D'après Saint-Loup pour En route, 7 septembre 1916. [1, 2]

Le Vésinet, un lieu de repos délicieux

Voici vraiment un lieu de repos délicieux. Et combien cossu !
Ce ne sont que villas aux silhouettes robustes, élégantes, bizarres tour à tour... Et les plantations des jardins sont incomparables. Ce parc du Vésinet, loti et mis en valeur par une société qui date de 1855, était au temps jadis le bois le plus mal famé des environs de Paris. On l'appelait le « Bois de la Trahison » ! Comme ce surnom se retrouve dans plus d'une vieille chronique, on peut en inférer qu'il se commit là quelque félonie caractérisée. La légende l'affirme ; et le traître n'est pas le premier venu, car c'est le fameux Ganelon, qui provoqua la défaite du brave Roland à Roncevaux. De certain, c'est qu'il y eut de tout temps, dans ce bois du Vésinet, propriété des moines de Saint-Wandrille en Normandie, une mare où le bois surnageait à gauche du voyageur et coulait à sa droite. Ce phénomène contre nature devait être considéré, paraît-il, comme l'expiation des vilenies passées.

Les rois de France chassaient au Vésinet à cor et à cri. Louis XIV y venait prendre un milan chaque année. Quand cet exploit cynégétique était réussi, raconte Dangeau, « le roy donnoit au chef du vol le cheval qu'il montoit, et sa robe de chambre ».
On y tuait les humains autant que les milans ; en 1688, MM. de Fieubet, conseiller au parlement de Paris, et de Courtin, ancien ambassadeur, y furent dévalisés d'une telle manière que la cour en parla plusieurs jours. Pinet, le caissier de la trop fameuse association qu'on accusait du pacte de famine, y fut assassiné au XVIIIe siècle par des complices intéressés à sa disparition.

On commença, dans les premières années de la Restauration, à éclaircir leVésinet [3] ; sous le second Empire la société du lotissement réussit à faire adopter ses plans. Précisément, l'État créait dans une clairière l'asile pour les femmes convalescentes, qui n'a cessé de rendre ses utiles services. On accepta en haut lieu la cession aux financiers désireux de débiter par lots cette forêt dont la réputation faisait tant de tort à la région. C'est ainsi que tant de jolies constructions, tant de jardins harmonieux, de prairies laissées en réserve, de ruisseaux artificiels où il ne manque qu'un petit courant pour donner l'illusion de la rivière, succédèrent au bois de la Trahison, digne pendant à l'ouest de Paris de cette forêt de Bondy qui faisait frémir toute sa région de l'est.

On tailla dans le grand. Il y a là quatre-vingts kilomètres d'avenues carrossables en droite ligne, en lignes courbes, demi-circulaires, circulaires, en losanges, en étoiles. Les villas s'étendent à gauche de la voie ferrée qui monte à Saint Germain, et tout autant à droite. Trois gares desservent ces nids de verdure affectionnés plus particulièrement, me dit-on, par la finance : celle du Pecq, qui n'est pas du tout au Pecq ; celle du Vésinet, et celle de Chatou, qui touche au parc.

Perspective sur l'ancien champ de courses et quelques « belles propriétés »

« aux silhouettes robustes, élégantes, bizarres tour à tour »

Le Vésinet compte aujourd'hui plus de six mille habitants. [4] Les eaux qui emplissent ses cinq lacs pittoresques et ses rigoles ombreuses viennent des machines établies en face de Port-Marly. Les créateurs de la petite ville trouvèrent autour du bois un mur de huit pieds, que Louis XIV avait fait construire ; il existe encore au fond de certaines propriétés, le long de la route de la Plaine, par exemple. Ailleurs il sert de limite entre le Vésinet et Croissy. [5]
On m'a montré une bizarrerie : à Chatou, dans l'avenue Carnot, certaines maisons ont leurs fenêtres sur une avenue du Vésinet, auquel, de ce fait, leurs propriétaires doivent une redevance annuelle.
L'hiver, le plus grand des cinq lacs serait un petit paradis pour les patineurs de Paris ; malheureusement, il ne gèle plus jamais assez fort pour que nos contemporains revoient les beaux jours où lord Dufferin, vice-roi des Indes [6], venait y tracer des S mirifiques. On connut aussi au Vésinet un champ de courses, voilà quarante ans ; mais il était vraiment trop petit : on le supprima.
De toutes les belles propriétés qui font parler d'elles dans le pays, la plus étonnante est cette villa Hériot, si luxueuse, si vaste, si décorée, avec le lion des magasins du Louvre à sa grille monumentale. Mais comme je demandais qu'on voulût bien me la montrer, on m'a répondu avec le sourire que, telle la jument de Roland, la villa Hériot est morte, c'est-à-dire démolie pierre à pierre. A la mort du commandant Hériot, des différends s'élevèrent entre sa veuve et la commune du Vésinet. Quelques mois plus tard, l'herbe poussait à l'endroit où s'élevait jadis la villa au lion de pierre.
Une autre a aussi son histoire, dans le même genre : celle qu'on appelle la Folie-Grandjean, construction jamais terminée, son propriétaire s'étant trouvé dans l'impossibilité de supporter les dépenses qu'il avait entreprises [7]. Seules les écuries sont achevées, aussi bien qu'un port, creusé face à la terrasse de Saint-Germain. La Seine coulant à quatre cents mètres, un canal eût permis au propriétaire de faire venir son yacht jusqu'au perron du château... Rêve évanoui...

