraille de briques rouges, leur système d'implantation qui consiste à les décaler l'une par rapport à l'autre, de manière à assurer à chacune d'elles le maximum d'insolation et l'indépendance des « regards ».

Le Pecq - Cité-jardins construite en 1934 pour le personnel de la Lyonnaise des Eaux

Architectes : Robert Ricaut et le cabinet L'Hôtelier et Robin. (Inventaire, 1987).

Cette cité-jardins avoisine le quartier sordide du Mexique, qui s'étend jusqu'au pont du Pecq, et l'on peut y mesurer la différence du laisser aller avec la discipline. Du moins m'a-t-il été donné de remarquer dans le jardin d'une « villa » un détail qui témoigne de la plus charmante fantaisie. Je ne sais quel humoriste sentimental a dressé sur un socle de ciment, au milieu d'un tapis de gazon vert, la caisse d'un petit omnibus à chevaux qui, jadis, devait faire le service d'une gare de petite ville à l'hôtel de l'endroit. La caisse a été peinte en bleu perruquier, et l'on voit encore à l'avant, sinon les brancards, du moins le siège du cocher, qui domine la situation. Est-ce un monument élevé à la gloire d'une époque qui maintenait en marge du progrès représenté par la voie ferrée une existence paisible, au rythme des siècles passés ?

Par là nous en revenons au rond-point, où aboutit, à quelque distance de la Seine, la route tracée par Henri IV pour aller commodément de son château de Saint-Germain à sa chasse du Vésinet. De là rayonnent les quatre avenues rectilignes dont j'ai parlé (ci-dessus), de part et d'autre du tapis vert qui conduit le regard jusqu'au lac de la Station, au-delà duquel cette perspective est prolongée par l'avenue du Grand-Veneur, elle-même interrompue par le Grand Lac. Le commerce a été localisé autour de ce rond-point, ainsi qu'en deux autres points de la périphérie, le long de la route de Montesson, aux abords de l'asile du Vésinet, sans parler du quartier commercial proprement dit, placé à peu près au centre de la commune, entre le boulevard Carnot et la voie du chemin de fer. Ce quartier rassemble sur un plan en damier, contrastant avec les rues sinueuses du reste de la commune, la place du Marché, les services municipaux et l'église. Sait-on assez que l'abside, bâtie de 1898 à 1900, a été décorée de peintures par M. Maurice Denis, qui en était alors à ses débuts ? Elles ont la fraîcheur d'inspiration de ses premières œuvres.

La localisation des quartiers réservés « aux commerce, métiers et industries utiles aux constructions ou aux besoins domestiques » indique bien chez le fondateur la volonté d'assurer à sa fondation un caractère purement résidentiel. Dans aucun des lots, les acquéreurs ne pourront établir une exploitation d'usines, manufactures, carrières, plâtrières, fours à chaux. Le cahier des charges reflète cette idée fondamentale, qu'on ne saurait trop mettre en lumière, puisqu'elle fait passer la notion de beauté avant celle de l'intérêt particulier. C'est à ce désintéressement ou, comme on voudra, à cette conception des intérêts particuliers soumis à l'intérêt général que nous devons le spectacle assez paradoxal, convenons-en, du Vésinet.

L'article 2 du cahier des charges réserve la possibilité d'une érection de la « colonie » en commune : c'est chose faite.

L'article 3, relatif aux eaux, déclare que le Service des eaux publiques, dans les lacs et les rivières, sera fait gratuitement, en conséquence du service des eaux privées, mais que ces lacs et rivières étant la propriété de la compagnie Pallu, aucun propriétaire riverain n'aura le droit d'en disposer ni d'en user.

L'article 4 concerne les coulées et pelouses destinées à transformer en parc la forêt et à ménager les vues pittoresques qui l'entourent. M. Pallu et Cie, tout en se réservant la propriété et la libre disposition des terrains affectés à ces coulées et pelouses, s'interdisent d'y faire aucune construction, clôture ou plantation, si ce n'est des constructions de genre, destinées à l'habitation des gardes ou à l'exploitation des coulées. Ce sont précisément ces coulées d'eaux et de verdure qui assurent au Vésinet sa physionomie. Elles serpentent à travers le territoire de la commune, sans solution de continuité. Il y a là un système analogue à ce que les Anglais appellent un parkway, c'est-à-dire une traînée de parcs, un enchaînement de verdures et de rivières disposées de telle sorte qu'on peut marcher des heures durant en foulant de la terre vivante et en regardant l'eau qui s'étale dans des lacs ou glisse lentement contre les pelouses. Les sentiers pour piétons longent le ruisseau, qu'enjambent des passerelles, de petits ponts, voire même des gués, ainsi qu'en un tableau aimable et galant de Hubert Robert [1733-1808] ou de Fragonard [1732-1806]. A ces agréments on mesure combien le dix-huitième siècle, en ses parties gracieuses en vérité, plus qu'en ses parties fortes, a exercé de prestige sur les hommes du Second Empire. La municipalité, où l'on a plaisir à voir un homme de la valeur de M. Clavery, ministre plénipotentiaire, a fait jalonner la promenade de lampadaires bas, d'un joli modèle. On a soigné les arbres, on en a remplacé quelques-uns. Afin de parer à la déperdition des eaux, on leur a fait un lit de ciment. Si bien que l'intention des collaborateurs de M. Pallu a été respectée. Rien n'est charmant comme la liberté apparente du paysage.

Portrait de Edouard Clavery

Ambassades et consulats : revue de la diplomatie internationale, Paris, octobre 1928.

L'article 5 la renforce encore. Il s'entend des clôtures. On sait assez que le premier soin d'un Français qui se respecte est d'entourer son jardin d'un mur qui empêche le passant de regarder chez lui, mais qui l'empêche également de regarder chez le voisin. Ici au contraire la vue passe librement, ainsi qu'en Angleterre. Les clôtures limitent, protègent ; elles ne masquent point. Le long des rues, particulièrement, les murs recouverts de lierre sont interrompus par des créneaux de verdure dont la largeur est égale à celle des pans de murs.

L'article 6 est particulièrement digne d'étude, puisqu'il vise la construction des maisons. Aucune ne peut être élevée sans que "les travaux soient dirigés par un architecte, suivant des plans signés par lui. Comme l'exercice de la profession d'architecte n'a pas été, jusqu'ici, réglementé en France et que n'importe qui,chez nous, se pouvait dire architecte, on l'a bien vu quand il s'est agi de reconstruire les provinces dévastées par la guerre, cette prescription ne constitue pas précisément une garantie. Plus sérieuse est la clause qui interdit d'élever aucune construction à moins de dix mètres de distance des clôtures bordant les coulées, pelouses, tapis verts, lacs et rivières, non plus que des clôtures bordant les routes et sentiers. Exception est faite pour les « kiosques, berceaux, réservoirs et belvédères élégants et susceptibles d'embellir l'aspect général du Vésinet ». Autre exception en faveur des pavillons de concierge, écuries, remises et serres, pourvu que leur façade soit "décorative", que leur largeur sur la clôture n'excède pas six mètres et que leur hauteur ne dépasse pas un rez-de-chaussée surmonté d'un étage lambrissé. Comme les lots doivent mesurer mille mètres au minimum, que la surface moyenne d'une maison est de 200 mètres, la superficie bâtie reste dans le rapport de 1 à 5 par rapport à la superficie non-bâtie. A quoi il convient d'ajouter les espaces libres.

De la verdure et des arbres, on peut dire ce que Victor Hugo disait de la lune, qu'ils sont le cache-sottise des architectes. D'une manière générale, cependant, ceux-ci n'ont pas commis au Vésinet d'erreur irréparable. La plupart des maisons construites au Second Empire et sous la Troisième République, avant la guerre, reflètent le goût d'une époque qui n'avait pas eu le courage de penser par elle-même, du moins dans le domaine des formes constructives. Le type de maison le plus fréquent au Vésinet s'apparente au style Louis XIII-Second Empire : des murs de briques chaînées de pierre, un toit mansardé et couvert d'ardoises. La construction est sérieuse, bien étudiée. L'esprit d'époque empêche ces disparates qui tiennent à un individualisme excessif. Même s'il arrivait qu'un architecte voulût, comme on dit, « faire le malin », entendons par là le refus de se soumettre à un« milieu » déterminé, les plantations et les pelouses, sont disposées de telle sorte que le dommage passerait quasi inaperçu. La seule architecture du Vésinet qui ait pu être interprétée comme une manifestation est celle du fameux palais rose, construit à la manière de Trianon, en marbre rouge de Campan, par M. de Montesquiou-Fezensac. [8] Le poète des Hortensias bleus n'est plus, la baignoire de Marie-Antoinette, cette baignoire creusée dans un bloc de marbre, a réintégré le palais de Versailles, d'où les hasards de la Révolution et de l'antiquaillerie l'avaient fait sortir. Un industriel du Nord habite actuellement le palais rose. [9]