La « Folie Grandjean » à l'angle de l'avenue Kleber et du boulevard du Nord (bd de Belgique)

édifiée en 1882, jamais achevée, démolie en 1904.

Je ne saurais énumérer ici les centaines de belles constructions qui sont si joliment encadrées, pour la plupart, dans la verdure ; cependant je veux signaler la villa bizarre de M. de Montesquiou, sorte de Trianon composé d'un simple rez-de chaussée tout en fenêtres, formant galerie.

La « villa bizarre » de M. de Montesquiou

« sorte de Trianon composé d'un simple rez-de chaussée tout en fenêtres, formant galerie »

M. Louis Barthou est, au Vésinet, propriétaire d'une rangée de villas [8]; celle qu'il habite d'ordinaire est aussi vaste qu'elle est isolée, sur la route de Croissy à Saint-Germain [9]. Elle a une vue superbe sur Louveciennes, Marly, Mareil et tout le cirque des hauteurs dominées par l'aqueduc.
Les grandes villas de la finance sont à MM. Delval, Sichel, de Casteran, Siegel, Monroë.
Il y a au Vésinet Mme Marthe Régnier, Mlle Thiphaine , Me Chain, l'avoué ; Me Deloison; le prophétique dessinateur Robida ; M. Le Brun, directeur des Guides-Conty; M. Chabrol, architecte ; M. le sénateur Dupont ; M. Chassinat, directeur de l'Institut archéologique au Caire ; Mme Scalini ; M. André Beaunier, et tutti quanti...

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    Notes et sources :

    [1] Saint-Loup, Rémy (1861-19..). Louis Joseph Rémy Saint-Loup, maître de conférences à l'École des Hautes-études, naturaliste, écrivain, poète, auteur d'une Histoire naturelle de la France en vingt volumes.

    [2] En route (revue hebdomadaire illustrée). Trente et un numéros parus du 15 juin 1916 au 1er juillet 1919. Sous-titrée Tourisme, voyages, villégiatures, alpinisme, sports, émanation des Syndicats d'Initiative, elle se présentait ainsi : Lancer un nouveau journal en pleine guerre, alors que nous allons nous heurter aux mille difficultés matérielles inhérentes aux circonstances tragiques que traverse notre pays, où la maind’œuvre est de plus en plus rare, où la crise du papier devient chaque jour plus aigüe cela peut paraître très hardi. Et cela le serait, en effet, si la cause que nous nous proposons de défendre n’était pas une de celles dont le succès doit avoir une influence puissante sur l'avenir de notre pays. Lorsque cette guerre sera terminée, lorsque la paix s’étendra à nouveau sur notre patrie agrandie, d’innombrables touristes viendront - de tous les coins de l’univers - qu’il faudra retenir et faire revenir dans notre beau pays..

    [3] La décision de créer dans le bois du Vésinet un terrain de manœuvre pour les garnisons de St-Germain-en-Laye fut prise par Napoléon Ier mais ne devint effective qu'en 1816, sous la Restauration. Selon le cadastre de 1828, le terrain « pour la cavalerie » comptait 11ha 90a 65ca, soit très près de 12 hectares.

    [4] Au recensement de 1911, la commune du Vésinet comptait 6353 habitants. Il n'y en eut pas en 1916 à cause de la guerre. Celui de 1921 dénombrait 7610 habitants au Vésinet.

    [5] C'est le mur des garennes qui fut un des principaux motifs de plaintes dans les Cahiers de doléances de Chatou, Croissy et Montesson en 1789. Il en reste quelques rares vestiges.

    [6] Frederick Hamilton-Temple-Blackwood (1826-1902) comte puis marquis de Dufferin fut le 3e gouverneur général du Canada 1872-1878) et vice-roi des Indes (1884-1888). Écrivain, voyageur, linguiste et diplomate, il fut aussi ambassadeur de Grande Bretagne à Paris (1891-1896). En villégiature à St Germain-en-Laye, il venait alors en voisin patiner au Vésinet.

    [7] François Nicolas Omer Grandjean (1838-1891), négociant en grains, domicilié avenue du Belloy, avait fait construire, en 1882, cette gigantesque folie sur un des multiples terrains qu'il avait acquis au Pecq, à Montesson, à Chatou, avant la création de la commune du Vésinet. En raison de difficultés financières, le chantier fut arrêté et le bâtiment resta en l'état durant plus de vingt ans. Entre 1885 et 1891, on trouve sa trace dans de nombreux actes (vente forcée de terrains, procès multiples, jusqu'en cassation). Enfin, en 1904, le Château Granjean fut démoli.

    [8] Louis Barthou ou plus précisément sa femme née Catherine Mayeur (1873-1930) avait hérité de la grande fortune immobilière de son oncle Alexandre Mayeur (1816-1891) qui fut le plus grand propriétaire foncier du Vésinet. Parmi ces biens, un lotissement le long de la voie ferrée, comptant 18 villas alignées sur deux rangs. Le couple Barthou s'en défit de 1892 à 1928.

    [9] La villa, héritée elle aussi d'Alexandre Mayeur, se trouvait sur le Chemin de Ronde (dans la portion devenue rue du 11 novembre 1918 après la guerre). Elle a abrité le Cours Rembrandt et aujourd'hui l'école internationale Malherbe.


Société d'Histoire du Vésinet, 2022 • www.histoire-vesinet.org