On pouvait craindre que la colonie du Vésinet ne subît un rude assaut de notre époque, encline à considérer les choses sous l'aspect de l'intérêt plus que de la beauté. Tandis, en effet, qu'au début, on pouvait observer une tendance à grouper plusieurs lots en un seul, mesurant quelquefois jusqu'à un hectare, on remarque aujourd'hui la tendance inverse, qui consiste à morceler un domaine à la manière de ce qui a été pratiqué en banlieue et nous a valu l'opprobre de la région parisienne.
Heureusement, grâce au Syndicat d'Initiative et au conseil municipal, le minimum de mille mètres carrés pour chaque lot a été maintenu, ainsi que les autres prescriptions du cahier des charges. Mais celui-ci, et c'est à peu près la seule lacune qu'on y pût relever, avait omis de préciser la hauteur des maisons. En sorte que le propriétaire d'un lot pouvait, si bon lui semblait, tout en respectant les servitudes diverses, bâtir à toute hauteur. Ainsi le propriétaire d'un lot voisin, occupant une maison individuelle et résidentielle, eût été sous le feu, si l'on peut dire, de cent regards, de cent fenêtres plongeant dans son jardin, et jusque dans son appartement On a donc fait inscrire au règlement du plan d'aménagement de la commune, une nouvelle servitude, impliquant pour chacun l'obligation de ne pas construire au-delà d'une hauteur de 12 mètres sur un terrain d'une façade de 24 mètres.

Ainsi donc, il aura suffi de quelques hommes de bonne volonté pour entraîner les autres et leur faire comprendre, ce qui n'a pas été compris ailleurs, que l'intérêt particulier trouvait dans la discipline la meilleure des sauvegardes, et que, dans beaucoup de cas, si l'on parle tant des droits sacrés de la propriété, c'est afin de mieux lui tordre le cou.

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    Notes et sources :

    [1] L'auteur de cette chronique Le décor de la vie, Léandre Vaillat (1878-1952) écrivain, critique d'art, essayiste et romancier, a collaboré durant une vingtaine d'année à L'Illustration. Féru d'urbanisme, il s'intéressait à l'aménagement de Paris et de sa proche banlieue. Cet article, malgré quelques approximations, a le mérite d'être un des rares, dans les années 30, à s'attarder sur l'histoire du Vésinet.

    [2] On ne sait pas à quelle parcelle encore boisée il est fait allusion ici. Depuis les opérations dites de lotissement des Charmettes (1921-1930) la plupart des îlots étaient au moins partiellement bâtis.

    [3] Cette connivance avec Jean Schiffer et l'allusion au « Syndicat » [d'initiative] permet de ranger cet article dans le cadre de la campagne de promotion du Vésinet orchestrée par les dirigeants du Syndicat d'Initiative (Paul Jarry, Jean Schiffer) et Fred Robida du Touring Club de France, pour aider à l'adoption d'un règlement d'urbanisme contraignant.

    [4] Non ! Il était à Lucienne (Louveciennes). Notre avenue de la Princesse est dans sa perspective et c'est l'Asile qui fut bâti dans l'axe de la voie qui préexistait.

    [5] Il s'agit, depuis 1937 du Règlement des Servitudes, déclaré d'utilité publique, ancêtre de l'actuel PLU.

    [6] Robert Billecard (1886-1953) était alors préfet de Seine-et-Oise. Il avait été chef du cabinet civil du général Lyautey au Maroc. Pendant la seconde guerre mondiale, confronté en 1940 à l’invasion allemande en Seine-et-Oise, puis préfet des Ardennes (1942-1943), il sera grand résistant, membre de l’Organisation civile et militaire (OCM).

    [7] Léandre Vaillat. Le Temps, mercredi mars 1938.

    [8] L'article de Léandre Vaillat comporte quelques erreurs historiques. L'attribution de la construction du Palais Rose à Montesquiou en est un exemple. Néanmoins, il constitue une analyse assez fine et unique pour l'époque, de la situation du Vésinet.

    [9] Il s'agit de M. Olivier Scrive qui, avec son épouse, s'est efforcé de reformer la propriété originelle en rachetant des parcelles limitrophes.

 


Société d'Histoire du Vésinet, 2016 - www.histoire-vesinet.org